jeudi 22 novembre 2012


DIGRESSIONISME AIGU

 
LA NUIT AMÉRICAINE
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
La nuit américaine est un procédé cinématographique permettant de tourner en plein jour des scènes de nuit. L’éditeur Le Seuil me le dit à la première page d’un roman appelé La Nuit américaine écrit par un nommé Christopher Frank.
Truffaut à qui il arrivait de faire parfois un bon film parmi des choses incroyablement mauvaises telles que La Chambre verte, un des navets les plus ridicules jamais vu par moi, une histoire de bougies et de mort, a réalisé en 1973 La Nuit américaine. En tombant sur cette nuit de Frank parue, elle, en 1972, j’ai aussitôt pensé que la nuit de Truffaut et la sienne ne faisaient qu’une.
Or non !
Ce sont deux nuits différentes. Elles ont toutefois quelque chose en commun : La Nuit américaine de Truffaut retrace les péripéties d’un film en train de se faire et le roman de Frank celles d’une pièce de théâtre en train de s’écrire, de se monter, de s’interpréter et de se vautrer.
Saurais-je un jour les raisons de ces coïncidences entre ces deux œuvres ? Frank est mort, donc aucune explication à attendre de son côté, et Truffaut aussi donc rien non plus.
La Chambre verte de Truffaut, j’y reviens, est basée, paraît-il, sur trois nouvelles d’Henry James, L’Autel des morts, La Bête dans la jungle, et Les Amis des amis, trois nouvelles de cet excellent écrivain pour réaliser ce navet, quel gâchis ! Ce pauvre Henry James ne méritait pas ça. Il est un de mes auteurs préférés, je n’ai pas encore lu ces trois nouvelles, elles sont en ligne de mire, elles m’attendent dans les deux derniers tomes de ses nouvelles complètes, dans l’édition de La Pleiade. Je les ai sous les yeux, je les observe dans leur livrée blanche et leur rhodoïd craquant, je les extrais de temps en temps de leur boite, je les ouvre, lis une phrase au hasard, parfois deux, escomptant mon bonheur futur mais soucieux de ne pas trop l’écorner, je vérifie un titre, je les pèse, les sens, puis je les range à nouveau, en veillant à les installer à un endroit où je peux les voir sans cesse. Je suis un avare qui mourrait s’il ne voyait pas ses trésors accumulés, je suis un Picsou de la littérature, admirant la montagne d’or de sa bibliothèque. Mes yeux sont des reliures, ma peau est du papier, ma langue un marque page, tous mes moments de la journée sont des chapitres et mes nuits des romans entremêlés. Je me feuillette plus que je ne vis.
Je pense à Picsou maintenant, sous des dehors enfantins, ce Walt qui n’était pourtant pas un révolutionnaire développait au fond une critique assez féroce de la société de mon enfance. Même si Donald et Mickey n’agissaient pas en desperados, comme nos Pieds nickelés français, ils stigmatisaient ses zones d’ombre, et se moquaient déjà d’un capitalisme naissant qui resplendit aujourd’hui. Mais ne jetterait-il pas ses derniers feux, ultra incandescents, ce capitalisme, à la manière des géantes rouges du cosmos, avant de se refermer sur lui-même et de mourir ?
Goldman Sachs aussi est le Picsou du XXIème siècle, un Picsou toxique et je ne cesse de me représenter, dans mes cauchemars bancaires, l’état-major de cette banque barbotant dans une piscine remplie à ras bord de " In God we trust ", un God très bienveillant qui bénit les mortelles combinaisons de ces escrocs de haut vol, je les vois, tels des danseuses hawaïennes, parés de pagnes verts, signés, stigmates des ruines qu’ils provoquent, dans leurs raouts new-yorkais, se taper sur les cuisses et rigoler des imbéciles sur lesquels ils prélèvent leur pelote assassine.
Quelque chose me surprend encore, La Nuit américaine de Christopher Frank est sorti le 20 novembre 1972, et a reçu le prix Renaudot en 1972, décerné, on le sait, en même temps que le Goncourt, en novembre. Les jurés l’ont-ils lu dans la nuit ? Non pas une nuit américaine tournée en plein jour mais un jour français filmé en pleine nuit. Un prix gagné d’avance ? Peut-être car des danseurs en pagnes monétaires tournent aussi autour du restaurant Drouant.
Ce Renaudot, Théophraste de prénom, était un journaliste, mort également, comme Frank et Truffaut mais en 1653. Il était né à Loudun en 1586 et fut un humaniste. Mais ce n’est pas le sujet, d’ailleurs quel est le sujet ?
Au point où j’en suis, autant continuer mon grappillage : À Loudun a vécu une nommée Marie Besnard, appelée la " Bonne dame de Loudun " qui ne l’était pas tant que ça (bonne) puisqu’elle se vit accusée d’avoir empoisonné une dizaine de personnes de son entourage dont elle recueillait les héritages. On les exhuma, tous avaient de l’arsenic dans le coco, mais on en trouva aussi dans la terre du cimetière, et comme on ne put prouver que Marie Besnard avait empoisonné tout le cimetière, on l’acquitta.
Comme Goldman Sachs.
Innocente ou coupable, elle avait tout de même tué moins de monde que les rapaces new-yorkais.
Finalement on comprend que je n’ai pas grand chose à dire sur La Nuit américaine de ce brave Christopher Frank.
Paix à son âme.

mardi 13 novembre 2012


RANGE TA FLUTE, J’AI MA GAMBE

 

CLARA STERN

 


 
Il s’appelle je ne sais pas comment et dès qu’il la rencontre il tombe amoureux fou d’une certaine Clara Stern, une musicienne classique qu’il compare à Cameron Diaz et Uma Thurman, avec en plus la morbidesse étisique des figures de Stuck et de Rossetti, voire de Cabanel.
Lorsqu’on regarde certains tableaux de ces trois-là on comprend avec horreur qu’ils déterrent des cadavres féminins, les rafistolent, ajoutant un peu de poudre aux joues, de rouge aux lèvres, enjolivant un sein, faisant rebondir une fesse, qu’ils les collent, raides, contre une colonne dorique, en leur liant discrètement les pieds ou les mains, pour éviter qu’elles ne glissent le long du fût, ou qu’ils les allongent sur un divan en plaçant leurs bras et leurs jambes ou leur cul dans les dispositions qui leur conviennent, ensuite ils se dépêchent de peindre ces modèles avant que l’odeur ne devienne intolérable et puis hop ! ils reposent le cadavre dans son tombeau et au revoir et merci.
Leurs toiles font évidemment montre d’une certaine rigidité et il semble toujours qu’un air glacial et empuanti circule entre les personnages.
Dieu nous garde de tomber amoureux d’un modèle de Stuck, on finirait tout sanglotant dans un cimetière, creusant ça et là, sous les cyprès, pour retrouver, allongée dans ses longs voiles blancs ou noirs et moisis, l’héroïne blanchâtre qui d’un clin d’œil nous inciterait sans doute à la rejoindre sous sa pierre tombale, et en raison de l’attrait que nous éprouvons pour notre condition future, nous ne résisterions pas à lui infliger les derniers outrages d’outre-tombe. Brr…
Clara Stern n’est pas un cadavre, loin de là, elle gigote pas mal, et lui, le narrateur aimerait bien s’installer à ses commandes et la manœuvrer un peu.
Ce lui est une sorte de Don Juan cavalant de femme en femme, appelons-le Eric Laurrent, qui ne peut ôter de sa tête et de ses désirs cette Clara Stern qui donne son nom à ce roman paru aux Editions de Minuit, en mai 2005.
Il a l’air de faire, en général, des conquêtes faciles ce narrateur qui de temps en temps boit comme un Polonais, jusqu’à l’ivresse (c’est donc un écrivain), dans des raouts parisiens du côté de St Germain où on se réunit pour pas grand chose ou pour des exercices d’admiration mutuelle, et dans lesquels on retrouve ce genre de fille à la Clara Stern. En principe, il suffit qu’il les regarde ou leur marche sur le pied ou même leur vomisse dessus pour les emballer. Comme si c’était tout simple, combien de fois ai-je essayé, même en vomissant je n’y suis jamais arrivé, il est vrai que je ne suis pas écrivain (s’il m’arrive d’écrire c’est comme un vigneron), qu’on ne doit pas me trouver beau, ni riche, ni intelligent, ni cultivé, que j’habite la campagne, et que je ne fréquente que des kermesses paroissiales, peut-être même ne bois-je pas assez. Pourtant ! Mais, lui, mettez-le, dans une réunion tupperware, ou un groupe de réflexion sur l’éducation des enfants, il embarquera, c’est sûr le moindre élément féminin, disponible ou pas.
Eh bien ! Ici, face à Clara Stern, il tombe sur un os. Et c’est tant mieux, se dit le lecteur que je suis, infructueux dans ses séductions, si peu connaisseur de l’Italie de la renaissance, et notamment de Florence, tandis que lui, le coq savant, cite les façades de San Miniato al Monte, de Santa Maria Novella, et balance de l’Ucello avec sa Bataille de San Romano, du Lippi avec sa Vierge à l’Enfant, du Botticelli avec son Printemps et sa Vénus, du Caravage et du Cellini au centre, à l’arrière les Gozzoli, les Masaccio, aux ailes le Ghirlandaio et le Fra Angelico et, en numéro 10, le Raphaël. Tu as plus de chances de baiser en évoquant les splendeurs esthétiques de la Toscane qu’en narrant les péripéties d’une récolte d’artichauts en Salanque.
Pour des séductions huppées dans ces réunions mondaines, l’étalage culturel est plus propice que la composition de l’équipe de rugby de ma ville, que je connais pourtant par cœur, que je nomme avec des signes : Parlant d’un pilier, je rentre les épaules et je pousse comme un bœuf, d’un demi de mêlée, je mime des passes d’une extrême élégance, d’un troisième ligne, les bras en avant et la tête basse, j’imite les tampons qu’il inflige au type d’en face, et comme un trois quart centre, tout en vélocité, je cadre et déborde le centre adverse, j’effectue si parfaitement ces gestes, qu’il m’arrive parfois de bousculer le serveur et son plateau de flûtes, de bourrer la poitrine rebondie d’une voisine ou de taper malencontreusement dans les testicules de mon interlocuteur. Bref je me ridiculise, on détourne la tête, les femmes, dédaigneuses et hautaines, n’ont aucun désir pour moi et il arrive même qu’on me chasse.
Et lui aussi pour une fois, car la dénommée Clara Stern, si elle joue de la gambe avec virtuosité, ne s’intéresse nullement à la flûte du narrateur, ou plutôt elle lui fait tirer une langue de dix mètres tout au long du roman, cent quatre vingt dix pages douloureuses où elle en fera son toutou qui l’accompagnera partout, tout excité, qu’elle rendra fou de jalousie et de désir, à qui elle ne fera voir qu’un bout de culotte, une échancrure de corsage, dont elle acceptera un baiser par ci par là, ou une caresse qu’il croira préliminaire, puis stop, tu peux ranger tes outils ! On n’aimerait pas être à sa place. Mais Dieu combien cette musicienne connaît la chanson. Le Don Juan ne serait-il pas elle ?
J’ai l’air de plaisanter mais cette sorte d’Amour de Swann, où le désir s’entremêle à la jalousie, ou la chair en impose à l’esprit, est un excellent roman par la grâce d’une écriture sinueuse, proustienne par moments, parfois trop, mais lancinante, insupportable au début, puis obsédante comme le désir et finalement épatante.
Eric Laurrent se tapera-t-il Clara Stern ?
Il suffit de lire.

mardi 6 novembre 2012

(Ecrit en 2008)

LE KARCHER DE L’AVENUE DE VILLIERS



NANA

 
C’est l’histoire d’une artiste de variétés, qui est belle, qui est devenue la coqueluche du tout Paris et qui finit par occuper une situation très en vue.
Nous sommes au XIXème siècle, durant les dernières années du second Empire et cette artiste reconnue, c’est Nana.
Pour une fois l’imagination de Zola est un peu courte.
Au XXIème siècle, toujours à Paris, on a vécu une histoire plus belle encore et cette fois-ci la chanteuse de variétés est parvenue au faîte du pouvoir.
Qui n’a pas lu Nana ? Je ne vais pas faire trop de commentaires sur ce roman, un des plus connus de Zola. Je me suis amusé à le lire sous l’angle particulier de la dilapidation des fortunes qui, par la magie de la plume de Zola, devient un somptueux exercice. Comment oublier la décadence morale et financière du comte Muffat, ce familier des Tuileries qui met Nana dans ses meubles, en l’occurrence un hôtel particulier de l’avenue de Villiers, et bouffe son immense patrimoine en imaginant s’assurer une exclusivité à laquelle il est bien le seul à croire ? Il se ruinera à la manière du baron Hulot de Cousine Bette. Il y perdra tout, sa fortune, la confiance de l’empereur, sa fille qu’il donnera en mariage à un ex-amant de Nana, et sa femme, la comtesse Sabine, qui d’adultères en adultères, finira par se taper nuitamment des cochers dans des fiacres. Et pendant ce temps Nana croque, n’en finit plus de croquer : elle tire huit à dix mille francs par mois au comte Xavier de Vandoeuvres, celui-ci achevait alors sa fortune dans un coup de fièvre chaude. Ses chevaux et Lucy lui avaient mangé trois fermes, Nana allait d’une bouchée avaler son dernier château, près d’Amiens.
Cette ascension de Nana sur les pierres des palais qu’elle jette à terre, la terre des champs qu’elle moissonne, les moulins dont elle brise les ailes, les titres ou les rentes d’état qu’elle brûle en une flambée et sa capacité à ruiner un type d’un mouvement de robe et dans l’éclat d’un diamant sont admirablement bien rendues : Elle domina la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent, qui lui faisait fondre publiquement les fortunes. Dans son hôtel il y avait comme un éclat de forge. La fortune de Steiner, dévorée : elle finit Steiner, elle le rendit au pavé, sucé jusqu’aux moelles, si vidé qu’il resta même incapable d’inventer une coquinerie nouvelle, l’héritage de M. de La Faloise, englouti : elle brûlait la terre où elle posait son petit pied. Ferme à ferme, prairie à prairie, elle croqua l’héritage, de son air gentil, sans même s’en apercevoir, comme elle croquait entre ses repas un sac de pralines posé sur ses genoux. Ça ne tirait pas à conséquence, c’étaient des bonbons. Mais, un soir, il ne resta qu’un petit bois. Elle l’avala d’un air de dédain, car ça ne valait même pas la peine d’ouvrir la bouche.
Dans son hôtel particulier, la the Nana travaille au nettoyage des friqués de la haute. Elle rend les fortunes liquides, puis solubles. Elle est le karcher de l’avenue de Villiers. Un malstrom, elle racle mieux que le fisc.
Ce karcher a fait dégouliner dans mon dos et sur mon bas-ventre une sueur glacée. Mon Dieu ! Et si cela nous arrivait aujourd’hui. Si soudain au sommet de l’état, la volupté provoquait les mêmes irrépressibles appétits. Si une pareille fringale venait à l’épouse de notre chef de l’Etat. Tout tremblant, j’ai vu partir Rambouillet dans un nuage de poussière, disparaître un porte-avions dans une bouche grande ouverte, un claquement de mâchoires a emporté le Louvre, la patrouille de France est entrée par une oreille, la Joconde a disparu aussi vite qu’un cachou Lajaunie, les arbres du parc de Versailles ont pété comme des allumettes, de la bouche vermeille et souriante est sorti tout le mobilier national sous forme de cure-dents, la villa Médicis est tombée entre les mains des Kossovars, Khadafi a emporté la croix de Lorraine de Colombey les deux églises, et a promis de nous acheter(il paiera plus tard) Eurodisney, mon Dieu tout y passera. Devant l’émail immaculé de ses dents, ont défilé des statues, des musées, des monuments, des cathédrales et la belle riait, chantait, et avalait tout ce qui passait devant elle. Il ne restera plus rien, me suis-je dit, même les Allemands ne voudront plus de nos ruines.
Par bonheur, je me suis réveillé, un cauchemar !
Gare, je reste vigilant, l’amour, le sérieux surtout, peut tout.
Cette sacrée fille est capable de nous bouleverser jusqu’au tréfonds de notre âme, jusqu’au tréfonds de notre sexe puis-je ajouter, parlant même au nom des femmes (qu’elles me pardonnent) qu’elle dévorait de ce même appétit et avec cette sorte de fraîcheur naïve que revêt l’amour innocent, (je suis maintenant revenu au roman).
Un de ses amoureux, transi, est devenu le toutou à sa mémère, il ne quittait plus l’hôtel, familier comme le petit chien Bijou, l’un et l’autre dans les jupes de maîtresse, ayant un peu d’elle, même lorsqu’elle était avec un autre, attrapant des aubaines de sucre et de caresse aux heures d’ennui solitaire.
Par le seul génie de Zola, tout humain normalement constitué, considèrera comme une récompense ou un privilège, le fait de se traîner aux pieds de Nana, de vider son pot de chambre, d’être cocu, battu et d’y laisser tout son argent. Ça c’est un roman !
J’ai envie de faire une critique à Zola, la littérature m’autorise tout, c’est pour ça que je l’aime, j’ai été gêné par l’effet de juxtaposition de ses grands tableaux, pourtant admirables dans leur traitement. Les scènes au théâtre, à la campagne, aux courses, les soirées chez Nana manquent un peu de liant, je suis peut-être le seul à me plaindre, mais j’aurais aimé, entre chaque morceau de bravoure, quelques phases de respiration, de transition où l’on entende le pas d’un cheval, le craquement d’une bûche où l’on voie le souffle du vent qui disperse un tapis de feuilles mortes ou fait courir derrière son chapeau un monsieur à canne et redingote.
Bah ! Ce n’est pas grave.
Nana, quel beau roman ! je peux m’extasier sans crainte, je ne prends pas de risques, Flaubert lui-même n’en revenait pas. Il louait une certain nombre de scènes et notamment la fin du roman dans la chambre d’un palace parisien, une fin en effet bouleversante.
Mais bon Dieu que j’ai eu peur avec ce cauchemar digestif !
 
 
 
 
 

vendredi 2 novembre 2012


DONUTS D’OUTRE ATLANTIQUE
 
 
LA CONFESSION DE GUEST


Les personnages d’Henry James sont des oisifs resplendissants. Débarrassés du souci d’assurer leur quotidien, ils consacrent leur temps aux circonvolutions psychologiques de l’histoire dans laquelle leur créateur les a insérés.
Et ils en rajoutent. Chez Henry James, on ne peut entendre sereinement une musique sans analyser ce qu’elle pourrait signifier si on l’écoutait dans d’autres circonstances, si on la jouait avec de nouveaux instruments, si on changeait de tonalité ou d’interprète, de même que l’on ne peut aimer une jeune fille sans songer à ce qu’elle pourrait penser si on l’aimait moins, ou plus, ou pas du tout, ou autrement, ou plus tard.
Au début, on peste devant cette valse hésitation qui nous fait aller et venir sans qu’on ait le sentiment d’avancer ou de reculer. Halte, se dit-on, James tu ne m’auras pas avec ton pinaillage, on ne me la fait pas à moi.
Il y a bien une petite intrigue pour faire avancer la chose, ici, par exemple dans La Confession de Guest, ce Guest bel homme de parfaite éducation apparent gentleman est d’une honnêteté moyenne si moyenne qu’elle a un jour basculé dans la malhonnêteté. Sa fille musicienne (d’où la musique plus haut), l’objet du désir du narrateur (le narrateur est plein aux as) éprouve une grande affection pour son père lequel se rendant compte que son futur éventuel gendre est non seulement au courant de ses indélicatesses mais a été le témoin de l’humiliation publique que lui a infligée son créancier ne l’agrée pas. Oui, je sais, c’est compliqué à suivre même pour moi. Tant pis, je continue, ce créancier le demi-frère du narrateur d’une santé chancelante si chancelante qu’on le ramassera à la petite cuillère et qu’il rendra son âme une âme honnête mais assez rigide entre les bras de son frère (de son demi-frère donc), a fait signer une reconnaissance de dette à Guest d’où le titre La Confession de Guest. Bon, j’arrête, je ne sais plus où j’en suis. Ah ! oui  dernière chose ce demi-frère (pas le narrateur, l’autre le chancelant) porte le nom de Musgrave et cela n’a aucune importance pour la suite d’autant que son demi-frère l’autre n’en a pas. De nom.
Ceux que ça intéresse doivent pouvoir donner un sens et améliorer ce paragraphe en changeant les parenthèses de place et en revoyant de fond en comble la ponctuation. Pas de points virgules, s’il vous plait, je n’aime pas ces signes hybrides.
Dans un roman policier, une histoire de ce genre finit par un coup de feu, ou une entente illicite, ou une bagarre, ou un viol, dans un roman de Barbara Cartland, la promise pleure, le fiancé aussi, le lecteur de même, il n’y a que l’éditeur qui rigole, chez Corneille, c’est plus simple, on a étripé le papa, reste plus qu’à s’interroger : Chimène qui l’eut dit, Rodrigue qui l’eut crû, ou vice versa, chez James, ça s’étire, ça s’étire mais le miracle provient de ce que l’on se surprend à tourner les pages avec gourmandise, il est vrai que les feuillets de la Pléiade sont des ailes d’oiseau, on ralentit pour ne pas amputer trop rapidement son plaisir.
Les nouvelles de James sont en général assez longues, 70 pages en moyenne (une nouvelle de Tchekov fait deux ou trois pages, parfois moins), elles sont divisées en morceaux, 6 parties pour La Confession de Guest, on a le temps de s’intéresser au décor, aux personnages, à l’auteur, à sa vie. On peut se dire par exemple qu’Henry James, né en 1843 et mort en 1916, est le contemporain de Maupassant (1850/1893) à une syphilis près et de Tchekhov (1860/1904) à une maladie de cœur près et si ses analyses psychologiques sont plus fouillées, il n’a pas la sensualité du premier et l’humour du second, heureusement car on n’aurait pas eu besoin de lui et constatant alors la mort prématurée de ces deux-là, on peut se lamenter sur les œuvres de maturité que l’humanité a perdues.
Une nouvelle d’Henry James (je veux parler de ses premières nouvelles, je lis dans l’ordre chronologique) n’est pas un choc ou un événement brutal, c’est une portion de temps, prise parfois dans une phase de dramaturgie aiguë. Ainsi La confession de Guest est empreinte d’un caractère tumultueux au sein de ce qui aurait dû être une relaxante cure thermale.
Nous sommes aux USA, dans une ville d’eaux, on ne s’y fait pas, on se croirait plutôt dans un de ces lieux surannés d’Europe centrale un machin comme Karlsbad, par exemple (art déco et tables de jeux à gogo) où, au XIXème siècle, toutes les aristocraties allaient prendre des bains. J’ai oublié de dire qu’Henry James, l’Américain, est un grand voyageur et un amoureux de l’Europe au point qu’à la fin de sa vie il demandât et obtint la nationalité britannique. Aujourd’hui les voyageurs (ceux qui voyagent dans le but de voyager) font le contraire, ils ne s’intéressent absolument pas à ce qui existe en Europe, voudraient se faire naturaliser Américains et prennent des avions pour aller se goinfrer aux Etats-Unis de sandwichs et de donuts, alors qu’ils peuvent en trouver chez eux sur le pas de leur porte. Je veux dire des monuments et des donuts aussi.
Dans La Confession de Guest, les Américains sont reconnaissables sous deux espèces, d’un côté, le Wasp, type Nord-Est (Boston et les environs), l’oisif donc et son demi-frère, cousus d’or et ruisselants de dédain envers les prolos, on peut y ajouter Guest qui fait partie de la même souche et de l’autre, un cow-boy à chemise à carreaux, ayant fait fortune dans le middle-west (La Confession de Guest date de 1872, la ruée vers le far-west et la Californie n’étaient pas encore entrées dans la légende) grâce à sa mine d’argent et à sa mine d’aventurier, cow-boy qui tente de séduire dans une intrigue annexe une amie de l’héroïne, une certaine Mrs Beck, elle-même plutôt intéressée par le sieur Guest, mais je ne vais pas recommencer. J’allais oublier une troisième espèce d’homme, les noirs, mais on n’en voit jamais vu qu’on ne visite ni les cuisines, ni les arrière-cours et qu’ils ne fréquentaient guère, je veux dire en tant que clients, les villes d’eaux. Malgré la guerre de sécession le problème noir n’avait pas encore chagriné ce bon Henry James.
Ces gens sont tellement sérieux que l’on a tendance à se les représenter bedonnants et rubiconds pour les hommes, en dentelles et robes noires pour les femmes, alors qu’ils sont comme nous, enfin je me comprends.
Henry James quant à lui avait plutôt l’air d’un notaire prospère, il était le frère cadet de William James, philosophe de grande réputation (il devait être assez difficile dans cette famille de parler tranquillement de football vu qu’il n’existait pas encore) avec qui, à la vérité, il s’entendait fort mal, il me revient que Deleuze plein d’admiration pour William et pour Henry aussi, pour les deux frères en fait, énonçait que l’on aurait pu étudier l’œuvre d’Henry James à la lumière de celle de William James ou celle de Williams à la lumière de celle d’Henry.
Et moi j’arrête ici ce machin tout décousu.
 
 Le portrait:  William McGregor Paxton