mardi 27 mars 2012

PRENDRE POSSESSION PAR MEPRIS DE L'HUMANITE



 
TAIPI
 

 
Herman Melville est un aigrefin, c’est normal c’est un écrivain. Il est né en 1819, à New-York et à vingt-deux ans, en 1841, à la poursuite de l’aventure et d’une réussite dans la vie, il embarque sur un baleinier pour une campagne de pêche qui va le mener en Océanie. C’est le cadre de cette histoire et de son premier livre : Taipi.
Devant les îles Marquises, l’île principale, Nuku Hiva précisément, Melville se rendant compte qu’il n’est pas fait pour être marin et surtout pas pour obéir à un capitaine violent et inique, abandonne le navire en compagnie d’un autre membre d’équipage, un nommé Toby. Une nuit, en cachette, tous deux gagnent le rivage et hop ! ils s’enfoncent dans les terres. Au revoir et merci !
Avant sa désertion, Melville est estomaqué de voir mouiller, dans une des baies de Nuku Hiva, quatre frégates et trois corvettes françaises, soit environ soixante-huit canons tout entier tournés vers les quelques individus vivant indolemment ici, depuis la nuit des temps. Il rapporte ce que fut cette expédition française et comment étaient perçus les Français à cette époque, je ne résiste pas au plaisir de le citer :
L’expédition des Marquises avait appareillé de Brest au printemps de 1842, et le secret de sa destination n’était connu que de son seul commandant. On ne saurait s’étonner que ceux qui complotaient une si insigne violation des droits de l’humanité aient tenté d’en voiler l’énormité aux yeux du monde. Et pourtant, en dépit de leur conduite inique en cette matière comme en bien d’autres, les Français se sont toujours targués d’être la plus humaine et la plus civilisée de toutes les nations.
Une vingtaine d’années passées, un couteau et de la poudre entre les dents, une épée sanglante à la main, derrière des maréchaux chamarrés et gangsters, à bafouer les droits des peuples d’Europe, puis, une fois abattu le dictateur sanguinaire, s’attaquer derechef aux populations les plus démunies du monde et les moins menaçantes pour le seul plaisir de la domination et de l’exposé de sa force, accréditent ce jugement de Melville.
Hélas ! Ce n’était pas fini.
Aujourd’hui encore, la France continue de fréquenter ce chemin empuanti. Vivant sur l’acquit du siècle des lumières et de la révolution, tout en refusant l’idée que s'en montrer digne impose des devoirs et de la grandeur d’âme, elle traite les immigrés, les gens du voyage et les étrangers (ceux du Sud, en particulier) avec la même indignité qu’elle le fit pour les indigènes du Pacifique.
Les Français sont des veaux, disait quelqu’un de bien informé et haut placé, il aurait pu ajouter, ce sont aussi des paons stupides et dangereux.
Un nommé Aubert du Petit-Thouars, l’amiral de cette flottille, prit courageusement possession des îles Marquises, au nom du roi. Circonstance aggravante, il s’agissait du roi poire, Louis Philippe, mi bourgeois, mi aristo, monté sur le trône ou y ayant roulé dessus, en escroquant une révolution.
Prendre possession d’une île consistait, à cette époque (je ne bénéficie d’aucun détail particulier mais je peux en parler comme si j’y étais), à montrer les dents, à battre du canon, à massacrer quelques indigènes pour le principe, à se moquer de la gueule des autres en leur refilant du verre cassé, à planter un drapeau sur une case ou sur une colline, à faire violer par les équipages le maximum de femmes du cru (jeunes ou vieilles) puis à foutre le camp pour revenir quelques années plus tard avec une nouvelle expédition afin de faire respecter des droits acquis lors de la spoliation d’origine, en recommençant les exactions : tuer à nouveau des types qui n’ont pour toute arme que des régimes de bananes, brûler leurs maisons, violer leurs femmes (elles sont déjà à moitié à poil, ces sauvages), installer un chef (ivrogne si possible) et une garnison quelque temps, afin de violer les jeunes filles au fur et à mesure qu’elles arrivent à maturité et dès qu’elles sont en passe d’être violées (encore que nombre de ces soudards apprécient les vendanges vertes) et même de sodomiser quelques types puisqu’ils sont très beaux. Se rendant compte qu’ils connaissent bien désormais le trou du cul des indigènes, ces phares de l’humanité conviennent, dans leur grande mansuétude, de s’occuper de leurs âmes puisqu’ils ont fini par accepter l’idée qu’ils en ont une. On envoie alors un missionnaire armé d’un bâton qui leur tape sur la tête et bousille leurs idoles. Enfin pour combler les trous occasionnés par les bienfaits de la civilisation française, on établit ici et là quelques colonies de prisonniers.
Je crois que je me suis emballé. J’en ai peut-être fait un peu trop. Mon tempérament anticolonialiste m’emporte ou peut-être est-ce la littérature qui m’enflamme ainsi. On va croire que je n’aime pas mon pays. Au contraire je rêve de l’embellir, je l’imagine, proue d’un navire, à l’extrémité occidentale de l’Europe, apportant au monde un message de compassion, je le vois exemplaire en vertu de son comportement solidaire, attentif aux misères du monde, soutenant de justes causes, précautionneux de la dignité humaine, attaché aux idées généreuses, et oubliant ses fantasmes de grandeur ou ses réflexes égoïstes, alors j’accepterais de naviguer fièrement, à travers toutes les mers du monde, sous son pavillon de liberté et de justice.
Je voulais parler de Taipi.
Sur Nuku Hiva, à l’intérieur des terres, vivant sur des vallées parallèles, deux tribus ennemies se font face et s’affrontent, celle des Taipi et celle des Hapaa (on dirait Koh Lanta, mais ne nous y trompons pas il est question de gens dignes ici, non d’une honteuse émission de télé où l’on joue les naufragés), tribus plus ou moins cannibales, surtout les Taipi. Dans leur fuite, les deux hommes espèrent tomber chez les Hapaa, réputés moins sanguinaires, et paf ! après une longue marche à l’intérieur des terres, franchissant des crêtes, traversant les touffeurs montueuses et denses d’une végétation océanienne accrochée au roc comme de la mousse, descendant des torrents furieux et de vertigineuses cascades, lecture passionnante pour un lecteur comme moi qui déteste l’eau et les voyages sauf à l’intérieur des pages d’un livre, voici nos deux amis rencontrant bien entendu ceux qu’ils voulaient à tout prix éviter : les Taipi. Au bout de quelques jours, Toby parvient à s’échapper, il quitte Melville (Tommo dans le récit) qui reste prisonnier des Taipi et attendra Toby tout au long du roman. Incarcération paradisiaque, puisque la principale activité de Tommo, alias Melville, sera la baignade, les gueuletons et la baise. Ça c’est de l’hospitalité ! Messieurs les Français, prenez en de la graine ! Ces Taipi enfantins et émerveillés (j’écris sous le contrôle de Melville, qui en rajoute, imprégné sans doute par le mythe du bon sauvage), quelle leçon pour les civilisés que nous sommes ! Ce sont des anges.
Taipi se veut une histoire vraie, elle a, paraît-il, un fond de réalité, mais aucun écrivain ne pourrait vivre une telle aventure sans éprouver l’envie d’inventer, de créer. Pour cette raison, Taipi eut, à sa sortie, un grand succès, non à mon avis pour ce qu’il comportait de vrai mais pour ce qu’il contenait d’inventé. C’est ça la littérature ! Elle se tient à autant de distance de celui qui la fait que de celui qui la lit. Elle est un compte partagé, utile à chacun des deux. J’ai dévoré Taipi avec d’autant plus de plaisir que j’avais le sentiment que ce que je croyais réel ne l’était pas et vice versa. Au fond, lire c’est accepter, dans l’enthousiasme et en connaissance de cause, de se faire berner.
Taipi, cette sorte de reportage, à la manière de Robinson Crusoé, ne constituait pas un travail de journaliste ou le simple compte rendu d’un marin, mais bel et bien les prémisses de l’œuvre d’un grand écrivain.
Après bien des péripéties, dues justement, de la part des éditeurs, à leurs doutes sur l’authenticité du témoignage, le manuscrit Taipi fut tout de même accepté par un éditeur américain en 1845, Melville avait vingt six ans.
Tout au long de ma lecture de Taipi, des images mentales composées de grands aplats de couleur et de femmes fleuries n’ont cessé de me hanter. Je sentais une présence sur mon épaule, d’où jaillissait une lumière éclairant les pages que je tournais et les scènes que l’on me décrivait.
Je compris soudain. Gauguin !
Gauguin était à mes côtés. Mes congénères et moi, à travers toute notre histoire, il nous rachetait.
L’art est une rédemption.
 (Gauguin)



vendredi 16 mars 2012

LA BOULANGÈRE ET USAIN BOLT



 

LA PENSION BEAUREPAS
 

 
Mes affections ne sont pas idolâtrie.
La Pension Beaurepas d’Henry James ne m’a guère enthousiasmé, je l’ai trouvée aussi molle qu’un petit suisse. Cela tombe bien, La Pension Baurepas est une histoire qui se déroule à Genève.
Elle est construite en opposition, c’est la manière fréquente d’Henry James, entre la neuve Amérique et la vieille Europe. Elle dépeint les clients d’une pension, des Américains voyageant en Europe, deux familles notamment, la famille Ruck et la famille Church:
La famille Ruck : le père, la mère, une superbe femme, ce n’est pas moi qui parle, c’est James, mais je l’imagine bien cette Mrs. Ruck, une fille Sophie, adorable jeune fille, toujours d’après James.
La famille Church : la mère autoritaire et un peu acariâtre, et sa fille Aurora, très belle, dixit James. Il ne pense qu’à ça ce type!
Ces personnages vont vivre devant le lecteur, au travers des soucis du père, des exigences des mères, des fantaisies et des séductions des filles, un épisode genevois, sous les yeux et la plume d’un narrateur qui ressemble à James.
Comme il s’agit d’une pension, Henry James tente une comparaison avec la plus célèbre pension du monde, la pension Vauquer, cadre du Père Goriot. Par moment on peut en effet songer au roman de Balzac, via notamment la tendresse paternelle de Ruck père pour sa Ruck de fille. Les misses, pluriel de miss, je suppose, Ruck et Church sont plutôt frivoles et amatrices de colifichets comme Anastasie de Restaud et Delphine Nucingen, et un Français M. Pigeonnau (sur canapé ?) est sans doute là pour rappeler Melle Michonneau de la pension Vauquer. Mais on s’en fout, ça ne marche pas, d’ailleurs le projet de James tourne court, il ne faut jamais prendre d’exemples aussi hauts (James avait une grande admiration pour Balzac). C’est un peu comme lorsque je vais acheter mon pain en courant, si à ce moment-là, je comparais ma foulée et mon allure à Usain Bolt, qui le croirait, hein, qui le croirait ? Même si ma boulangère en me voyant arriver essoufflé, m’accueille, admirative, croit-elle que je bats le record du monde du cent mètres, tous les matins pour venir la voir. Ou pour ne pas laisser refroidir ses miches.
La Pension Beaurepas est une nouvelle bien faite, régulière, taillée au couteau (suisse ?), c’est propre, c’est net comme un gruyère d’alpage, cela ressemble à la Suisse.
Trop, justement.
Halte, je suis en train de m’appuyer sur un cliché, or je n’aime pas les clichés, je voudrais passer ma vie sur terre à réduire les clichés à leur plus simple expression, c’est-à-dire à néant, à les éradiquer, les Suisses sont comme ceci, les Allemands comme cela, les Français ainsi, les Belges, etc…, et je ne parle même pas de religion ou de gastronomie ou de culture, que de clichés commet-on en leur nom, bref, plus de ces lieux communs, ou alors, je veux en inventer moi-même, des nouveaux, des inédits.
Quel est cet oxymore, " un lieu commun inédit " ?
Bon, je n’ai pas le temps, mais ce concept d’un " cliché inusité " mériterait un développement complet.
Puisque j’écris, je peux tout faire et me livrer à de l’anti-cliché (l’anti cliché, c’est faire du nouveau, en suis-je capable ?), avec mes maigres moyens je peux être architecte du monde.
Je parlais de pays ? Allons-y ! Prenons l’Italie par exemple, l’Italie et sa taille de guêpe, qui m’empêcherait de l’extraire de sa boite où elle s’allonge telle un hareng saur, et d’en faire une miche de pain, ronde et grasse, ou de la poser sur la Méditerranée à l’instar d’une fleur de nénuphar et non plus comme un coup de pied au derrière de Neptune, avec un Pô qui la partagerait comme une pomme, qui m’interdirait de la faire propre, tirée à quatre épingles, sans une seule ruine, sans un seul mur lépreux, peuplée d’habitants besogneux, silencieux, disciplinés, pleine de villas romaines reconstruites et à nouveau triomphantes, de palais Renaissance réhabilités regorgeant d’œuvres d’art, qui me défendrait de reconstruire une Italie, étincelante comme un sou neuf, ou un euro lors de sa création, de la faire belle à s’en lécher les doigts, comme disent les ours lorsqu’ils mettent la main dans un pot de miel.
Peut-être l’aimerions-nous moins.
Et puisque j’y suis, je peux faire une Suisse toute déglinguée, là encore qui m’en empêcherait, de dodue qu’elle était, je pourrais la transformer en baguette rêche et croûteuse, qui fout des miettes partout, qui pique, une Suisse bordélique avec des chemins de terre remplis de bouses, des lacs asséchés, une confédération défédérée bourrée de chalets effondrés, une sorte de pays allongé comme un fouet de cocher non helvétique, jaune, sale, indiscipliné, possédant un drapeau sans croix, un Guillaume Tell sans pomme, plein de milliardaires désemparés, de grands hôtels en feu, de stations de sport d’hiver glissant vers la plaine dans de gigantesques éboulements, une Suisse sans Nestlé, ô horreur, sentant le pipi, sans banques, pleine d’immigrés, aux villes constituées d’alignements d’immeubles aux fenêtres clouées et aux portes défoncées, pleines de mosquées, de minarets, de bananiers flétris, d’animaux errants, d’Africains affamés, oui, je peux faire ça. Qu pourrait m’en vouloir ?
Sans doute l’apprécierions-nous plus.
Écrire permet tout.
Oh, ne fais pas la tête, Henry, je t’ai pourri ta Pension Beaurepas, oui, oui, je vois que tu m’en veux, ne t’alarme pas Henry, je continue de t’aimer, d’ailleurs je vais sauter sur la prochaine nouvelle : Journal d’un homme de cinquante ans avec le même plaisir que d’habitude. On peut toujours faire moins bien, moi-même n’est-ce pas… Tiens, je peux mettre d’ores et déjà sur ton carnet d’écrivain : peut mieux faire et ensuite après avoir lu ce Journal d’un homme de cinquante ans, noterai-je sans doute : joli travail, Mr. James, je vous l’avais bien dit.
Promis !
J’espère quand même que tu n’as pas trop déconné dans la nouvelle suivante.
 
 Au pinceau: Corot



 
 
 
 

mercredi 7 mars 2012

TRANSSIBERIEN

VERS LE FLEUVE AMOUR
 
SIBIR
(Danièle Sallenave, de l’Académie française, aux éditions Gallimard)
 
Sans cesse les trains russes m’emportent vers Jules Verne et Michel Strogoff, Léon Tolstoï et Anna Karénine, Blaise Cendrars et le Transsibérien, Joseph Delteil et le Fleuve Amour, ils me conduisent aussi vers de sombres terminus de planches et de barbelés d’où s’exhalent les souffrances et les crimes de la Maison des morts et puis je vois, derrière eux, dans leur sillage, ventilés par les portes et les fenêtres, en tourbillons de papier, les emprunts russes de mon grand-père qui tout au long de sa vie s’était plaint que les Bolcheviks l’avaient à moitié ruiné.
Ce patchwork d’impressions, je le retrouve dans le Sibir de Danièle Sallenave. Livre monde ou quasi monde faisant un pont entre l’Europe et l’Asie, jusqu’à son fin fond. Sibir est le journal d’un voyage en train, effectué par Danièle Sallenave en mai-juin 2010, en compagnie d’un groupe d’écrivains français, voyage qui devait conduire le groupe de Moscou à Vladivostok, via la Sibérie.
Qui n’a pas rêvé un jour d’un voyage en transsibérien ? Qui, tout jeune dans sa chambre d’adolescent, faisant tourner une mappemonde, posant son doigt au hasard sur elle, tombant deux fois sur trois sur le bleu des océans, et la troisième fois sur cet espace vert infini qu’est la Sibérie, ne s’est pas exclamé : c’est là que je veux aller, dans ce monde neuf à explorer.
C’est fait, je peux désormais voyager autour de ma chambre, Sibir m’a emporté où je voulais aller.
Avançant en âge, me nourrissant d’écrivains russes, j’ai peuplé mon transsibérien de visages connus, à travers les vitres, dans une nature en éveil, où les fleuves harassés de porter leurs blocs de glace se prélassent entre les forêts, défilaient des horizons lointains, des chemins et des collines, j’ai entendu les colères d’Ivan le terrible, les rires de Pierre le grand, j’ai été le témoin des désastres staliniens, des pitreries d’Eltsine, les joues rouges, j’ai fait l’amour à des héroïnes sur les banquettes de ses compartiments, dans l’odeur des samovars et des jupons soulevés, à des paysannes de toutes les régions, en foulard, en tablier à fleurs, aux yeux bridés, aux cheveux tressés, aux lèvres envoûtantes, j’ai forniqué avec la taïga, j’ai sondé le permafrost et je l’ai pénétré, j’ai avalé l’Ob et le Ienisseï, j’ai plongé dans le lac Baïkal, j’ai vu de grands incendies, des troupeaux qui fuyaient, les croix des popes, les bulbes des églises, les révoltes, les révolutions, les villes en construction à l’arrivée du rail, j’ai vomi sur les guerres, les assassinats tandis que l’odeur de la vodka ne cessait pas de monter jusqu’à mes narines et à l’instant même encore….
Par la grâce de Danièle Sallenave, j’ai retrouvé tout ceci, à mes souvenirs historiques et littéraires, elle a ajouté l’odeur du café amer, l’apparition de ces gares aussi imposantes et fières que des cathédrales, le séjour dans ces grands hôtels de Kazan, d’Ekatérinbourg, de Novossibirsk, au passé luxueux, aujourd’hui surannés, où les planchers de bois craquent, où les cuivres se ternissent inexorablement, où l’on voit la trame des tapis, où des officiels empressés dont quelques-uns ivres, font montre de cette si attentionnée hospitalité orientale, où le temps s’étire, où la pluie et le soleil ravivent sur la pierre des immeubles, les derniers slogans qui s’effacent de l’ère communiste, où Lénine traîne encore parfois sur quelques places dans des villes qui meurent.
Sibir est un livre que je suis fier d’avoir lu.
Bonheur de retrouver ces étendues plates, silencieuses, ces forêts de bouleaux à l’infini, ces chemins qui se perdent vite entre des arbres, ces traces énigmatiques d’une présence humaine : le toit d’une hutte, d’une cabane de chasseur…Au bord d’un fleuve, des grues et ce qui semble être une usine électrique. Le regard se fixe un instant sur eux, puis le rythme du train efface tout, faisant à chaque instant surgir de nouvelles compositions, un marais, des étangs, une rivière qu’on franchit sur un pont qui tremble de toute sa ferraille. La voie suit une courbe, le train s’incline, le soleil perce entre des nuages.
L’histoire de la Russie défile au rythme du grincement des essieux et le claquement des joints de dilatation des rails, tandis que les yeux des passagers, qui montent ou descendent aux différents arrêts, reflètent une triple Russie, celle portant encore le souvenir des tsars, celle asphyxiante et douloureuse du paradis communiste, et la post soviétique, mélange d’archaïsme et d’expressionnisme m’as-tu-vu mal plagié sur la modernité du modèle occidental.
Sibir sert aussi de miroir aux intellectuels :
Nous autres, Occidentaux un temps (ou longtemps) séduits par le communisme, nous en " en étions revenus " définitivement dans les années soixante-dix, ou quatre-vingt (Gide, c’était dès la fin des années trente !). Mais cet élan, cette approbation plus tard suivis d’un rejet vif, prononcé, irréfutable, cela ne nous avait rien coûté : nous avions joué avec la vie des autres, nous avons été complices de leur mort.
Comment dire mieux la responsabilité des intellectuels ? Quel pardon peuvent-ils attendre de leur engagement hasardeux lorsque le mal est fait ? Malgré leur repentir, ils demeurent comptables du sang versé, les mots tuent aussi.
Mais Sibir n’est pas une compilation érudite de références littéraires, ni une poésie sur la fameuse âme russe, cliché parmi les clichés, ni un défilé géographique ou une procession historique, ni une réflexion politique, c’est un journal de voyage, drôle, vif, animé.
On entend dire aujourd’hui qu’il n’y a plus de littérature, plus d’auteurs, et plus de livres : lisez Sibir !



TOILE: VAN DONGEN

 

jeudi 1 mars 2012

VENDANGES TARDIVES


CONSIDÉRATIONS SUR L’ÂGE
 
L’INTERDICTION
 
 
Nous sommes en 1828, une dizaine d’années après les événements du Père Goriot, Rastignac et Bianchon sont devenus de grands amis, et cette nuit-là, vers une heure du matin, par beau temps, au sortir d’une soirée mondaine, ils devisent dans la rue du Faubourg Saint-Honoré. Quand deux types se retrouvent, en général au bout de trente secondes, ils se mettent à parler de femmes, souvent d’une manière assez croustillante. Balzac le sait bien. Rastignac, cavaleur par goût et ambition, vient de faire une confidence à Bianchon, il envisage de changer de monture, il veut sauter de Mme Nucingen, sa maîtresse en cours, à la marquise d’Espard, la nouvelle pouliche désirée.
Tous deux chipotent sur l’âge des femmes, c’est une manie chez Balzac, il se veut un grand spécialiste de l’âge des femmes, il est curieux des mystères qui l’environnent, des mensonges, des apparences trompeuses, des simulacres, des soins qu’on met à le cacher ou à le mettre en avant, cela constitue un des ressorts dramatiques de pas mal de ses romans.
Bianchon dit alors à Rastignac que celui-ci est en train de faire un pas de clerc : " tu changeras ton cheval borgne contre un aveugle ". On note la délicatesse du propos. Il enfonce le clou, Mme de Nucingen a 36 ans, Mme d’Espard va sur ses 33, alors hein !
Ses plus cruelles ennemies ne lui en donnent que vingt-six, s’insurge Rastignac, volant au secours de sa future proie.
Car, hier comme aujourd’hui, l’âge des femmes n’est pas une science exacte. Bianchon, en tant que médecin a son mot à dire là-dessus, il donne des tuyaux à son ami. Pour reconnaître l’âge d’une femme, les tempes, le bout du nez, le moindre des plis de la peau, explique-t-il, ont leur importance, il ne dit rien au sujet des dents, comme pour les chevaux, mais il pourrait, il reste correct, il ne va pas plus loin ou plus bas, il insiste quand même, il met en garde : certains signes ne trompent pas.
Elle sera belle, elle sera spirituelle, elle sera aimante, elle sera tout ce que tu voudras, mais elle aura passé trente ans, mais elle arrive à maturité.
Je peux illustrer cette pensée de Bianchon en prenant des exemples dans la nature : ainsi, prends une vendange (je te tutoie, ami du vin), si tu cueilles les raisins avant maturité, ton vin sera un peu vert, presque acide, manquant de rondeur, si tu cueilles après maturité, il risque d’être sûr, de s’affaisser, de s’amollir, donc on ne cueille pas au petit bonheur la chance.
Alors il faut faire gaffe, Rastignac, la maturité c’est important, ce n’est ni avant, ni après, c’est au moment exact, un point c’est tout.
D’ailleurs, continue Bianchon : Je ne blâme pas ceux qui s’attachent à ces sortes de femmes (aux vendanges surmuries donc, je rappelle que l’on parle de deux dames qui ont à peine dépassé trente ans, ou pas encore, et que déjà on traite telles des véhicules d’occasion) seulement un homme aussi distingué que tu l’es ne doit pas prendre une reinette de février pour une petite pomme d’api qui sourit sur sa branche et demande un coup de dent.
Ces comparaisons agrestes ont quelque chose de juteux, non ? Comme on ne me demande rien, j’ai envie de dire ceci : Je suis encore en attente d’une pomme d’api qui me demande un coup de dent, cela ne m’est jamais arrivé, aussi vais-je être très vigilant à partir d’aujourd’hui. Balzac en bon phallocrate qu’il est, oublie de signaler (aussi le fais-je à sa place, pour le seul plaisir de me prendre pour lui) que l’âge des hommes n’est pas indifférent aux femmes, et que n’importe quelle pomme d’api n’est pas prête à accueillir n’importe quel coup de dent de n’importe quel homme. Ne rêvons pas ! Restons réalistes les gars !
Puisqu’on ne me demande toujours rien, je continue et je me permets de contrarier l’ami Honoré. En matière de maturité, pour la vendange, je suis strict, je ne veux mettre dans mon verre que le résultat de raisins cueillis à point en vue des vinifications que l’on projette. Pour les femmes, je suis plus laxiste (c’est n’est pas que je sois moins regardant, je les aime toutes), ou plus humain, ou conscient de mes propres faiblesses ou plus gourmand ou plus luxurieux, que l’on choisisse le mot exact, je les mérite tous, j’accepte de mettre dans mon lit des vendanges en primeur, des vendanges matures et des vendanges tardives, je m’adapte aux richesses de chacune des récoltes que je consomme, à toutes les typicités, tous les terroirs m’emballent et aussi tous les millésimes et de ma chambre, comme de mon verre s’élèvent des parfums, apparaissent des gestes du soir, des soleils palissant, des astres resplendissants, des vallonnements, des couleurs, de nobles brouillards, des courbes voluptueuses, des horizons langoureux, des tendresses, des suavités ou des paroxysmes qui m’enivrent.
Un petit mot, pour calmer mes ardeurs oenolo-sexuelles, ayant trait au cynisme de Rastignac. Le voici explicitant, auprès de son ami Bianchon, son ambition et les instruments qu’il utilise pour l’assouvir :
Une femme aimante ne mène à rien, une femme du monde mène à tout.
L’interdiction, comme la Messe de l’athée est une de ces courtes nouvelles qui forment des gros plans au milieu des plans larges et des travellings des grands romans, il s’agit ici de fixer l’image de la marquise d’Espard (que l’on aimerait bousculer tous jupons au vent) que l’on retrouvera et celle du juge Popinot (ami de Bianchon dont Rastignac veut obtenir un service), intègre jusqu’à la passion, caritatif jusqu’au bout des ongles, un personnage plutôt rare chez Balzac, tant il semble posséder de qualités humaines et sociales, et si singulier dans le marais malsain mais ô combien romanesque de la Comédie humaine
Le portrait que fait Balzac de Popinot (exemple : sa bouche, pareille à celle de tous ceux qui travaillent, s’était ramassée comme une bourse dont on a serré les cordons), la description de son lieu de vie, le déroulement de ses affaires quotidiennes, les sollicitations des malheureux qu’il aide à la manière d’un Saint Vincnt de Paul, sont un épatant morceau de bravoure.
Bon, moi, j’ai plutôt choisi de m’étendre sur cette histoire de femmes, je dois bien me faire plaisir quelque fois.


Le peintre: Caillebotte