samedi 23 juin 2012


FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)°
 
PARTIE 3
 
ROSALIE, ROSALIE, OH !
ROSALIE, ROSALIE, AH !
 
Un chapeau de paille croisant entre les magnolias for ever, parlant entre eux d’amour et d’hirondelles, répondit à mon interrogation d’une laconique et ottomane réflexion qui, traduite, donnait ceci :" Voyez avec Rosalie, je n’ai pas le temps ". Sous ce couvre chef se trouvait un jardinier bossu et peu amène, suivi d’un chien aveugle, poussant (pas le chien, lui) une brouette d’où jaillissaient, entre des feuilles sèches et des fleurs fanées, une pelle, un râteau, des truelles et quelques moellons. Il s’éloigna vers les grands champs de magnolias, le chien derrière lui, se repérant sans doute au bruit ou à l’odeur et aboyant comme un con (pas lui, le chien). Je le suivis des yeux jusqu’à une murette en construction, pierres et ciment, devant laquelle il s’installa, déposa ses matériaux et reprit son édification.
Du sein des colonnes formant un majestueux péristyle, jaillit Rosalie telle un coquelicot, un petit coquelicot, mon âme, elle était la femme de confiance et néanmoins de chambre d’Hortense : " Monsieur Un tel, je présume " dit-elle, en tirant un peu sur les côtés de sa jupe et en ployant légèrement le genou, le droit ou gauche, je ne me souviens plus, dans une esquisse de révérence. " Suivez-moi, madame vous attend ". Je ne donne toujours pas mon nom, on pourrait me reconnaître. Il vaut mieux ne pas. Même si je suis mort, Hortense est toujours en danger.
Les mots qu’il me reste à écrire sont de plus en plus douloureux, ils me brûlent, aurait pu dire un écrivain.
Je la suivis, potelée et fraîche, en jupe légère de jardin et corsage blanc entrouvert où battait son cœur, alors je ne sais pas pourquoi, montant les marches dans sa poupe, la rosace (de l’escalier hein !) m’ayant sans doute mis de bonne humeur, je me suis mis à chantonner sur une mélodie dansante, ce genre de paroles :
Rosalie, Rosalie, pauvre de moi
Tous les jours, tous les jours, je pense à toi.
Lorsque Rosalie, avec un petit sourire, se retournait vers moi, j’ajoutais, avec mon propre sourire, niais celui-ci :
Rosalie, Rosalie, doudou dodue
Tu me tues, je suis fou, je suis foutu
Je revois ma doudou, je me souviens
Qu'elle dansait, qu'elle dansait, qu'elle dansait bien.
Estomaquée, elle continuait de monter devant moi et je me demandais si, à ce moment-là, elle n’accentuait pas son déhanchement et par quel mystère un type avait pu trouver d’aussi belles rimes.
Pour moi, c’était cuit. Je rechutais. J’étais en effet affligé d’une dramatique infirmité, une sorte de don stupide pour contracter cette maladie infectieuse que l’on pourrait appeler " la ritournelle obsédante ". Ne possédant aucun anticorps pour m’en débarrasser, j’en souffrais d’une manière démesurée. Tout le monde connaît ou a connu un jour cette irruption d’une rengaine qu’on ne peut plus chasser de son esprit, qui surgit n’importe où et vous poursuit nuit et jour. C’est une épidémie fusant à la même vitesse qu’une rumeur malsaine, le monde entier se saisit alors de cette mélodie, de cet arrangement de notes pour être plus précis, que l’air du temps imprègne et amplifie, ainsi que de ces paroles qui dès lors se répandent partout dans les rues comme une crue de fleuve : Rosalie, Rosalie. Aux arrêts de bus, les passagers en attente font, le sourire aux lèvres : Rosalie, Rosalie, en se tenant par la taille et en esquissant des pas de danse, chez le dentiste, le percepteur, dans les lieux publics, partout. Au point que pour éviter cette propagation foudroyante, les envoûtés sont chassés manu militari de tous les lieux qu’ils investissent, que les forces anti-émeutes les font taire à la lance à incendie, que la police les cerne et les isole parce qu’ils sont contagieux : Rosalie, Rosalie. À la fin, en désespoir de cause, il ne reste plus qu’à les abattre sur place. Un désastre. C’est d’autant plus grave que ce machin insane se danse d’une manière lascive, ainsi sur le doudou dodue les femmes soulèvent leur robe jusqu’au sommet de leur cuisse, laissant apparaître leurs dessous, tandis que les hommes font les mêmes mouvements de bassin qu’Elvis Presley, avant son enterrement sous une guitare. Aux carrefours, dans les bistros, au bureau, Rosalie, Rosalie et, sur le doudou dodue, hop ! que je te soulève la jupe et hop ! que j’avance le bassin comme une proue de goélette. On ne peut guère s’arrêter sauf à entrer dans une église et implorer le ciel de nous délivrer de ces Rosalie, Rosalie. Mais il y faut plus d’un rosaire et quelquefois même un miracle n’y suffit pas. Comme d’habitude le ciel est sourd, il fonctionne à l’Ave Maria plutôt qu’à Rosalie, Rosalie.
Je revois ma doudou, je me souviens.
Rosalie, rougissante et printanière dans sa jupe évasée, une main accrochée à la rampe, interrompait son ascension et se retournait en faisant des : " Oh, monsieur, oh, monsieur ! " tout en me regardant, moi et mon sourire stupide. Que devait-elle penser de moi ?
Avec ma barbe épaisse, ma chemise bariolée et mon bermuda phosphorescent car je revenais de la piscine et j’avais oublié de me changer, on aurait pu me confondre avec ce genre de chanteur dont on se souvient peut-être et qui s’appelait Carlos et qui ne danse plus.
Je disais à Rosalie, car ça durait encore :
Rosalie, Rosalie, dans quel état
Tu m'as mis cet été, dans quel émoi.

(A suivre) 
le peintre: Jack Vettriano
 
 

 

dimanche 17 juin 2012


FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)
 
PARTIE 2
 
LE HUSSARD BLEU
 
Hortense, qu’avec l’aide du champagne j’étais parvenu à réconforter, partit assez tard dans la nuit, oubliant le Golgotha et son sac à main, sur un fauteuil isolé. Le sentiment d’avoir trouvé un confident l’avait-il troublé ? Ses épanchements, coulant comme au long d’un verre, ou montant en bulles serrées, apportèrent-ils soudain un peu de fantaisie à sa vie ? Je n’en sais rien. Je sais seulement ceci : Elle et moi nous étions découvert des goûts communs et des attraits personnels réciproques. J’aimais le mystère de sa tristesse digne, l’élévation de son esprit et l’éclatante expression de sa féminité. En tendresse, en sentiment, en sensualité, elle était égale et même supérieure à Marie, elle était femme avec splendeur et dans la plénitude de ses attributions. De mon côté ou du sien plutôt, j’ignorais ce qu’elle pouvait trouver d’intéressant en moi. Mais le fait était là, nous ne nous étions pas lâchés de la soirée et maintenant, à peine partie, elle commençait à me manquer.
Le Bollinger irriguant mon corps des oreilles jusqu’aux chevilles, et les confidences d’Hortense tapissant mon âme d’une mélancolie minérale de pinot noir, ténébreux, veuf, inconsolé, tenant une bouteille entamée à la main que de temps en temps je buvais au goulot, je parcourais hagard le champ de bataille, tel un hussard désarçonné, en pantalon bleu, le shako de travers et le dolman lacéré, traînant son sabre, à la recherche des ultimes vestiges de son régiment écrabouillé, apparaissant, disparaissant dans la fumée des canons, environné de l’odeur de la poudre, des tripes étalées, et des gémissement des mourants, si bien que je fus un des derniers, encore en vie, à quitter la soirée.
La puissance invitante, moulée dans un voluptueux fourreau de satin noir qui lui donnait l’allure d’un serpent langoureux, m’avisant alors au milieu des restes du combat, me fit : " Ah ! mon cher ", elle donnait mon nom que je tairai aussi ici et employait ce ton subalterne et cette langue, mi hautaine, mi condescendante, forgée à l’intention du personnel de maison, que l’on paye avec une élastique et même gratis en ce qui me concernait, sauf la citerne de champagne que ce type-là, c’est à dire moi, avait avalé au cours de la soirée, disaient en même temps ses yeux dédaigneux : " Ah ! mon cher, vous nous sauvez, pourriez-vous ramener son sac à Hortense ? Dès demain, mon mari et moi partons dans notre ryad de Marrakech pour une quinzaine de jours ". L’hôtesse fastueuse me rejouait une scène historique de la conquête du Maroc. Lyautey, sur son cheval arabe, m’apparut sous son képi étoilé et il me sembla voir, dans l’ombre odorante, derrière un moucharabieh, une silhouette féminine intriguée, m’observer, intrigante, tandis que les sonorités claires du jet d’un bassin contigu et les appels du muezzin du haut de son piquet à bulbe, me cassaient les oreilles.
Si fait, dis-je, en essayant de redonner de la hauteur au dialogue et à cette histoire qui en a bien besoin tout en renvoyant des bulles résiduelles de M. Bollinger lui-même. À cette heure profonde de la nuit qui se transformait en aube car on entendait les matines des églises voisines et le broyage mélodieux des camions poubelles, mes pétillements marnais ne se remarquaient plus, tant était élevé le nombre de cadavres de bouteilles et d’invités jonchant le sol des salons. Enjambant un ambassadeur mort, la braguette ouverte, quelques hauts fonctionnaires agonisant, deux ou trois ministres sans portefeuille dont le pronostic vital était engagé, façon moderne aujourd’hui de dire qu’ils étaient en train de claboter sur des canapés Louis-Philippe, des demi-mondaines descendues de cheval, ayant perdu dans des combats multiples, au corps à corps, leur harnachement de cavalières et éventré leurs bottes, je quittai la place mon sac à main à la main ainsi qu’une jarretelle cueillie à un lustre où il en pendait quelques-unes.
J’obtins l’adresse d’Hortense: " Ah, c’est vous !", fit-elle, d’une voix que le téléphone avait débarrassé de l’acidité du Bollinger, mais derrière laquelle toute l’allégresse dense du millésime 1999, ravivait le souvenir de la soirée et des heures propices de notre entente cordiale et plus si affinités. J’eus l’impression qu’elle était en train de perdre ses idées noires. Les vertus du pétillement sont multiples, insondables et durables. Provoquant des sautillements d’âme, le champagne redonne le courage de vivre et nous pérennise. Par lui nous savons et expérimentons que nous sommes éternels, disait un philosophe connu. Le claquement des bouchons scande nos enthousiasmes régénérés, ajoutait-il. Dans l’ouverture d’un Bollinger réside la force du big bang originel de la création. Son " plop " n’est pas celui du canon meurtrier mais de la naissance d’un monde. C’est une autre histoire.
Je proposai à Hortense de lui rapporter son sac le lendemain, en fin d’après-midi. " Comme c’est aimable à vous ", entendis-je encore et je crus voir briller ses yeux pâles de rancio sec.
Elle habitait une gentilhommière, au sein des bois et aux portes de Paris, dont les dimensions étaient fort respectables puisqu’on aurait pu y loger tout un nid de gentilshommes comme aurait dit mon ami Tourgueniev que je fréquentais alors. Ce lieu était donc la Grande Bretèche, elle m’en avait parlé tout au long de la soirée. Son mari occupait de hautes fonctions, si hautes que nul ne les avait jamais vues et si prenantes qu’il en négligeait son épouse. Mais elles expliquaient la majesté de la demeure se dressant au bout d’une allée de trembles, qui, j’en étais sûr, étaient des hêtres et peut-être même des bouleaux. Une demeure à l’allure mystérieuse qui me rappela celle de Monte-Cristo que je n’avais pourtant jamais vue. Un vaste perron, orné de colonnes, s’élevait au-dessus d’un rond-point fleuri. Sur des gravillons blancs, où les pneumatiques avaient creusé des ornières, elle avait garé sa voiture, décapotable, une anglaise que j’avais déjà repérée la veille et, au son de cette musique si particulière du gravillon écrasé sous les roues qui semblent le concasser, j’y plaçai également la mienne, non décapotable et française de surcroît.

(A suivre) 
le peintre: Jack Vettriano
 
 

mercredi 13 juin 2012


FEUILLETON TRAGIQUE
 
PARTIE 1
 
BOLLINGER, VIEILLES VIGNES, 1995
 
Lors de cet événement, je rencontrai la mort.
Pour elle comme pour moi, tout avait pourtant bien commencé,.
Je l’appellerai Hortense, afin d’éviter qu’on ne la reconnaisse dans les péripéties de cette horrible histoire, son sort en dépend. Nous nous étions rencontrés chez des amis et, je ne sais pas pourquoi, elle s’était, ce jour-là, confié à moi qu’elle voyait pour la première fois. Etait-ce mon sourire stupide qui l’y engageait? L’abus de champagne que l’on servit ce soir-là avait-il suscité ces confidences ? Un Bollinger Vieilles vignes de 1999 tout de même, comment se modérer et refuser une griserie par lui dispensée, et pour quelle raison le ferait-on ? Elle m’avait dit ses tristesses, sa douleur d’être délaissée par son mari, et l’amertume de sa solitude. Ses paroles plaintives, sa longue robe noire, ses cheveux blonds ruisselant dans son dos, lui faisaient la physionomie alarmée d’une mater dolorosa au pied de la croix. Soucieux de ne pas trop séjourner dans les parages de ce Golgotha mental, nous nous étions installés auprès d’une cheminée sur le manteau de laquelle était accroché le portrait d’un cavalier mort depuis longtemps, et de son cheval décédé lui aussi, nous y posions alternativement nos flûtes que des types en livrée remplaçaient, même entamées, aussi étaient-elles toujours fraîches et nous non !
De haut en bas, les fenêtres de l’hôtel particulier étaient illuminées. À l’extérieur on aurait pu croire que l’immeuble brûlait. Des véhicules avec chauffeur livraient sur le trottoir des fournées de gens luisant comme des parapluies sous une averse. Virevoltant et hautains ils s’engouffraient sous le porche. Sur le boulevard, des curieux, épatés, observaient ce manège mondain et assez ridicule, il faut bien le dire. Dedans, sous des lustres de cristal et dans les reflets des parquets cirés, c’était un bal à la Hofburg, sans François-Joseph et ses rouflaquettes, celui qui nous accueillait tenant plutôt du maître des forges opulent. Il avait fait fortune avec une ténébreuse affaire de promotion immobilière, dans laquelle il avait été le seul à ne pas aller en prison, un as, empochant tout l’argent et conservant sa virginité pénale. Il recevait, sur le palier du premier étage, en haut du grand escalier, devant ses salons, son épouse parfumée et nue, à côté de lui, des épaules, les hommages d’une ruée de corps diplomatiques fort décolletés eux aussi, pour certaines surtout. Aussitôt présentés les invités se précipitaient vers les points de ravitaillement et leur principale préoccupation consistait à se jalouser, tout en se saluant avec chaleur lorsqu’ils se croisaient, de se haïr devant les buffets parce que l’un d’entre eux s’y était amarré définitivement ou chipait un petit four convoité par l’autre, parfois de se désirer subrepticement, et même objectivement dans des angles de portes ou des placards entrouverts. Je ne sais pas ce qui me valait de participer à ce genre de soirée, moi qui n’étais pas plus pique assiette qu’un autre et qui possédais une discrétion de musaraigne.
Hortense était une grande dame, pas dans l’altitude, par sa position dans le monde j’entends, et moi j’étais médiocre pour ne pas dire petit dans les deux domaines.
Trouverai-je la force de continuer cette histoire ? Ce drame, dont je suis un des protagonistes, jamais divulgué jusqu’à ce jour et si exemplaire dans son horreur qu’on pourrait le croire inventé, doit pourtant être conté. Qui le ferait sinon ?
(A suivre) 
le peintre: Jack Vettriano
 
 

 

lundi 11 juin 2012


MESSIEURS, MÉFIEZ-VOUS DES POULETS FERMIERS
 
LE CAS SNEIJDER
 

 
Je n’aimais déjà pas les ascenseurs, les escaliers non plus, je ne suis peut-être qu’un rez-de-chaussée au fond mais avec Le Cas Sneijder de Jean-Paul Dubois, je crois que je vais rester au ras du sol et même m’enfoncer dans la cave.
Le Sneijder en question (pourquoi ce nom si compliqué à écrire ? Serait-ce parce que l’auteur s’appelle Dubois ? Qu’il rêve d’un patronyme plus singulier ?) emprunte donc un ascenseur qui tombe de je ne sais plus quel étage dans un de ces grotesques immeubles (on est au Canada, alors hein !), haut et long comme un cou de girafe, et s’écrase dans le hall en aplatissant ses passagers, quatre ou cinq bonhommes pas importants (pour la suite de l’histoire) et la fille de ce Sneijder, Marie, qui lui se prénomme Paul, et je décide immédiatement de ne plus l’appeler que Paul.
Le seul à en réchapper c’est Paul mais avec une cervelle en potage. Il ne s’aperçoit de rien mais sa famille, oui. Sa famille c’est donc sa fille Marie, née de son premier mariage, mais elle est aplatie et ne sert plus à rien, Anna sa seconde épouse, cadre chic d’une entreprise qui lui a fait deux jumeaux, pas l’entreprise, Paul, des imbéciles, dit Paul, qui exercent des professions stupides dans le genre avocat ou conseiller fiscal et n’ont même pas voulu connaître leur demi-sœur durant sa vie, et maintenant c’est trop tard puisqu’elle est dans une urne.
Après cet accident, l’urne est funéraire, j’ai omis de le préciser, après cet accident donc, tout se déglingue pour Paul. Ce n’était déjà pas le paradis, on le comprend, quitter Toulouse et les vallées ariégeoises pour aller vendre du vin français au Canada, habiter une grande ville, Montréal, et s’y faire en plus péter les jambes, à cause d’un ascenseur qui choit, il n’y a pas à dire, c’est d’une grande absurdité.
Anna, la femme de Paul, se fait sauter deux fois par semaine (déjà avant l’accident de Paul, elle avait goûté à la chose) par un commercial calamistré, dans un petit studio, en ville, jouxtant un volailler à qui, après chaque saillie, elle achète un poulet fermier. Paul, ces jours-là, en rongeant les os (du poulet), grommelle mentalement, " tiens elle s’est envoyée en l’air ".
Messieurs les hommes méfiez-vous des poulets fermiers.
Mais Paul s’en fout, il n’a plus la tête à ça, il a décidé de consacrer sa vie aux ascenseurs, échapper à la mort dans une cabine qui s’écrase comme une figue mure, cela vous remplit la tête d’engrenages, de portes qui coulissent et de câbles qui grincent et de boutons rouges d’urgence.
Dans l’attente de l’indemnité qu’il est en train de réclamer à Otis, le fabricant de la navette explosée, Paul renonce à la vente de vins français, ce qui est une excellente nouvelle pour les vins car il me semble qu’il n’y connaissait pas grand chose, et décide de promener des chiens, il paraît que c’est une fonction tout à fait convenable au Canada, où on respecte les clébards et on assassine à tour de bras les bébés phoques, et les ours après avoir liquidé un maximum d’Indiens.
Ceci n’est pas dans le roman. Mais un roman n’est utile que pour faire penser à autre chose qu’au roman. Pourquoi en lirait-on sinon ? Et, ça tombe bien car des ascenseurs, des chiens, des poulets fermiers, bof ! autant s’intéresser aux ours et même aux saumons.
On se souvient d’Une vie française et de Kennedy et moi, on retrouve dans Le Cas Sneijder la veine traditionnelle de Jean-Paul Dubois, sa dérision, sa virtuosité pour écrire des morceaux d’une grande drôlerie, je pense aux dialogues de Paul et d’Anna, dans le style, Anna : " Quoi des chiens, ne me dis pas que tu vas promener des chiens ! De quoi aurai-je l’air, moi ta femme ? ". Je pense aussi aux portraits des propriétaires de chien, et à ces passages d’une grande férocité où Paul écrabouille ses deux fils, ou encore à ceux très émouvants d’un père évoquant sa fille.
C’est à lire, même les chiens y trouveront leur compte, ils sont moins méprisables que certains personnages du roman.

Au pinceau: Roy Lichtenstein
 
 


 
 
 
 

vendredi 1 juin 2012


COÏTUS ININTERRUPTUS
 
DANS UN MOIS, DANS UN AN
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
Certains romans de Françoise Sagan sont des coïtus ininterruptus, non pas que le lecteur assiste en gros plan à des opérations d’enfilage aussi précises que celles narrées par un entomologiste commentant le vol nuptial d’un bourdon et d’une abeille, Françoise est plutôt prude dans ses descriptions, mais les personnages ont tous envie de coucher les uns avec les autres, c’est leur nature, ils ont un désir ininterrompu de coucheries. Comme dans certaine ronde de chanson paillarde où on sautille, accroupis, la main du danseur qui vous précède glissant sous ses aisselles pour rejoindre la vôtre, et la vôtre (l’autre) passant sous vos propres aisselles pour s’accrocher à celle du danseur qui vous succède et ainsi de suite, bon, tout le monde voit ça, je ne vais pas faire un dessin, cette ronde ayant lieu sur l’air et les paroles élégantes de : " j’ai, j’ai, j’ai quelque chose dans le cul qui m’empêche de marcher ", comme pour cette ronde donc, dans un roman de Sagan, les héros n’ont que ça dans la tête, quand ils ne l’ont pas dans le derrière.
Dans un mois, dans un an est une ronde culière qui aurait fait bondir de désespoir littéraire Arthur Schnitzler.
Les types ont donc envie de coucher avec les femmes, parfois même avec les hommes mais le roman commence parce que celle qu’on veut sauter ne le veut pas, et en désire un autre qui lui ne pense qu’à une troisième qui est déjà en main (si on peut dire), et qui hésite elle-même pour savoir si elle va se taper celui-ci ou celui-là ou même un qui débarque à l’improviste. Mais comme ces étreintes n’ont finalement aucune importance, qu’elles ne sauvent même pas de l’ennui, qu’on n’y éprouve que de modestes jouissances, on finit souvent par accorder ce que l’on refusait auparavant, et à cesser de donner ce que l’on octroyait jusqu’alors.
C’est le sujet de dans un mois, dans un an, Bernard, Josée, Fanny, Alain, Béatrice, Jacques, Edouard, André veulent tous quelque chose qui a à voir avec le derrière qui appartient à celui qu’on désire mais celui-ci tente de placer cette chose à un endroit où on ne la désire pas.
J’ai résumé, en gros, l’intrigue de dans un mois, dans un an, qu’on ne me demande pas de reconstituer les couples. Tous ces gens sont clonés. Comme d’habitude, chez Sagan, le plus gros travail des personnages consiste à se servir des verres de whisky, à faire tinter les glaçons, à allumer des cigarettes, à souffler de la fumée, ensuite à coucher, puis à bailler et à s’ennuyer, si l’on dispose encore de quelques secondes on feint de se livrer à un travail chic ( attention, chez Sagan, on ne balaie pas les rues, on ne reçoit pas au guichet, on ne relève pas les filets, on ne raccommode pas les chaussettes, on ne découpe pas de la viande sur un étal, on ne soigne pas), de comédienne, d’éditeur ou d’écrivain.
On habite Paris qu’on sillonne en décapotable, entre cafés, boites de nuit et chambres à coucher dans un périmètre bien précis, celui du quartier St. Germain. Quand ça va mal, et à ce moment-là on est tout à fait ridicule, on va passer quelques jours à la campagne, en évitant les cacas de poule et les mares à purin. On retrouve Paris avec plaisir, même si, ô horreur, il est farci de pauvres et de touristes. Le lecteur (moi en tout cas) a envie de dire à Françoise : l’horreur ce serait plutôt que Paris ne soit habité que par des gens de l’acabit de tes héros, zombies qui n’ont d’autre motivation ou art de vivre que l’ennui, la dérision ou le dédain.
C’est du Sagan ! Avec les mêmes ingrédients ses romans peuvent avoir une certain allure et même un certain sourire, mais souvent aussi ils se cassent la figure. Dans un mois, dans un an s’écrase sur un trottoir comme un pot de géranium.
Ce roman n’est remarquable que par son titre. Bien entendu, il n’est pas d’elle, elle l’a piquée à ce pauvre Jean Racine qui, s’il l’avait su, ne se serait pas crevé la paillasse pour écrire ces vers admirables dont elle lui a honteusement piqué un hémistiche:
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Ça en jette, non ?
J’aurais voulu être Jean Racine, ce n’est pas de la baise ces cinq vers, et même si Titus repousse tout en la désirant une Bérénice elle-même désirée par un Antiochus, la chair resplendit grâce à la langue (attention, je parle ici de la langue française).
Art suprême de l’écrivain il ne se passe rien d’autre en quelques mille cinq cents vers qui produiront leur effet jusqu’à la nuit des temps, que cette confrontation entre l’amour et la raison d’état. Pas de mort, pas de dérision, pas d’ennui, aucun dédain, ni ironie une histoire qui se déroule avec la même puissance d’évocation qu’un gorgée de Pétrus et qui laisse en mémoire, comme ce vin, le sentiment d’une longueur indéfinie et l’expression d’une fulgurance inégalable.
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez.
La littérature me fait parfois pleurer de rage mais souvent aussi elle m’inonde de bonheur.

Dubuffet