FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE ET FIN)
PARTIE 12
PARADIS RETROUVÉ
En hiver, certains soirs, je quitte ma
forêt, et je descends, dans le silence, au fond de la vallée,
aujourd’hui déserte, animée seulement du souvenir des curistes hantant
les grands hôtels abandonnés d’Escouloubre les bains, dont l’Aude se
fait l’écho éternel, là, solitaire devant une cheminée, un grand feu
brûlant dans l’âtre réchauffant mes pieds et ma peau brûlée par le
froid, je pense à ma vie passée, à mon histoire, à l’individu que
j’étais, inutile et pesant, à celui que je suis, écrivant et libre.
Parfois j’y vis d’étonnantes soirées,
une porte grince, des voix étouffées me parviennent, les couloirs
s’animent, les étages bruissent et se peuplent, soudain je ne je ne suis
plus seul, des ombres me rejoignent qui se matérialisent, j’entends des
claquements de talons hauts, des glissements de robes longues sur les
parquets de chêne, des artistes entrent ici en tenue de gala, en queue
de pie, en nœud papillon, ils m’entourent, ils viennent se produire dans
le secret. Des musiciens s’accordent avant d’ouvrir le bal, des
chanteurs vocalisent en prélude à un opéra, des comédiens jouent,
parlent entre eux, se souviennent, rient, je côtoie un monde brillant et
virtuose que plus personne ne rencontre et que nul n’a jamais vu
ensemble en même temps.
Alors, tel un nabab dans son palace,
je sillonne l’hôtel, curieux et admiratif, je passe en revue toutes les
chambres, à tous les étages, je vais de surprise en surprise, croisant
dans les couloirs ou découvrant, en poussant n’importe laquelle des
portes, des gens que je croyais disparus ou que je n’aurais jamais dû
rencontrer, heureux de me voir, ils me saluent ou bien se reposant, ils
me font signe d’entrer, et nous parlons parfois durant des heures, de
leur vie, de leurs aventures, de leurs amours, comme si nous étions du
même monde, mais après tout nous sommes du même monde, on me raconte
d’incroyables histoires que nul n’a jamais entendues, il m’arrive
d’aller plus loin, quelque fois cette actrice de cinéma ou de théâtre
m’invite à la rejoindre, sur sa couche et il n’y a plus de maris pour
nous surprendre, ou bien ils nous regardent ravis, généreux, et plus de
cabinets de toilettes où quelque Turc risque de m’emmurer, j’ai dormi,
monsieur, dans les bras de Marlène, j’ai touché la chair d’Ava, j’ai
délacé le soutien-gorge de Greta, j’ai soulevé la robe blanche de
Marilyn, j’ai plongé mes yeux dans ceux, violets, d’Elisabeth, l’odeur
de leur peau est encore sur la mienne, et leur souffle continue de
hérisser mes poils, inutile de vous dire, monsieur, que je n’ai pas
toujours été éblouissant dans cet exercice, l’émotion sans doute ou le
prestige ou les chefs d’œuvre revisités, mais le cœur y était,
croyez-moi, Clark passant sa tête par la porte entrebâillée, on ne
voyait que sa moustache, nous faisait discrètement un petit signe en
nous disant : " ça va ? ça va ? non, non, continuez, ne vous dérangez
pas ". Marlon et Gary riaient dans les couloirs, chacun une bouteille à
la main, j’ai joué aux cartes avec eux, monsieur, ,j’ai fumé des cigares
en leur compagnie, j’ai bu dans des flûtes anciennes du Bollinger
vieilles vignes de je ne sais plus quel millésime que Bogart, lors de
ses explorations souterraines, dénichait dans les caves encore garnies
des vieux hôtels, nous montions entre nous des expéditions dans les
thermes, les salles de soins dévastées et les piscines asséchées que la
poussière ensevelissait et que le temps finissait par oublier, nous
hantions des salons où les housses blanches des fauteuils ressemblaient à
d’immobiles fantômes tandis qu’à son piano, sous des lustres de cristal
illuminés, Nat King Cole, de sa voix de coton, nous parlait de son
Amérique. J’ai ri avec Lino, Bernard et Francis, tous attablés dans une
cuisine, vidant un tord boyau rescapé de quelque guerre. Gabin parfois
nous rejoignait en bougeant la tête, grognon et vindicatif, puis il se
calmait et buvait avec nous. Certains soirs de l’hiver où nous nous
donnions rendez-vous, les femmes m’attendaient en robe longue,
fume-cigarette à la main, montées sur leurs talons, belles et fines,
aimantes et à jamais aimées et nous nous installions à des tables
luxueuses chargées des nourritures les plus fines et des vins les plus
riches et les plus célèbres.
Voici quelle fut ma vie, monsieur.
Au petit matin, une musique pleine
d’allégresse nous signalait que le soleil allait se lever, qu’il était
temps de partir, l’image tremblotait, les bruits décroissaient, les
notes se diluaient dans l’air et lorsque le jour touchait l’hôtel,
aussitôt l’ombre de la vallée le ressaisissait et il retournait à son
abandon profond tandis que je retrouvais mes arbres, mes fleurs et mes
sources.
L’été nous disparaissions de la ville
morte, loin des vacanciers, mieux valait ne pas nous faire voir, nous
avions l’intention de vivre comme des esprits et comme l’air qui circule
dans ces montagnes.
Nous n’appartenons à personne, monsieur, et le ciel peut attendre.
Toi qui traverse cette vallée, songe
qu’un homme y a vécu, et qu’il y vit peut-être encore, et si tu
empruntes la route domaniale de Colbert et qu’au grand pin qui s’élève
dans le virage en épingle à cheveu, tu t’enfonces sous la végétation,
entre les jeunes frênes et les framboisiers, peut-être retrouveras-tu
ses traces.
Un mythe moi ? L’emmuré de la Grande
Bretèche ? Non je suis l’homme du Carcanet, un chevalier des Grieux sans
sa Manon, séparé du monde mais consubstantiel à lui.
Et définitivement libre.
le peintre: Rothko