L’ART FRANCAIS DU ROMAN (AMÉRICAIN)
ou
LA DISPARITION DE SULLIVAN
Avec La Disparition de Sullivan,
Tanguy Viel se pose la question qui hante les romanciers français :
pourquoi l’histoire d’un type, en chemise à carreaux et casquette de
canard, qui se poivre au mauvais whisky, juché sur le tabouret d’un bar
lugubre du fin fond du Minnesota, a vocation à l’universel, alors que
celle du même qui s’enfile des pastis secs les uns après les autres sous
les platanes d’une ville du midi de la France, ne peut prétendre à
autre chose qu’à une modeste classification dans la catégorie des romans
régionalistes.
Les auteurs français, désormais
qualifiés de locaux, ressemblent à des petits vieux assis sur un banc de
promenade, parlant de la pluie et du beau temps, dont les livres sont
tout juste bons à garnir les rayons de poussives bibliothèques
publiques, tandis que, circulant en jets, descendant dans les palaces de
toutes les capitales, éclusant des grands crus comme moi de l’eau
municipale, adulés de tous, se tapant nos maris, nos femmes et nos
enfants à tire-larigot, leurs homologues américains, vêtus de modernité
éclatante, représentent à eux tout seuls la littérature et le génie
créateur du siècle.
Certains penseurs apocalyptiques
fulminent que ceci est dû à l’effondrement de la France, à l’immigration
et à je ne sais quoi encore et d’autres, dont Tanguy Viel, plus
raisonnables pensent que c’est à cause du commerce triomphal et de
l’hégémonie du dollar. L’unité de mesure du monde est devenue aussi
celle de la littérature et le principe sous-jacent de ses récits.
Tanguy Viel, pour le prouver, décide de se lancer dans la rédaction d’un roman à l’américaine, La Disparition de Sullivan, disparition
dont on se fout un peu et lui aussi, en nous faisant assister au
déroulement de l’opération. Facile, on connaît tous les stéréotypes.
Quels que soient les romans ou les romanciers, on les retrouve
toujours : une ville déglinguée avec des bâtiments industriels en friche
ou abandonnés à un Rambo quelconque, quelques gratte-ciel de ci de là,
un professeur d’université dépressif qui picole un peu, beaucoup même,
qui néglige sa femme qui, elle, ne néglige pas son voisin, des 4 x 4, un
barbecue, la pelouse d’une villa, du base-ball, des amis rupins, oisifs
ou hyperactifs qui se déchirent, des flash-back, une bourse qui
prospère ou s’effondre, un président qui meurt, un autre qui accède sans
élection supplémentaire à des privautés sous un bureau. Les plus grands
écrivains eux-mêmes n’échappent pas aux ravages du marketing
littéraire, Philip Roth, par exemple….
J’étais en train de me dire que
j’avais un certain toupet de mêler Philip Roth à cette histoire, lorsque
Tanguy Viel, à la page 63, le cite en compagnie de Jim Harrison, Laura
Kasischke, Joyce Carol Oates, Alice Munro, du coup, libéré, je prétends
que je pourrais, moi aussi, en citer des multitudes, car ils sont tous
liés par une même farine ces écrivains et puisent dans le même sac. Je
comprends maintenant l’intérêt que je trouve souvent à la lecture de ces
œuvres, le marketing est si insidieux et vise parfois si juste, je
comprends surtout ma lassitude, car l’uniformité et la répétition sont
d’horribles rengaines et tout à coup aussi ce sentiment m’envahit : on
me prend depuis trop longtemps pour un imbécile !
La ménagère de moins de cinquante ans
raffole de ces situations, disent les éditeurs à leurs auteurs, et les
lecteurs français en sont friands aussi, alors vous allez écrire ce
genre de conneries, un point c’est tout. Et ils continuent leurs
recommandations, du fond de leur fauteuil, avec dans leur dos, sur la
cheminée, les multiples récompenses qu’a obtenues leur écurie, car leurs
auteurs, effondrés devant eux, tentent de préserver un minimum de
dignité : ta, ta, ta, ta… messieurs, c’est ainsi et pas autrement, et si
un jour, la ménagère de moins de cinquante ans n’aime plus ce style, si
elle se met à trouver géniale la culture des navets sur un balcon, il
faudra me faire des romans sur la culture des navets.
Compris ?
Rompez !
La Disparition de Sullivan est
un double roman. On lit le roman américain en même temps que l’on
assiste à sa confection, l’auteur choisit les ingrédients, explique ses
choix au lecteur, dit, en sortant des trucs et des machins de sa caisse à
outils, qu’il aurait pu faire ceci ou cela, qu’il a choisi cet
événement plutôt que cet autre, ou ce passé, ou ce nom de famille et
lorsqu’on ferme le livre, à travers ces hésitations, ces interrogations
du narrateur et cette dérision dont il fait parfois preuve, on a aussi
le sentiment d’avoir lu un roman français.
Nanti de ces ingrédients rodés aux
goûts des lecteurs, le roman américain est d’une grande fertilité, avec
lui tu peux pondre un Raskolnikov, un Lucien de Rubempré ou une Anna
Karénine comme qui rigole. Pourvu que ce soit écrit en anglais, ou
traduit de l’anglais, les pays émergeant et ceux en passe d’être
immergés s’y jettent dessus.
Le roman américain devient l’actif toxique de la littérature mondiale.
Deux romans en un et pour quelques
euros seulement. L’éditeur des Editions de Minuit, en plus d’être un
bienfaiteur de l’humanité par les talents qu’il expose, sauvegarde nos
budgets, il a compris le malaise insupportable de la dette souveraine,
privée, intellectuelle, gastronomique et profondément sexuelle qui pèse
sur nos épaules. Ses bouquins valent quatre sous : 14 euros pour La disparition de Sullivan, qui dit mieux ? Surtout lorsqu’il s’agit de livres beaux comme des coquilles St. Jacques poêlées.
C’est tout un art et c’est très
périlleux cette idée d’écrire sur un roman en train de se faire, en
général cela donne les choses les plus convenues et les plus
horripilantes, l’auteur, dans la majorité des cas, se vautre, n’est pas
Diderot qui veut et il faut avoir de sérieux dons et du génie pour
écrire un Jacques le fataliste.
Tanguy Viel réussit cette gageure, il
est vrai qu’il possède le modèle de ce qu’il ne faut pas faire : le
roman américain, et qu’en même temps il a sous la main, la ressource du
roman français pour lequel il a déjà montré son savoir-faire.
Et ma foi, il réussit l’un et l’autre.
PS : Je me demande si je ne me suis
pas laissé emporter et si je traduis bien le sentiment de Tanguy Viel
vis à vis de la littérature américaine. N’ai-je pas trop facilement
donné libre cours à la moquerie ? Allons, allons ! Il existe là-bas,
d’authentiques écrivains et de grands romans. Il fallait que ce soit
dit, même en post-scriptum.
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Quelques liens:
Pour la sortie de "Moi et Diderot" (Et Sophie)
Puis Amazone et Fnac