DIGRESSIONISME AIGU
LA NUIT AMÉRICAINE
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
La nuit américaine est un procédé
cinématographique permettant de tourner en plein jour des scènes de
nuit. L’éditeur Le Seuil me le dit à la première page d’un roman appelé La Nuit américaine écrit par un nommé Christopher Frank.
Truffaut à qui il arrivait de faire parfois un bon film parmi des choses incroyablement mauvaises telles que La Chambre verte, un des navets les plus ridicules jamais vu par moi, une histoire de bougies et de mort, a réalisé en 1973 La Nuit américaine.
En tombant sur cette nuit de Frank parue, elle, en 1972, j’ai aussitôt
pensé que la nuit de Truffaut et la sienne ne faisaient qu’une.
Or non !
Ce sont deux nuits différentes. Elles ont toutefois quelque chose en commun : La Nuit américaine
de Truffaut retrace les péripéties d’un film en train de se faire et le
roman de Frank celles d’une pièce de théâtre en train de s’écrire, de
se monter, de s’interpréter et de se vautrer.
Saurais-je un jour les raisons de ces
coïncidences entre ces deux œuvres ? Frank est mort, donc aucune
explication à attendre de son côté, et Truffaut aussi donc rien non
plus.
La Chambre verte de Truffaut, j’y reviens, est basée, paraît-il, sur trois nouvelles d’Henry James, L’Autel des morts, La Bête dans la jungle, et Les Amis des amis,
trois nouvelles de cet excellent écrivain pour réaliser ce navet, quel
gâchis ! Ce pauvre Henry James ne méritait pas ça. Il est un de mes
auteurs préférés, je n’ai pas encore lu ces trois nouvelles, elles sont
en ligne de mire, elles m’attendent dans les deux derniers tomes de ses
nouvelles complètes, dans l’édition de La Pleiade. Je les ai sous les
yeux, je les observe dans leur livrée blanche et leur rhodoïd craquant,
je les extrais de temps en temps de leur boite, je les ouvre, lis une
phrase au hasard, parfois deux, escomptant mon bonheur futur mais
soucieux de ne pas trop l’écorner, je vérifie un titre, je les pèse, les
sens, puis je les range à nouveau, en veillant à les installer à un
endroit où je peux les voir sans cesse. Je suis un avare qui mourrait
s’il ne voyait pas ses trésors accumulés, je suis un Picsou de la
littérature, admirant la montagne d’or de sa bibliothèque. Mes yeux sont
des reliures, ma peau est du papier, ma langue un marque page, tous mes
moments de la journée sont des chapitres et mes nuits des romans
entremêlés. Je me feuillette plus que je ne vis.
Je pense à Picsou maintenant, sous des
dehors enfantins, ce Walt qui n’était pourtant pas un révolutionnaire
développait au fond une critique assez féroce de la société de mon
enfance. Même si Donald et Mickey n’agissaient pas en desperados, comme
nos Pieds nickelés français, ils stigmatisaient ses zones d’ombre, et se
moquaient déjà d’un capitalisme naissant qui resplendit aujourd’hui.
Mais ne jetterait-il pas ses derniers feux, ultra incandescents, ce
capitalisme, à la manière des géantes rouges du cosmos, avant de se
refermer sur lui-même et de mourir ?
Goldman Sachs aussi est le Picsou du XXIème
siècle, un Picsou toxique et je ne cesse de me représenter, dans mes
cauchemars bancaires, l’état-major de cette banque barbotant dans une
piscine remplie à ras bord de " In God we trust ", un God très
bienveillant qui bénit les mortelles combinaisons de ces escrocs de haut
vol, je les vois, tels des danseuses hawaïennes, parés de pagnes verts,
signés, stigmates des ruines qu’ils provoquent, dans leurs raouts
new-yorkais, se taper sur les cuisses et rigoler des imbéciles sur
lesquels ils prélèvent leur pelote assassine.
Quelque chose me surprend encore, La Nuit américaine
de Christopher Frank est sorti le 20 novembre 1972, et a reçu le prix
Renaudot en 1972, décerné, on le sait, en même temps que le Goncourt, en
novembre. Les jurés l’ont-ils lu dans la nuit ? Non pas une nuit
américaine tournée en plein jour mais un jour français filmé en pleine
nuit. Un prix gagné d’avance ? Peut-être car des danseurs en pagnes
monétaires tournent aussi autour du restaurant Drouant.
Ce Renaudot, Théophraste de prénom,
était un journaliste, mort également, comme Frank et Truffaut mais en
1653. Il était né à Loudun en 1586 et fut un humaniste. Mais ce n’est
pas le sujet, d’ailleurs quel est le sujet ?
Au point où j’en suis, autant
continuer mon grappillage : À Loudun a vécu une nommée Marie Besnard,
appelée la " Bonne dame de Loudun " qui ne l’était pas tant que ça
(bonne) puisqu’elle se vit accusée d’avoir empoisonné une dizaine de
personnes de son entourage dont elle recueillait les héritages. On les
exhuma, tous avaient de l’arsenic dans le coco, mais on en trouva aussi
dans la terre du cimetière, et comme on ne put prouver que Marie Besnard
avait empoisonné tout le cimetière, on l’acquitta.
Comme Goldman Sachs.
Innocente ou coupable, elle avait tout de même tué moins de monde que les rapaces new-yorkais.
Finalement on comprend que je n’ai pas grand chose à dire sur La Nuit américaine de ce brave Christopher Frank.
Paix à son âme.