mardi 21 août 2012

FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE ET FIN)
 
PARTIE 12
 
PARADIS RETROUVÉ
 
En hiver, certains soirs, je quitte ma forêt, et je descends, dans le silence, au fond de la vallée, aujourd’hui déserte, animée seulement du souvenir des curistes hantant les grands hôtels abandonnés d’Escouloubre les bains, dont l’Aude se fait l’écho éternel, là, solitaire devant une cheminée, un grand feu brûlant dans l’âtre réchauffant mes pieds et ma peau brûlée par le froid, je pense à ma vie passée, à mon histoire, à l’individu que j’étais, inutile et pesant, à celui que je suis, écrivant et libre.
Parfois j’y vis d’étonnantes soirées, une porte grince, des voix étouffées me parviennent, les couloirs s’animent, les étages bruissent et se peuplent, soudain je ne je ne suis plus seul, des ombres me rejoignent qui se matérialisent, j’entends des claquements de talons hauts, des glissements de robes longues sur les parquets de chêne, des artistes entrent ici en tenue de gala, en queue de pie, en nœud papillon, ils m’entourent, ils viennent se produire dans le secret. Des musiciens s’accordent avant d’ouvrir le bal, des chanteurs vocalisent en prélude à un opéra, des comédiens jouent, parlent entre eux, se souviennent, rient, je côtoie un monde brillant et virtuose que plus personne ne rencontre et que nul n’a jamais vu ensemble en même temps.
Alors, tel un nabab dans son palace, je sillonne l’hôtel, curieux et admiratif, je passe en revue toutes les chambres, à tous les étages, je vais de surprise en surprise, croisant dans les couloirs ou découvrant, en poussant n’importe laquelle des portes, des gens que je croyais disparus ou que je n’aurais jamais dû rencontrer, heureux de me voir, ils me saluent ou bien se reposant, ils me font signe d’entrer, et nous parlons parfois durant des heures, de leur vie, de leurs aventures, de leurs amours, comme si nous étions du même monde, mais après tout nous sommes du même monde, on me raconte d’incroyables histoires que nul n’a jamais entendues, il m’arrive d’aller plus loin, quelque fois cette actrice de cinéma ou de théâtre m’invite à la rejoindre, sur sa couche et il n’y a plus de maris pour nous surprendre, ou bien ils nous regardent ravis, généreux, et plus de cabinets de toilettes où quelque Turc risque de m’emmurer, j’ai dormi, monsieur, dans les bras de Marlène, j’ai touché la chair d’Ava, j’ai délacé le soutien-gorge de Greta, j’ai soulevé la robe blanche de Marilyn, j’ai plongé mes yeux dans ceux, violets, d’Elisabeth, l’odeur de leur peau est encore sur la mienne, et leur souffle continue de hérisser mes poils, inutile de vous dire, monsieur, que je n’ai pas toujours été éblouissant dans cet exercice, l’émotion sans doute ou le prestige ou les chefs d’œuvre revisités, mais le cœur y était, croyez-moi, Clark passant sa tête par la porte entrebâillée, on ne voyait que sa moustache, nous faisait discrètement un petit signe en nous disant : " ça va ? ça va ? non, non, continuez, ne vous dérangez pas ". Marlon et Gary riaient dans les couloirs, chacun une bouteille à la main, j’ai joué aux cartes avec eux, monsieur, ,j’ai fumé des cigares en leur compagnie, j’ai bu dans des flûtes anciennes du Bollinger vieilles vignes de je ne sais plus quel millésime que Bogart, lors de ses explorations souterraines, dénichait dans les caves encore garnies des vieux hôtels, nous montions entre nous des expéditions dans les thermes, les salles de soins dévastées et les piscines asséchées que la poussière ensevelissait et que le temps finissait par oublier, nous hantions des salons où les housses blanches des fauteuils ressemblaient à d’immobiles fantômes tandis qu’à son piano, sous des lustres de cristal illuminés, Nat King Cole, de sa voix de coton, nous parlait de son Amérique. J’ai ri avec Lino, Bernard et Francis, tous attablés dans une cuisine, vidant un tord boyau rescapé de quelque guerre. Gabin parfois nous rejoignait en bougeant la tête, grognon et vindicatif, puis il se calmait et buvait avec nous. Certains soirs de l’hiver où nous nous donnions rendez-vous, les femmes m’attendaient en robe longue, fume-cigarette à la main, montées sur leurs talons, belles et fines, aimantes et à jamais aimées et nous nous installions à des tables luxueuses chargées des nourritures les plus fines et des vins les plus riches et les plus célèbres.
Voici quelle fut ma vie, monsieur.
Au petit matin, une musique pleine d’allégresse nous signalait que le soleil allait se lever, qu’il était temps de partir, l’image tremblotait, les bruits décroissaient, les notes se diluaient dans l’air et lorsque le jour touchait l’hôtel, aussitôt l’ombre de la vallée le ressaisissait et il retournait à son abandon profond tandis que je retrouvais mes arbres, mes fleurs et mes sources.
L’été nous disparaissions de la ville morte, loin des vacanciers, mieux valait ne pas nous faire voir, nous avions l’intention de vivre comme des esprits et comme l’air qui circule dans ces montagnes.
Nous n’appartenons à personne, monsieur, et le ciel peut attendre.
Toi qui traverse cette vallée, songe qu’un homme y a vécu, et qu’il y vit peut-être encore, et si tu empruntes la route domaniale de Colbert et qu’au grand pin qui s’élève dans le virage en épingle à cheveu, tu t’enfonces sous la végétation, entre les jeunes frênes et les framboisiers, peut-être retrouveras-tu ses traces.
Un mythe moi ? L’emmuré de la Grande Bretèche ? Non je suis l’homme du Carcanet, un chevalier des Grieux sans sa Manon, séparé du monde mais consubstantiel à lui.
Et définitivement libre.

le peintre: Rothko
 
 

 

lundi 13 août 2012

FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)
 
PARTIE 11
 
WALDEN
 
Un matin, je suis descendu dans la vallée.
J’ai caché le texte de ce récit dans un interstice du muret de pierre qui borde l’Aude, lorsqu’elle traverse Escouloubre les bains. Peut-être y est-il encore, sous cette ardoise descellée, tremblante et grise, parmi les pavés de granit, en avant du petit pont de pierres, face à l’entrée du Grand Hôtel des bains. L’a-t-on découvert ? Quelqu’un s’en est-il emparé et l’utilise-t-il en faussaire pour son compte, sur un blog ou dans quelque site ? Je ne veux plus être visible mais mon histoire est racontable et elle appartient au monde. Pour cette raison, je l’ai déposée là, dans une attente indéfinie que rythme l’écoulement du fleuve à côté d’elle.
La destinée de l’écriture n’est pas d’être lue, ni d’être crue, elle est d’être disponible, ou aussitôt, ou dans un mois, ou dans mille ans, ou jamais mais si elle apparaît un jour, elle est remplie de la vie de son auteur, plus forte que sa mort, plus éclatante que la mode, plus réelle que la vérité, la plus haute parmi les hautes voix, plus définitive, plus exemplaire, plus intemporelle et pourtant plus contemporaine que toutes les autres expressions humaines. Même durant son absence, elle vit et agit comme agit sur une toile la touche de peinture recouverte par d’autres qui, devenue invisible, continue de participer à l’âme du tableau. L’écrit non lu, de par sa seule existence, a un effet sur le monde. Quelque part, cachée dans une malle, au fond d’un grenier, au verso d’une ordonnance, dans les marges d’un livre, roulée dans une bouteille, glissée entre les pages d’un missel, griffonnée au recto d’un bulletin de vote, dort peut-être une littérature qui influence le monde et un jour le bouleversera.
Ce ne sera pas la mienne mais sait-on jamais ? Comment apparaissent les mythes ? Peut-il devenir écrivain devant les hommes et l’histoire de la littérature, celui qui selon toute vraisemblance n’aurait dû rester que raconteur d’histoires ?
Avant de confier cette aventure, la mienne, à la pierre et à l’Aude, j’ai encore quelque chose à dire, j’ai écrit ces quelques lignes qui ont rapport à mes derniers moments sur cette terre, à mon expérience d’ermite, à la continuation de mon isolement, j’allais dire de mon enfermement, par d’autres moyens qu’à la Grande Bretèche, à ma libération je veux dire, au sein d’un monde authentique qui croît sans nous, malgré nous même, auquel j’appartiens et avec qui je ne veux faire plus qu’un. Qu’importe que je vive encore au moment où on me lit, ou que mon corps disparu depuis des siècles, déchiqueté par les animaux des bois et les vautours du ciel, se soit mélangé à l’humus de la forêt. Ce que j’ai écrit est. Définitivement.
Voici quelle fut ma vie après la Grande Bretèche.
Je ne mangerai plus jamais de savon.
Je me gorge de myrtilles, de framboises, pas de fraises, elles ont excédé mes papilles, trop de dentifrices se sont emparés de leur arôme synthétique, je hais les fraises des bois et celles des villes. Je vis dans les pentes abruptes, touffues et inexplorées de la haute vallée de l’Aude, que l’on appelle le Carcanet par où monte un brouillard qui se couche sur les pâturages, là-haut dans le Capcir. Pour économiser le papier, j’écris maintenant sur les arbres ou bien grâce aux graviers blancs des ruisseaux, aux feuilles et aux branches, je compose des phrases. Tout fait lettre. Tout fait mot. La nature est un alphabet qu’il suffit d’ordonner. J’écris le monde. Je me vêts de peaux de bêtes, j’ai fait mon abri de la dalle d’un rocher surplombant l’eau vive, je m’y abrite du vent et de la pluie, j’y dors sur un lit de fougères, je foule pieds nus cette terre où personne n’était encore passé, ou plus personne ne passera peut-être, je fais griller des truites sur des pierres plates, je frotte ma peau avec des orties et plonge mon corps dans toutes les sources et vasques d’eau de mon territoire, étiré sur les herbes tendres des clairières, je me sèche et accueille le soleil, je bois, je mange, je broute, je vole, galope, cascade, je chante et les nuits de pleine lune, je cours sur les crêtes et danse nu entre les arbres.
Comme Thoreau je redécouvre la vie des bois, comme Jean-Jacques, je me promène en solitaire et je rêve, je connais le sens des nuages, je prévois le basculement de soleil, je sais le vent, je sais la pluie et la neige, je connais les odeurs des bois, je déchiffre le cri des oiseaux, le glissement des bêtes, et j’entends les champignons pousser sous les feuilles. Mon territoire est une carte géographique où tout ce qui a un nom m’appartient et tout ce qui n’a pas de nom, je le nomme, je monte au pic Madres, j’en redescends dans les éboulis et dans les bois, en effarouchant les coqs de bruyère, je sillonne les pentes, les sommets, les vallons, j’apparais dans les cols, de loin on peut apercevoir ma silhouette au Péric, dans les méandres du Galbe ou les déversoirs des étangs de Camporeills, mes nuits et mes jours s’écoulent dans la couleur des montagnes, au rythme de la vie des animaux, du grondement des orages et du périple de la lune.
Je vis dans les montagnes.
Je suis le roi des montagnes.
Isard ivre, plus agile, plus caché, plus bondissant que lui, je fais corps avec les pierres, les arbres et l’air des cimes.

(A suivre) 
le peintre: Rothko
 
 


 

lundi 6 août 2012


FEUILLETON TRAGIQUE(SUITE)
 
PARTIE 10
 
LA LONGUE MARCHE
 
Je me trouvais dans un tel état de faiblesse qu’une belette aurait pu constituer une menace, d’ailleurs le friselis d’aile d’un serin quittant son nid sous un arbre du bord me remplit de terreur. Au sortir d’un tombeau toute manifestation de vie représente un danger. Allongé sur la berge de ce petit étang, je reprenais ma respiration et inventoriais mes membres, entiers malgré la vertigineuse descente, et mes chances de survie, qui venaient d’effectuer un saut de puce. J’avais progressé dans l’ordre du vital, d’une existence d’éponge synthétique je venais de passer à celle d’un rescapé vaseux entrevoyant une lumière affaiblie dans les interstices de son cauchemar mais doutant encore d'être en vie. Mes plumes autour du cou me faisaient un collier brillant et lustré. Tel une légende, j’étais sorti de l’eau, je pensais à Botticelli, je n’étais pourtant pas Vénus dans sa coquille, une Vénus en nuisette cela peut-il exister ? C’était inquiétant. Mon état mental avait-il laissé des plumes dans ce séjour à la Grande Bretèche ?
Les yeux au ciel, le monde m’apparaissait immense, mon horizon avait été limité à un plafond, et tout ce que je redécouvrais, les plantes, les bêtes, l’air devenait hostile au regard du silence de porcelaine du sanitaire de ma prison. Il fallait que je reprenne mes esprits à tout prix.
Je me retournai, la gentilhommière, au-dessus de moi, montrait ses murs puissants, le soir commençait à obscurcir ses contours mais je pouvais deviner dans un angle de la bâtisse le lieu dans lequel on m’avait emmuré. Ha ! ha ! fis-je l’air presque triomphant d’un évadé des mines du rois Salomon fuyant ses misères souterraines mais je ne voulais repenser ni au Turc, ni à Horace, ni à Hortense. Pour elle d’ailleurs un reste de chevalerie (la chevalerie est une galanterie montée) me disait qu’il fallait me taire et disparaître, je ne voulais pas constituer un accident grave de sa vie. À certains moments je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle m’avait tout de même sacrifié à une paix conjugale et au maintien de ses acquits sociaux, ma réclusion, pour le peu que j’en avais vu, n’avait pas eu l’air de l’effaroucher plus que la disparition de ses pantoufles, de ses mules pardon. Mais aussitôt après, des bribes de sensualité mêlées à une tendresse encore vive se mettaient à lécher mon cœur comme des brumes matinales lèchent un étang de pêche dans un roman Harlequin, alors je repensais à la soirée Bollinger, au sac d’Hortense, à mon approche sur sa couche où, abandonnée, elle était en position de céder, et je m’émerveillais à l’idée que grâce à son aplomb et parce qu’elle tenait à moi, elle m’avait sauvé la vie en me sortant des griffes de son mari.
Un chien, sans doute le chien aveugle au service du grand Turc, s’approcha de l’endroit où je me trouvais, j’entendis ses pattes gratter sous les ronces, puis il se mit à hurler à la mort en pointant son museau vers la lune dont la consistance fluide commençait à se dessiner. Décidément même les chiens m’en voulaient dans cette maison, il fallait que je quitte ces lieux. Le soir tombait, le ciel s’étoilait et le parc du château s’était mis à ressembler à une forêt profonde de Tim Burton, celle de Sleepy Hollow . J’aperçus une décapotable qui filait sous les arbres, à son volant, cheveux au vent et écharpe flottante, il me semblait avoir reconnu Hortense, des images passèrent dans son sillage puis seuls, à l’arrière, tels un regard de loup, les feux percèrent les sous-bois dans la décroissance des roulements mécaniques.
Je me levai, il était temps que je file, je n’avais plus rien à voir avec ce lieu et ses habitants, c’était un épisode de ma vie que je voulais oublier, je marchais faiblement au début puis, mes forces revenant, avec énergie et m’éloignais assez ahuri de constater que vivre ne consistait pas à tourner en rond autour d’une baignoire.
Laisse-leur la Citroën, me dis-je magnanime, d’ailleurs ils l’ont sans doute déjà vendue. Existe-t-il un marché d’occasion de ces voitures ?
Je venais de prendre une grande décision. Deux décisions en quelques heures, j’avais changé. Je devais finir le travail commencé que ma descente en tuyau avait interrompu : il me fallait disparaître. Je n’avais plus de papiers, ils étaient restés dans mon bermuda et mon absence définitive devait être maintenant entérinée chez les quelques-uns qui connaissaient mon existence, il a soldé ses comptes, devait-on dire, et levé l’ancre. Il a disparu, quoi d’étonnant ! Quoi d’étonnant en effet pour un type de mon espèce pesant si peu sur la vie du monde. Ma disparition n’était ni un bienfait, ni une perte, ce n’était rien. Je devais parachever ce rien. On m’avait oublié, c’était évident et au fond je finissais par me sentir à mon aise dans le rôle d’un absent. Pourquoi ne pas continuer ? D’autant que pendant mon retrait du monde un besoin irrépressible s’était levé en moi : écrire ! Lorsque naît ce désir et qu’il possède une force suffisante pour s’exercer à l’aide de bâtons de rouge à lèvres sur des murs et des serviettes entre un bidet et une cuvette de w.c, on peut dire que l’écriture s’est frayée un tel passage à l’intérieur des nécessités organiques qu’elle ne peut devenir qu’une passion définitive, elle qui a seulement besoin de silence et de solitude.
Alors j’ai franchi des forêts, passé des ponts, j’ai couru dans les combes, grimpé à des collines, j’ai emprunté des voitures qui m’enlevaient au passage, puis me déposaient dans des villages, sur des bords de route ou à des carrefours par la grâce de chauffeurs pleins de sollicitude qui me posaient des questions sur mon histoire, sur mes projets. Ah, j’en ai fait des connaissances, je m’inventais des noms, des professions. J’avais vécu mille vies, toutes les destinées des hommes, tout leur passé m’appartenaient, j’étais explorateur ou rebelle ou philosophe, je répondais à tout, j’étais porteur de l’intégralité du monde, n’étant plus rien, je pouvais tout et je jouissais de ce bonheur inespéré de ne plus être moi.
J’ai bouffé des pommes au clair de lune. Quelle consistance la pomme ! Je connaissais à la perfection le goût de la pomme, dans le savon, le shampoing, les parfums, mais je redécouvrais sa consistance, son craquant, sa fraîcheur naturelle, la vraie, celle qui ne naît pas dans un laboratoire, mais sur une branche, sous le soleil, le vent et la nuit, celle qui vous emplit la bouche. Il faut avoir mangé du savon pour comprendre ce que consistance veut dire. Mais passons, oublions, tout était lessivé, j’étais désormais un autre.
Mon allure ? J’avais abandonné mes effets d’oie. Dès les abords du château, j’avais prélevé dans un appentis à outils des vêtements de forestier, je ressemblais à l’amant de Lady Chatterley, en un peu plus cloche, pantalon de velours, veste de drap rustique et chapeau de paille rural. J’avais laissé ma Lady Jane au bercail, mais malgré mon allure d’épouvantail, des oiseaux voletaient sur mes épaules.
Je descendais plein sud.
Comment ne pas me souvenir durant ce voyage, de ce lieu, entre les pins, assis sur un toit tranquille et palpitant entre les tombes :
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
Mais Sète n’était point encore mon futur, je savais où je voulais aller, plus au sud, plus loin au cœur des touffeurs de la haute vallée de l’Aude, sous les pics cernés et les pâturages constellés, dans les fougères et les gentianes, et l’humidité ruisselante des mousses, je voulais m’installer là-bas entre le ciel et la neige, auprès de l’eau qui saute au fond de la vallée, grimpant les rochers qu’elle contourne ou couché sur eux, je voulais vivre sous les arbres aux verticales verdeurs. Je voulais être seul et libre, à l’abri du soleil, des autres, du monde et de moi-même !
Enfin, je devenais !
.
 
(A suivre) 
le peintre: Lichtenstein
 
 

mercredi 1 août 2012


FEUILLETON TRAGIQUE(SUITE)
 
PARTIE 9
 
L’ÉVASION
 
Il n’était plus temps de déclamer des poèmes ou d’écrire sur les murs en nuisette galonnée de plumes d’oie, l’eau allant manquer, l’urgence était ailleurs : mourir ou sortir. M’évader était un vœu pieux. Installé dans une boite de petits pois sans petits pois, étiquetés surfins ou extra fins, en fer blanc serti à la machine, il était probable qu’aucune perspective de gigot ou de pigeon rôti ne m’en ferait sortir. Comme à mon habitude, j’avais négligé tout ce qui était nécessaire à ma pérennité, j’étais un genre d’escroc de ma propre vie, je connaissais mes faiblesses, je savais qu’elles m’entraîneraient par le fond mais je n’omettais jamais de les exercer, y trouvant de quoi sustenter ma paresse naturelle ainsi que mes curiosités pour l’inattendu et l’insolite. Les seules sensations qui me faisaient lever le petit doigt ou anticiper des situations étaient le champagne, les grands vins et le sexe. Tout le reste allait à vau l’eau, je préférais rêver et ne rien projeter, ne réglant mes problèmes qu’à l’ultime minute, au son du canon de la nécessité vitale et encore n’était-ce souvent qu’en me laissant imposer une solution extérieure envoyée au dernier moment par le sort ou le hasard.
Prisonnier de ma boite, je n’avais examiné nul recoin de la salle de bains, ni échafaudé un quelconque plan, girouette grinçante, je me laissais aller au vent mauvais, quitte on l’a vu à bouffer du savon et à presser des tubes de dentifrice. Ma destinée avait toujours été celle d’un esquif avalant au fil de l’eau, des rapides, des chutes, des courants, des tourbillons, tête en haut tête en bas, et finissant par aboutir dans quelque étalement d’eau calme où sautaient des poissons, coassaient des grenouilles et nageaient des canards. C’était là ma vie. À l’abri des grandes décisions, dans les prospérités comme dans les épreuves, je ne changeais pas d’un iota son déroulement.
Mais à la Grande Bretèche, le présent immédiat devenait mortel, captif d’un vortex dont on venait de couper l’eau, je me trouvais subitement rejeté sur une berge d’où le flot venait de se retirer et, palpitant, toutes ouies battantes, je me préparais à exhiber au soleil mes arêtes et ma peau séchée. Je disposais de peu de temps. L’insolite et l’inattendu que j’avais l’air de tant apprécier allaient me tuer.
La cuvette des W.C avait aussi perdu son eau, je restais un long moment, éperdu de réflexion, devant elle, pensant qu’un tel trône asséché et devenu inutile serait sans doute celui de mon abdication. M’apprêtant donc à m’y asseoir une ultime fois pour y attendre ma fin, sous les vivats d’une foule enfin débarrassée de moi, je m’avisai soudain de deux choses, la première : mon indécision était la mère de tous les hasards, ceux-ci me conduisaient, brinqueballant et flâneur, mais libre, dans toutes les impasses de ma vie et le plus beau était qu’ils arrivaient aussi à m’en sortir, la preuve de cette constatation était la seconde chose qui me sauta alors brutalement au visage : les fils électriques et les étroites gaines d’aération parvenaient à s’échapper de cette prison, mais seul le tuyau d’évacuation de la cuvette constituait une voie de sortie vers l’extérieur à dimension quasi humaine. Vu mon état actuel, que la balance n’avait cessé de souligner, ce qu’on pourrait appeler ma ligne dentifrice, je me trouvais adaptable à peu de chose près à cette circonférence. Mon profil de cigare, genre Cohiba Exquisito, n’était pas une calamité cubaine mais une chance d’évasion. La devrais-je à Castro ?
Ma décision fut prise en un clin d’œil, était-ce moi, le sort, le ciel, le hasard qui me l’imposèrent ? Sans moi ou malgré moi, c’était en tout cas la première fois que je prenais un petit temps d’avance sur les événements. Par force, puisque celui qui suivait ne pouvait être que ma mort. La soif ne passerait pas par moi. Tu partiras comme tu es venu, me disais-je, à la manière d’un suppositoire, surgi du néant à ta naissance, et absorbé par un tuyau, à ta disparition. Boucle bouclée, j’aurais fait mon tour sur terre.
Mon salut dépendait désormais d’un tuyau d’égout. Malgré mon amaigrissement il y manquait quelques centimètres, ne pouvant les conquérir sur ma personne au risque de disparaître, je me mis en mesure de les gagner en descellant le trône de porcelaine et en évasant sa sortie. Les tubes de dentifrice compressés à mort pouvaient être utilisés comme tournevis et pioche. Après avoir déposé la cuvette, je parvins, en grattant, au prix d’efforts manuels jamais faits par moi auparavant avec autant d’acharnement, même si la matière (je parle de la matière du tuyau) était vieille et friable, à agrandir l’ouverture de l’évacuation. Par l’évasement ainsi aménagé, j’aperçus, en me penchant, une sorte de lueur tubulaire qui signifiait qu’à deux ou trois mètres de là, on débouchait sur un gros collecteur et que ce jour faible annonçait, à son extrémité, une sauvegarde possible. Passé le premier rétrécissement, tu seras comme un poisson dans l’eau, me dis-je. Je commençais à m’en réjouir, la perspective d’une évasion n’était plus une illusion même si les dangers étaient toujours aussi menaçants. De toute façon la seule route non coupée était celle-la. Sans plan, comme à mon habitude, je voulus expérimenter le passage que je venais d’élargir à coup de tubes de dentifrice, je passais mes deux jambes dans l’orifice, ensuite ma taille et ma poitrine et tout à coup zipp ! aspiré, mes mains se tenant au rebord avaient lâché et je me trouvai projeté dans le gros collecteur à la vitesse d’une particule dans un accélérateur du Cern.
Les parois défilèrent en stries grises et noires, ma vitesse ne faiblissait pas, au passage j’avais récupéré des eaux usées venant d’autres parties du château, je glissai tel un hors-bord survolant une masse liquide, mes oreilles sifflaient, autant de sensations qui m’empêchèrent de m’appesantir sur l’insupportable odeur que mon tuyau exhalait. Je ne voguais pas sur des flots, j’étais vomi par des intestins. Etourdi par ma vitesse souterraine et à vrai dire assez inquiet du sort que mon arrivée sans doute brutale allait me réserver, je n’eus pas la conscience claire que j’étais parti dans la nature en plumes d’oie. Où et quand allais-je aboutir à quelque chose et dans quel état ?
Je n’eus pas à réfléchir plus longtemps à mes fins possibles, le tuyau me rejeta d’une hauteur assez considérable dans un étang saumâtre où, après un plongeon spectaculaire et l’absorption d’une importante quantité d’eau et d’un certain nombre de têtards en voie de grenouillisation, ils avaient des pattes, je me mis à flotter parmi les nénuphars, toutes plumes mouillées, froissé, mes flancs irrités par la glissade, mon nez exaspéré par des odeurs d’outre tombe, mais vivant. Si j’avais pu me regarder j’aurais compris que je jouais là une danseuse étoile cabossée et échouée dans le lac des cygnes.
Ma provision d’aromates et de parfums divers m’avait constitué une armure odoriférante. Précaire et alternative elle composait plutôt une sorte d’odeur de vidange, je sentais comme une poubelle un lendemain de fête dans laquelle les fleurs en bouquet offertes par les invités jettent leurs derniers éclats en le disputant aux émanations de fruits pourris et aux effluves de poisson mort. Aucune vie n’est à l’eau de rose, aucune non plus ne se résume à une fosse à purin.
Restait ma grande satisfaction, je n’avais pas dérogé et m’étais libéré presque par hasard, j’éprouvais une sorte de fierté devant cet exercice automatique où je semblais exceller, je revêtais grâce à lui cette élégance de ne pas paraître attaché à ma propre vie. D’ailleurs je finirai par croire que le ciel porte sur moi une attention particulière, que ma protection lui incombe plus que celle d’autres humains. Ne serais-je pas un échantillon d’un homme futur ? Cette vigilance naturelle pour ma sauvegarde ne s’expliquerait-elle pas ainsi ? Je ne veux pas porter la poisse à l’humanité, mais s’il en était ainsi, ses jours à venir seraient sombres.
Je vais abandonner cette perspective pour en rester à cette impression qui ressurgit à ce moment-là, de ma disparition à organiser. J’avais expérimenté un isolement non volontaire, je n’y avais pas spécialement pris goût, mais je n’en étais pas mort. Alors ! Peut-on vivre inaperçu ? Oui, pourquoi pas ?
Au bout de quelques exercices qui me rapprochèrent de la berge, mes pieds touchèrent un sol boueux mais relativement ferme. J’étais vivant, libre et absolument repoussant d’allure.
N’importe qui, m’ayant vu sortir de ma mare, se serait enfui en courant devant le spectacle hirsute d’un type à barbe (je n’avais pu me raser durant mon séjour dans la salle de bains d’Hortense, aucune femme ne se rase, c’est bien connu), à plumes, à cheveux longs, dégoulinant et puant. Je ressemblais à Edmond Dantès, échappé de la noyade et du château d’If, dans le suaire de l’abbé Faria, après quatorze ans de cachot.
Aurais-je comme lui une vengeance à exercer ?

(A suivre) 
le peintre: Lichtenstein