samedi 9 février 2013


QUATRE CENTS EUROS EN PIPI

 

EN MARGE
 

 
L’argent entame trop aisément notre goût pour l’art et le vin, avec une attitude prétentieuse de m’as-tu-vu, je suis capable de transformer une bouteille de La Tache à quatre cent euros en pipi quand ça me chante.
Au fond, le grand avantage du vin par rapport à la musique, à la peinture ou à la littérature, c’est que cela se transforme en pipi. J’ai envie de dire ceci : dans le vin, il existe quelque chose de plus vital que la contemplation artistique, c’est la consommation à laquelle succède, puisque celle-ci est d’ordre physiologique, la transformation et comme nous sommes faits de chair et de liquide, cette opération se poursuit par l’expulsion (on pisse quoi !), dans des lieux créés à cet effet (comme l’art a ses musées, le vin possède ses pissotières), ou contre un mur, ou en pleine nature. En se secouant et en refermant sa braguette (je parle du mâle, là), l’homme peut se dire, voilà j’ai accompli ce que je devais accomplir, ma tâche est finie (ou La Tache est vide), par ma grâce, ce qui était venu de la terre, est retourné à la terre, j’ai joué mon rôle, désormais il ne me reste qu’une chose à faire : recommencer. Et il recommence, il recommence et recommence encore.
Ce rapprochement entre vin et art fait par Jim Harrison dans son livre En marge, sorte d’autobiographie sensuelle ou sensorielle, me donne à réfléchir.
Le vin et l’art ont-ils quelque chose en commun ?
Je crois le vin trop marqué par son appartenance à un lieu précis, à un paysage, à une nature de sol, au soleil, à l’eau, à un climat, à une exposition, à une histoire, à des hommes, pour se mesurer à l’art en tant que représentation du monde, il est trop proche du particulier, du déterminé, du local, trop marqué par le temps, la durée je veux dire ou le millésime, pour avoir vocation, comme lui, à l’universel.
Bon, je ne vais pas donner une définition de l’art, à quoi bon, il y en a tant et souvent excellentes, alors, on ne m’attend pas. D’autant que lorsque je crois en avoir trouvé une, c’est une autre qui arrive, puis une autre, se contredisant toutes.
Pas de définition du vin non plus, sa seule définition est dans le verre. Seulement dans le verre ? Non ! Le vin est aussi un lieu mental où le culturel a sa place.
Le vin n’est pas de l’art, trop de dépendance en lui, il est colline, forêt, fleuve, prairie, rocs, clocher, il enfonce ses pieds dans la terre. Il n’est pas fait pour exprimer une vision du monde, une virtuosité, une sensibilité, il n’est pas l’œuvre d’un artiste mais celle d’un type, assez fou en général ou quasi ivre, qui tente, millésime après millésime, de faire parler des cailloux.
Au fond, le vin est supérieur à l’art en tant que langage.
Le vin langage ?
Je fais parler les cailloux, dit en levant son verre ce type assez fou ou quasi ivre, mon vin parle à la place des cailloux.
Quel artiste pourrait faire parler des cailloux ? Hein ! Quel artiste ?
En revanche, puisqu’on ne me le demande pas, je vais m’interroger à haute voix ou plutôt ligne par ligne sur ce qui dans le vin appartient à l’art, car bien entendu il existe une création dans le vin, ni à l’endroit, ni au moment où on s’y attend, n’est-ce pas, mais à cet instant qui sonne comme un coup de canon sur une morne plaine (la morne plaine de la vie), c’est lorsqu’on ouvre une bouteille, ploppp ! Alors le mystère s’étend sur la table parmi les convives, tous ont tendu leur verre et regardent s’écouler le vivifiant liquide, avec des yeux aussi concupiscents que des amateurs d’art tombant nez à nez ( ?) sur l’Origine du monde au détour d’une salle de musée, ou d’une oreille aussi attentive que des mélomanes écoutant s’élèver l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler.
S’approcher du mystère et y goûter, c’est bien là le projet d’un amateur d’art et c’est aussi la réalité d’un amoureux du vin.
Le vin devient art lorsque nous posons notre nez au-dessus du verre, tous nos gestes et nos pensées ressemblent à celles que nous éprouvons dans la contemplation de l’art, l’émotion, la recherche esthétique, la comparaison, l’envie d’initier, de partager, l’ivresse et la joie devant une œuvre en train de s’accomplir.
Nous, consommateurs, sommes les créateurs du vin, plus nous buvons, plus nous créons, alors allons-y, hic !
Bon, je pose mon verre.
Et c’est cette vieille tête de boucanier qui s’appelle Jim Harrison, cette vieille tête burinée par les grands espaces et par le vin, cette vieille tête ridée comme une pomme suspendue dans un grenier, extrayant comme elle de sa lente surmaturité, des arômes aussi accomplis et subtils que l’air des soirées de printemps sous une véranda, c’est cette vieille tête plissée et borgne qui nous conduit sur ces chemins.
Un Américain, le meilleur d’entre eux, aimant son pays à l’excès, non dans ses excès, mais dans son humanité, dans sa modestie, sa diversité naturelle, du Michigan au Texas, du Montana au Connecticut, nous parle, une bouteille à portée de main, des ruisseaux à truites, nous fait lever la tête vers des vols d’oies sauvages, nous invite à courber le dos dans le froid des petits matins quand la neige craque sous les pas, nous parle des étés brûlants au bord des lacs, dans les nuées de moustiques, et nous comble de littérature.
Jim, merci !
 GALERIE: Andrew Wieth (USA) 1917/2009

vendredi 1 février 2013

MINETTE REMBOURSEE  

EXAMEN ANATOMIQUE (ET SURTOUT GÉNITAL) D’UN POLAR


METS TON DOIGT OÙ J’AI MON DOIGT



C’est curieux tous ces gens, hein ? ne se décourage-t-elle pas.
Dans une petite note, en bas de la page 153, l’auteur explique que les romanciers (les mauvais plutôt, encore que les bons parfois…) ont la marotte de ponctuer leurs dialogues, de cette façon : se contenta-t-il d’avouer, ou bien, crut-elle bon d’intervenir, il s’y livre donc lui aussi, manière de nous faire comprendre le ridicule de cette manie d’écrivain, qui n’a guère cessé, qui aujourd’hui prospère même, décidé-je d’insister .
Page 156, il nous sort :
Non, pour moi, c’est terminé, n’hésite-t-elle pas à le décevoir.
Et il demande au lecteur, toujours dans une petite note en bas de page : T’aimes : N’hésite-t-elle pas à le décevoir ?
À la page 170, il clôture cet exercice stylistique de détestation, par un :
Le hasard, je t’en fais cadeau, Doc, regarde-son-verre-vide-t-il.
Sans commentaire cette fois, mais l’auteur a amené son lecteur où il voulait. Cette critique appliquée et progressive est une belle invention d’écrivain.
Je suis très bon client de ce genre d’exercice, mieux, si je trouvais des drôleries de ce style dans les Pensées de Pascal ou dans les Méditations poétiques de Lamartine, cela me comblerait de joie et jouer à ça à l’intérieur d’un polar dénote une fière liberté d’auteur. Faire de la littérature en ayant l’air de s’en moquer tout en brocardant la mauvaise, c’est du grand art !
Pascal : Non, je vous en supplie, ne désespérez pas, coassé-je, car pour croasser il me faudrait un " r ", et je n’ai même pas la force de m’en rouler un.
Je me demande si c’est bien le même Pascal.
En revanche on a sans doute reconnu Frédéric Dard dans son exercice policier de San Antonio qui a beaucoup égayé ma jeunesse, éveillé mes sens, qui m’a appris que la littérature n’était pas cette vieille dame un peu rêche que les enseignants, malgré leur bonne volonté, ne parvenaient pas à dépouiller de son poil au menton, chez qui ils n’arrivaient pas à déceler cet érotisme toujours latent qu’à coup sûr elle contient, qui ne nous montraient pas les dessous affriolants que pourtant elle ne cesse d’agiter sous nos nez et à qui un léger glissement de compréhension et d’explication aurait suffi pour nous la livrer toute chaude et épicée, la littérature, je veux dire.
Pourquoi pas quelques San Antonio dans les programmes, saupoudrant les grandes œuvres qui, du coup, auraient paru ludiques, elles aussi, car un écrivain, un grand, que fait-il d’autre que jouer avec les mots ?
L’éveil des sens, oui, ô combien, ici, par exemple dans ce mets ton doigt où j’ai mon doigt paru en 1979, sous Giscard, ineffable écrivain de l’Académie française à qui nous devons l’inoubliable roman Le passage, voici San Antonio en action. Alerté par un gémissement, le commissaire pénètre dans le cabinet médical du docteur Adhémar Rapière, là, dans un capharnaüm de revues médicales amoncelées comme après un tremblement de terre en Chine, il aperçoit sur une table d’examen aux repose-jambes largement déployés, une dame à qui le médecin, installé entre ses cuisses, sur un prie-dieu, est en train de faire une magistrale tyrolienne à crinière. Je crois savoir de quoi il s’agit. Le commissaire laisse se poursuivre la consultation et la dame, très satisfaite, après un ahhhaahhh illimité, se lève, se reculotte, se rechausse, se remet, se recoiffe, se repoudre puis paie son médecin, tandis que celui-ci remplit l’ordonnance.
C’est aussi une forme de soin, dit-il à San Antonio, en se léchant encore les babines, en tout cas personne ne se plaint (elles auraient mauvaise grâce à se plaindre, c’est remboursé par la sécurité sociale, dites) car je traite ainsi la moitié des femmes du canton et pour vous, qu’est-ce que ce sera ?
Le commissaire : Euh, non, je ne viens pas pour la même chose, s’empresse-t-il de se défendre.
Je commence à avoir des réflexes d’écrivain à succès, une aube de gloire se lève, me hâté-je de m’admirer.
Ce Rapière qui s’est instauré président de la S.M.T.C, Société des Minettes Toutes Catégories dont le blason représente une langue pendante stylisée, conte sur trois pages les nobles buts humanitaires de cette O.N.G, ses techniques d’intervention et ses résultats époustouflants.
Voilà, j’avale un San Antonio comme un petit blanc frais sur des huîtres, d’ailleurs, et c’est bon signe, le vin tient une grande importance chez cet auteur, toutes les appellations y passent, un homme de goût, Frédéric Dard, il fournit tout, les coquillages, le citron, le seau à glace, la serviette blanche autour de la bouteille de Muscadet, le rince-doigts et les pensées lubriques, la vie quoi !
Il fait refuser à un de ses personnages un sandwich, comme une sœur de charité repousse la zézette d’un manœuvre étranger et un autre écoute de la musique ultra douce, si douce qu’un diabétique ne pourrait l’écouter sans danger.
Si je devais me livrer à un inventaire exhaustif des citations et trouvailles de Frédéric Dard, il me faudrait des pages et des pages et quand je pense à l’indigence vaniteuse de bon nombre de romans modernes, je me dis que cette richesse-là et cette joie d’écrire que certains regardent de haut sont le plus beau présent qu’un auteur puisse faire à son lecteur.
L’histoire de mets ton doigt où j’ai mon doigt ? Je ne sais pas, je n’ai pas tout compris, il y a pas mal de morts qu’on n’a pas le temps de ramasser, des partouzes, des draps en satin, des tringlées rabelaisiennes par l’adjoint Bérurier, le mégot baveux au coin de la gueule de l’autre adjoint, Pinaud, des cunnilingus donc comme s’il en pleuvait, des culottes, des attentats, des ventrées de choucroute, des incendies, des plaies, du Beaujolais, des bosses, du n’importe quoi que Dard a du mal à réunir à la fin, pour que cela s’explique un peu, pour qu’il y ait à tout cela une tête et une queue, mais le lecteur s’en moque, échauffé, les glandes frissonnantes comme de l’ail qui rissole, il est déjà passé au plat suivant : Remets ton slip, gondolier ou bien Mon culte sur la commode.
DECOR: Michel Gourdon