LE COLONEL DES UHLANS
L’ASCENSION DE M. BASLÈVRE
Dans l’entreprise que je mène,
exploratoire d’une littérature oubliée, on a peu de chances de se
réjouir d’une redécouverte, lorsque cela arrive, c’est à coup sûr
l’occasion de se redonner une nouvelle motivation, à l’instar d’un type
qui ne cesse de bouffer des sardines à l’huile rance, et qui, tombant un
jour sur une boite de sardines non rances, se lève, ôte sa serviette
autour du cou et la posant sur la table d’un geste brusque, proclame
triomphant, devant sa femme et ses enfants " je vous avais bien dit
qu’un jour j’en trouverais une de bonne, n’ai-je pas eu raison
d’insister ? ".
D’accord, mais avaler une sardine
demande à peine une seconde tandis qu’un livre, on y perd du temps et de
l’énergie et lorsqu’il est mauvais on se désespère. Déconfit,
regrettant de s’être lancé dans ce récit interminable aux héros
stupides, à l’histoire grotesque, au décor ridicule (je parle des romans
de terroir qui sont pour moi l’exemple parfait d’une littérature
rance), excédé, on finit par le balancer au fond d’un tiroir ou sur le
toit d’une bibliothèque. Un mauvais livre à la main, le monde paraît
gris, les Chinois menaçants, le ministre de l’intérieur suspect, et tous
les auteurs se mettent à ressembler à Max Gallo, aussi dois-je dire que
j’en ai abandonné beaucoup en chemin avec mauvaise conscience certes
mais avec une souffrance bien inférieure à celle que j’endure lorsque,
pour cause de maréchaussée puritaine rôdant éthylomètres en main, je
dois abandonner dans son seau à glace, au restaurant, le fond d’un
Chablis Grenouilles. Il est donc vital de trouver un bon livre et très
rare, mais ô combien agréable lorsque cela arrive, d’éprouver ce regret
qui vous prend de le trouver si court.
L’Ascension de M. Baslèvre
d’Edouard Estaunié vient de m’enthousiasmer, au moins autant qu’une
sardine non rance (puisque j’y suis), un livre paru chez Perrin en 1918
que je lis dans une édition bon marché ( à 3 fr. de 1926), Le livre moderne illustré,
J. Ferenczi et Fils, Editeurs. Paris. Les éditions Ferenczi avaient
cette détestable habitude d’intégrer à leurs romans des gravures
terrifiantes de laideur, qu’ils appelaient " bois gravés " aussi
nauséeuses à mon goût que des sardines rances, tu tournes une page et
paf ! tu tombes sur un visage monstrueux, gravé, oui, mais à la machette
ou au couteau de cuisine. Toutefois mon exemplaire Ferenczi ayant été
relié par un précédent propriétaire, je dois préciser que la lecture de
l’Ascension de M. Baslèvre m’a été rendue plus agréable et même
un brin sensuelle grâce à son dos de cuir souple au toucher équivalent à
celui d’un dessous de soie. Sous cette livrée, j’ai eu tout au
long de ma lecture, le sentiment de bénéficier d’une richesse indue, de
posséder un bijou de fête foraine, métal doré et verre, inséré dans le
velours incarnat d’un écrin ayant contenu les diamants de la couronne.
Wikipedia, parlant d’Estaunié, est
assez méchant avec lui ou avec les Postes et Télégraphes, on ne sait qui
pourrait s’en scandaliser le premier, ils disent : avant d'entamer
sa carrière de romancier, qu'il peut poursuivre grâce au temps libre que
lui laisse son poste d'inspecteur des Postes et Télégraphes.
Il y a pire. Aujourd’hui, ce sont les
ministres qui écrivent. En sont-ils moins nuisibles ? Les joueurs de
foot aussi publient des livres, mais au moins il leur reste les pieds.
Estaunié a siégé à l’Académie
française, il ne fut pas le seul postier à jouir d’une gloire
littéraire, il eut un illustre devancier, Anthony Trollope, qui légua au
roman anglais du XIXème siècle, une œuvre que l’on peut
comparer à celle de Dickens, ou de Thackeray et aux postes anglaises une
singulière boite à lettres, la pillar box.
Cet Estaunié a le cheveu planté en
brosse comme le maréchal Hindenburg, tu le colles colonel des uhlans, il
ne dépare pas. Mais il ne charge pas lui, il écrit et plutôt bien,
j’avais déjà remarqué une de ses œuvres, Les Choses voient, un
exercice littéraire difficile dont il se sortait assez bien où il
s’agissait de faire parler des chaises, des armoires, des horloges et
même des lits. De la même façon cette Ascension m’a parfaitement captivé.
Le Baslèvre en question dont
l’ascension est ici conté, mais quelle ascension ! est réglé comme une
machine à coudre, à son arrivée à Paris où il venait prendre un emploi
de fonctionnaire, il s’est installé dans la mansarde d’un immeuble
jouxtant la Place des Vosges, trente ans après il y est toujours mais il
a pris du galon, il est devenu directeur de ministère. C’est alors que
le roman démarre. Baslèvre a consacré son énergie et son temps, à son
travail et même ses sentiments puisqu’il est célibataire et sans
aventures connues, qu’il ne parle à personne sauf aux huissiers du
ministère et à sa concierge, qu’il est assez peu sympathique et même
hautain et méprisant, qu’il n’a aucun loisir ou plutôt que le seul qu’il
s’autorise consiste à s’installer à la fenêtre de son petit logement et
à contempler la Place des Vosges.
Le début du roman ressemble à un conte
ou à une fable, les personnages sont hiératiques, personnalisés à
grands traits, le cadre est stylisé, on va et vient dans un Paris
esquissé mais tout de même vivant, l’écriture est sobre, l’action
économe, les situations non outrées et ceci, concentrant l’attention du
lecteur sur le déroulement de l’histoire, donne une incomparable force à
la dramaturgie.
Un jour Baslèvre rencontre un des ses
camarades d’enfance de Limoges où il est né et paf ! il va tomber
follement amoureux de Claire son épouse.
Le lecteur, captivé, va assister à la
transformation de Baslèvre, à sa mue, à son ascension oui mais dans le
sens d’une élévation qui va porter un haut fonctionnaire robotisé au
statut d’un individu à dimension humaine.
Cette ascension est une rédemption.
Et c’est à lire.
Les éditions Pierre Belfond ont récemment réédité l’Ascension de M. Baslèvre dans une collection Mémoire du livre.
Le peintre: Cucuel , Américain, 1879/1954