mercredi 31 décembre 2014




"2015, ON VA ENCORE LES MASSACRER !

Chaque année, à la même époque, on s’évertue, en pure perte, à souhaiter aux uns et aux autres, des vœux de bonheur.
On ne pense jamais aux arbres.
Je le fais aujourd’hui, ils en ont bien besoin, victimes qu’ils sont de la criminelle pulsion des hommes :

 
MEILLEURS VŒUX AUX PLATANES

Voici pour le plaisir un petit extrait du roman de Jean Echenoz « Le Méridien de Greenwich », Editions de Minuit.
Comment dire mieux l’humanité des platanes ?


« …D’ailleurs, convinrent-ils, on s’habituait mal à cette flore antipodale, et principalement aux arbres. Plus que les autres végétaux, les arbres tout particulièrement semblaient s’exprimer dans un étranger radical, impénétrable, indéchiffrable. Qu’on était loin des arbres européens.
- Moi, dit Selmer, celui qui me manque le plus, c’est le platane.
- Ah, le platane, s’exclama Arbogast. Louons le platane.
Et ils firent l’éloge du placide platane, arbre domestique, voué à l’ornementation des routes nationales et des places publiques, équivalent végétal de la vache, elle-même vouée à la décoration des champs, arbre dont on dispose à volonté, que l’on intègre à l’ordre humain aussi facilement qu’un chien ou qu’une poule. A preuve de sa docilité, et comme de son abdication, le platane ne forme pas des bandes comme les autres arbres, plus sauvages. Selmer et Arbogast n’avaient pas le moindre souvenir de forêt de platanes ; peut-être y en avait-il, mais la chose était à peine imaginable : le platane était un gros arbre neutre et soumis, un castrat branchu. Sans doute d’ailleurs était-il mal vu par les autres essences ; il devait faire figure de mouton, de collaborateur, de jaune. Indolent et familier, inverse du baobab - ou, sans chercher si loin, du simple cyprès -, il était plus que tout autre démuni de dimension tragique, sauf quand une automobile s’écrasait contre son tronc, seule occasion de drame pour le platane, mais qui accentuait plus encore son statut d’arbre humain à l’extrême, socialisé jusque dans l’accident.
Ils épuisèrent le platane, passèrent au peuplier, puis au chêne, approfondirent le tilleul, s’attardèrent au pin, s’attendrirent sur le saule et finirent leurs bières. La nuit était tombée… »
















vendredi 26 décembre 2014

N°IX - O TANNENBAUM

DIX PETITS CONTES

N°IX - O TANNENBAUM


Des types ont sauté de pick-up à mitrailleuse, on a entendu des ordres et des cliquetis de culasse, ils ont déroulé des barbelés devant eux et après avoir établi des barrages dans les rues adjacentes, ils ont attendu, l’arme pointée.
Un chien passa en aboyant.
Une vieille femme aussi.
Une sono qui diffusait une musique d’ambiance baissa d’intensité, il allait se passer quelque chose, on le sentait.
Soudain un ordre :
« Feu ! ».
Une seule salve suffit.
Alors on vit une grosse tache rouge allongée par terre.
Les officiers s’avancèrent l’arme à la main.
La tache rouge bougeait encore, elle parla faiblement dans sa barbe blanche ensanglantée :
« Putain les gars, pourquoi moi ? Deux ans de chômage, je venais juste d’obtenir un CDD de rien du tout pour les fêtes et voilà que… »
On l’avait pourtant dit : « pas de Père Noël, en ville ! ».
L’un deux tira le coup de grâce sous le bonnet du bonhomme dont la tête éclata tandis qu’à la sono publique, les chants reprirent leur volume normal.
Les portières claquèrent, une balayeuse passa, la rue retrouva son rythme habituel.
O Tannenbaum, O Tannenbaum.

lundi 22 décembre 2014

N°VIII - SERIAL KILLER




N°VIII - SERIAL KILLER


Cette nuit-là, aux urgences de l’hôpital, le personnel médical crut à une épidémie spontanée, des hommes et des femmes, arrivaient, livides, vomissant un magma glacé, ils se couchaient sur le côté, poussaient un cri et paf ! morts !
Les médecins étant en vacances aux sports d’hiver, les infirmières étaient débordées et les ambulanciers menaçaient de se mettre en grève.
Les policiers levèrent un œil, puis l’autre, et saluant le président de la république plein de chiures, de mouches - son portrait ornant le bureau de tous les commissariats de police de France - trouvèrent que ça faisait beaucoup de morts cette histoire d’indigestion, ils firent une enquête. Ils ne trouvèrent rien.
On était en train d’oublier l’affaire lorsque le jeune apprenti d’un pâtissier de la ville vint déposer une plainte parce que son patron avait tenté de le sodomiser sous la menace d’une arme.
Quelle arme ? lui demanda-t-on.
Une bûche glacée.
Une bûche glacée ?
Une policière stagiaire fut prise d’une illumination : Votre patron le soir de Noël, que faisait-il ?
Je ne l’avais jamais vu aussi excité, dit le mitron, ce soir-là, il a garni le coffre de sa voiture de bûches glacées, il est revenu quelques heures après, apaisé et ayant tout livré.
Mon Dieu, fit la stagiaire, les morts de Noël, c’était lui !
On le confondit grâce à l’ADN.
Il finit par s’expliquer.
Un de ses clients, lui avait dit : Votre bûche glacée, là, elle est dangereuse, c’est une sorte de béton, vous ne trouvez pas ? D’ailleurs tout le monde le dit. Ah, c’est comme ça, avait-il fait, ils vont voir un peu. Il avait passé la nuit à retrouver tous ses clients, l’un après l’autre, et à leur enfoncer une bûche glacée, en entier, dans le gosier jusqu’à la glotte.
Cette affaire fut appelée : Massacre à la bûche glacée.

vendredi 19 décembre 2014

N°VII - L’ÉCHO DE NOS MONTAGNES

DIX PETITS CONTES 
  
 


N°VII - L’ÉCHO DE NOS MONTAGNES



 J’ai trouvé une première brebis, les pattes arrière brisées, un peu plus loin une seconde dont on avait arraché les sabots, d’autres encore, disséminées, puis je suis tombé sur une hécatombe, ça et là des brebis gisaient, à toutes il manquait quelque chose, qui une tête, qui un cou, qui des yeux, qui une langue. Spectacle de désolation ! Soudain m’apparut un bœuf, affaissé sur ses genoux, on lui avait brisé les pattes avant, il semblait en prière. Pas loin de lui on avait déchiqueté un berger, on reconnaissait le bâton et sa veste de laine, mais sa tête avait éclaté, son bassin aussi et il n’avait plus qu’une seule main. Le massacre a empiré, je vis successivement une bonne femme en robe bleue, décapitée, dépassant d’un voile blanc, sa longue chevelure blonde se devinait sous la paille qui jonchait le sol, un âne, couché sur le flanc, débarrassé de son côté droit, les oreilles détachées, un type à barbe, à l’air con, coupé en deux, et un enfant sans jambes dont les bras brisés pendaient à l’extérieur d’un berceau. Quelque chose cheminait dans ma tête, une explication, des raisons de comprendre ce qui s’était passé, lorsqu’un type arriva dans mon dos en hurlant : vous l’avez vu, vous l’avez vu ? Qui ? Cet ivrogne qui passait, vous ne l’avez pas vu ? Il a emporté ma crèche de Noël, c’est lui qui a tout cassé, regardez, regardez, on le suit à la trace. Il s’appuya sur le mur et se mit à pleurer. Je ne trouvai rien de plus malin à lui dire que : Ce n’est que du vulgaire plâtre, remettez-vous, bon sang ! Les anges, dans nos campagnes, aux ailes froissées, m’ont regardé l’air mauvais.

lundi 1 décembre 2014


DIX PETITS CONTES



                                       

                                     N°VI - CESSER DE BOIRE


La télé n’en finissait pas de montrer l’excellence du savoir faire français, exposant comme des œuvres d’art, dans ce salon aéronautique qui se tenait annuellement, ouvert à tous, même aux enfants, des armements, des matériels de guerre et, dernières nouveautés, des avions furtifs et des bombes intelligentes, les militaires sont meilleurs que les écrivains pour attribuer un nom à des saletés. Des types galonnés répondaient à des questions pertinentes sur le nombre de morts que pouvait faire tel missile, qu’il soit air/sol, sol/air, sol/sol, et sol/sur ta face, bouffon, etc. etc, à qui on les vendait ? si les affaires marchaient ? Oui, oui, disaient-ils, du feu de Dieu, on pétarade.
Quand donc se débarrassera–t-on des ces matamores, fis-je en tendant mon verre que je venais de vider, souhaitant le remplir d’une nouvelle charge d’Islay, sorte de bombe au phosphore, single malt de 15 ans d’âge, aussi délicieux qu’un sous-marin atomique convoité par une puissance émergente.
Fatigué de mes déclarations pacifistes, lui, installé à côté de moi, me dit, dans le son cristallin du scotch heurtant les flancs du verre :
- Mais mon vieux, l’armée n’est pas une concession à la guerre, c’est au contraire l’instrument qui signifie notre désir de nous y opposer.
Beau sophisme.
Soigne-t-on le mal par le mal ?
Je dis :
- Un glaçon ou deux, merci.
Puis :
- Tu sais, j’ai connu un ivrogne qui ne cessait pas d’arrêter de boire.
- Ah bon, fit-il.
- Un jour, je lui dis, pourquoi te remets-tu chaque fois à boire ?
- Lorsque je ne bois plus, répondit-il, je n’ai plus la connaissance de ce qui me cause tant de mal, alors je me remets à boire pour mieux comprendre les dangers auxquels je dois échapper.
Nous ne cessons jamais de boire.
Nous faisons la paix pour mieux profiter de la guerre.
Je ne sais même pas si c’est la morale de cette histoire.
Peux-tu me resservir, s’il te plait ?

                                                        

mercredi 26 novembre 2014

CONSIDÉRATIONS SUR LE PURGATOIRE

(extrait de LES GUERRES INTESTINES)

Le purgatoire est une résidence intermédiaire entre la fin de grands événements et l’attente de plus grands encore. Outre que dans ce havre provisoire se pose gravement le problème du temps, de la durée du stationnement, de l’identité du maître des lieux, des critères de son bon vouloir, cette antichambre formate ses pensionnaires, chacun devient un banal voyageur que l’on croise dans une gare, dont on se demande s’il va prendre le train, s’il en descend, ou s’il attend quelqu’un. On le considère itinérant parce qu’il est sur un quai, mais il n’est peut-être qu’une construction de notre esprit à qui nous prêtons une forme humaine, ou rien, tel qu’une borne ou un tableau d’information, ou alors un malade affligé d’une addiction pour l’air des gares, et leur odeur, pour les grincements d’essieux ou de freins, pour les pleurs, les baisers, la beauté des valises, les mouvements de mouchoirs et les effluves de pipi sur les voies. Il y a de l’indéfini dans un purgatoire, c’est une brume enveloppante d’où émergent des bonhommes qui n’ont pas de fonction ou qui peuvent les avoir toutes, c’est un monde étrange, croyez-moi, j’en reviens. On a tendance à rentrer le derrière, dans ces confins, on marche les fesses en retrait parce qu’on se dit qu’on a frisé le feu de l’enfer, et on sent qu’il nous les carbonisera si on les laisse traîner à l’arrière, en même temps on lève la tête vers le ciel, puisqu’on pense que c’est bien mieux, et que le paradis est censé se situer au-dessus et que l’on n’a rien à craindre du paradis, en principe. Cela donne une bizarre démarche, une démarche assez connue, les gens que l’on voit évoluer dans la rue, la tête en l’air et le cul serré, pas trop en arrière, sont des habitants du purgatoire, des types en transit, transportés sous douane. Oui, on peut faire l’expérience, quelqu’un a-t-il essayé d’arrêter un de ces individus à la démarche si singulière, et s’il a pris contact avec lui, a-t-il perçu dans ses paroles quelque chose d’intelligible ? Rien, n’est-ce pas ! Il ne faut pas se voiler la face, nous, les hallucinés de la richesse, les damnés de la terre, les sauvés radieux, les intérimaires purgatifs, les égarés des limbes, vivons ensemble, mijotant dans un ample ragoût humain dans lequel on ne peut discerner les vivants et les morts. La vie, éternelle ou pas, n’est réelle que sur la terre, s’y mélangent des individus que nous croyons connaître, qui semblent avoir des choses en commun, qui paraissent coexister mais qui n’ont pourtant rien à voir ensemble, qui ont déjà accompli un parcours, ou l’entament, qui en reviennent, ou sont en instance de départ, ou dans l’expectative, ou refusés, ou testés, c’est pourquoi de tout temps le monde va si mal, nous n’avons ni origine, ni destinée communes. Nous vivons en paquet, selon des lois surnaturelles ou morales différentes et nous croyons être les mêmes, parfois même nous le revendiquons comme s’il était injuste d’être différents et de vivre ensemble.
Bon, je ne vais pas m’aventurer plus avant dans ce domaine si particulier de la métaphysique, car je ne sais déjà plus ce que je dis. N’est-ce point au fond le propre d’un écrivain de ne pas comprendre ce qu’il dit ? Comment pourrait-il voir clairement ce qui ne sera compris qu’après lui ? Car s’il reste quelque chose de lui, il y a des chances que ce soient ses écrits et rien d’autre. Le langage d’une écrivain est toujours en avance sur lui, il écrit pour saisir des mots, les retenir, comme s’il voulait attraper des oiseaux dans le ciel. En vain, il s’échappent. C’est sa fonction : courir après des mots qui le dépassent. Ses lecteurs sont plus affûtés que lui.

samedi 22 novembre 2014

DIX PETITS CONTES






 
N°V - SCIENCE AFFLICTION


Ils déplièrent une échelle métallique.
Hop ! ils sautèrent de la dernière marche, ce ne fut pas un grand pas pour eux, ils sentirent un sol gelé sous les pieds, et un vent, venu d’on ne sait où, qui avait dû passer à l’intérieur d’un congélateur, leur brûla le visage.
Pas très hospitalier ce lieu ! fit l’un.
Je n’y passerai pas mes vacances, fit l’autre, on ne voit pas le soleil.
Ils regardèrent vers l’horizon, il n’y avait pas d’horizon non plus, ou plutôt l’horizon était à leurs pieds, comme un qui est au fond de son garage et dont la porte serait l’horizon…, vous suivez, fit mon interlocuteur.
Je ne comprends rien à vos histoires, mais continuez, continuez.
En se retournant, ils aperçurent deux types qui ouvrant la bouche, leur dirent : « Que venez-vous faire ici ?». Mais ceci ils ne l’entendirent qu’au bout d’un temps qui leur parut immensément long, ils répondirent et cela arriva aux oreilles des autres avant la nuit, bien qu’il n’existât pas de nuit sur ce sol, ni de jour, mais une sorte de clarté telle qu’on la trouve dans une penderie lorsque surpris, on se cache d’un mari jaloux, vous suivez toujours, j’avoue que non, mais ce n’est pas grave, continuez…, ils répondirent donc, « On vient vous rendre visite », le son circulait avec une lenteur inouïe, car il n’y avait pas d’air pour véhiculer les particules sonores, c’est bien simple, il n’y avait rien.
Le lendemain ou deux jours après, on ne distinguait pas le jour de la nuit, ni le lendemain de la veille ou vice-versa, ils entendirent : « Nous sommes seuls ici, tous les deux et nous tenons à le rester, barrez-vous, on ne veut pas vous voir ».
Les deux cosmonautes, remontèrent dans leur capsule et ne revinrent jamais.
C’est fin, dit mon interlocuteur, ces deux individus craignaient pour leur identité, ils ne voulaient pas accueillir le moindre étranger, et pour leur faire comprendre qu’ils auraient tout à y gagner, à la vitesse où le son se propage sur cette satanée planète, il aurait fallu aux astronautes au moins un siècle terrestre.
On ne donna même pas de nom à cette planète, on laissa les deux extra-terrestres se geler les testicules sur leur glaçon et rester identiques à eux-mêmes.

samedi 15 novembre 2014

DIX PETITS CONTES

Thomas Rowlandson - Suzanne et les vieillards - Tableau 793050
 
Thomas Rowlandson - Suzanne et les vieillards


 
N°IV - ILLUSIONS A PERDRE


Je deviens fou :

Parfois, canne et haut de forme en main, en compagnie de Lucien de Rubempré, je salue des comtesses au foyer de l’Opéra.
Ou bien, dans un train pour Saint-Pétersbourg, langoureusement assis auprès d’Anna Karénine, je regarde défiler derrière la vitre les immensités glacées de la plaine russe, les moujiks ivres, les popes crasseux, les troïkas à patins et les mammouths congelés.
Je fréquente des salons où je croise sans cesse Swann et la duchesse de Guermantes.
Je vide le garde-manger de Scrooge.
Je relâche dans tous les ports du monde avec lord Jim.
Je défriche une île déserte aux côtés de Robinson Crusoé et je finis par bouffer Vendredi.
Pour une bouchée de pain, avec Tchitchikov, j’achète des âmes mortes.
Je caresse Dulcinée sous les yeux de Don Quichotte.
Je pousse Raskolnikov à assassiner une vieille usurière.
Je me tape la princesse de Clèves, dans le salon bleu ou vert, je ne me souviens plus, sur une bergère en tout cas, devant un Nemours interloqué.
Je vomis tous les soirs dans les poubelles de San Pedro en Californie, en compagnie de Bukowski.
Je me fais tripoter par André Gide.
Avec des chandeliers d’argent, je casse la tête de l’évêque de Digne.
Je déshabille Emma Bovary et l’enfile contre une porte de garage, tandis que Charles son mari, m’encourage, vas-y, vas-y, plus fort, bourre-la cette salope.
Et le pire, c’est encore lorsque je m’imagine que je bois tout seul un Château d’Yquem 1989.

Je te dis que je deviens fou, me répéta-t-il.



jeudi 13 novembre 2014


CONSIDÉRATIONS SUR UN PASSÉ PAS SI LOINTAIN

Certains hommes, en disparaissant, tamisent la lumière du monde, après leur mort, il fait plus sombre, le jour revient peu à peu car nul n’est indispensable, mais pour quelques-uns l’ombre s’attarde, on craint même qu’elle s’installe.
Deleuze était de ceux-là, son absence fut longtemps préjudiciable à l’intelligence.
Des petits penseurs, on avait dû en perdre aussi, l’humanité n’en a jamais manqué, ça va, ça vient, les types de ce genre. N’était le petit écart de lumière que leur proche entourage constate, leur mort, dans le tintamarre de la vie, passe inaperçue, un chanteur de variétés tombant de sa terrasse fait, dans les nouvelles du jour, beaucoup plus de bruit qu’un philosophe. On en perdait sous des trains, des avions les éparpillaient, des automobiles les écrasaient, les maladies ne les épargnaient pas et dans cette bouillie d’intellectuels morts, il fallait encore ajouter ceux que l’alcool tuait à petit feu ou que la fréquentation du boulevard St. Germain abrutissait. Rares étaient les penseurs qui mouraient d’amour, à quoi bon ! Au bout du compte, après les deux géants, Foucault et Deleuze, il restait surtout des nains, on fut obligé de penser par nous-mêmes, et dans certains cas contre eux, mais la disparition de ceux-là, des penseurs néfastes je veux dire, plutôt qu’une ombre qui se répand et obscurcit le monde, crée une sorte d’illumination, à quelque chose le malheur peut être bon.
Quelques philosophes de pacotille, mirliflores à chemise ouverte et cheveux fous, excellents pour battre les estrades médiatiques, et habiles à déguiser leurs raisonnements de café de commerce en scolies à la Spinoza, se voyaient bien remplacer les grands mais aucune lumière ne provient jamais d’eux au point que les gens normaux préfèrent en rire. Souvent des joueurs de foot montrent plus de lucidité et d'intelligence qu’eux, et leurs femmes sont bien plus belles, c’est un signe. Et comme pour marquer des buts, ils les éclatent aussi, on peut dire, sans risque de se tromper, que mieux vaut un joueur de foot qu’un penseur d’émission de variétés.
En politique, on atteignait un haut degré d’indigence. Ce n’était pas difficile, les urnes sont là pour élever le vide intellectuel au rang de projet électoral, elles ont un verdict radical, ballottage interdit, les militants unis par la fascination devant l’aveuglante inanité de leurs héros, balisent les voies de nos appauvrissements. On choisissait les chefs d’état pour leur aptitude à caresser une vache, à bouffer du saucisson, à boire de la bière, à refuser de lire des livres, ou pour leur capacité à épouser des chanteuses et à dire du mal des Gitans, des Noirs et des Arabes.
On finissait par regretter le simili truand qui, rendant les clefs de la boutique, après quatorze ans passés dans l’intrigue et le dédain voluptueux, s’était esquivé, pour casser sa pipe peu après, à l’étonnement de tous, dans son lit, comme tout le monde, moi seul savais qu’il était mort de peur de voir se répandre devant lui, et sous la lune, les grands cimetières de la pensée. Il valait ce qu’il valait mais il témoignait de l’importance de l’inutile. Par lui, l’écriture, la lecture et les arts en général avaient droit de cité. Qui le ferait après lui ? Que deviendrait la culture, un mot si grossier dans la bouche de certains, qu’il est synonyme de ridicule, de gabegie financière et de refuge de bons à rien se gavant de subventions.

lundi 10 novembre 2014

DIX PETITS CONTES

DIX PETITS CONTES


N°III – SYMPHONIE INACHEVÉE
 


Il avait allumé son écran mental, ce que tout le monde fait dans ces circonstances et, tranquillement, il se mit à se masturber.
Les images défilaient, le narrateur lui-même n’ose pas s’avancer dans la forêt de cuisses, de fesses, de sexes qui circulaient devant l’auto masturbateur, franchement le type était content, il modulait son rythme, lorsque la scène était langoureuse, il allait « adagio », et lorsque ça bardait, « presto » et « allegretto ». La masturbation est une symphonie, se disait-il, je suis le compositeur de mon propre corps, mon archer tire de mes cordes des mélodies inoubliables, et je mène une sarabande endiablée sur la voluptueuse scène de mes fantasmes. Devant moi, sous mes mains, ma bouche et mon sexe, la grosse caisse s’envoie une paire de flûtistes, l’homme aux cymbales fait attention à ne pas se meurtrir les testicules d’un coup malheureux, les cuivres dans un grand tapage enfilent les contrebassistes, et le chef d’orchestre a posé sur sa tête la culotte de la violoncelliste.
Une jeune violoniste lui pinça les cordes tandis qu’il embouchait une trompettiste aux lèvres humides, et qu’il sodomisait fortement la cantatrice, échevelée et glapissante, il accéléra, le triangle égrenait ses sons clairs, les clarinettistes poussaient d’érotiques plaintes, et le pompier de service faisait savoir, en gémissant, que quelqu'un s’occupait de son derrière,  il en arrivait au finale lorsque l’on frappa à la porte de son bureau :
- Le repas est servi, chéri, si tu veux manger chaud, tu dois venir.
- Oh, attend, attend, je finis un truc.
Trop tard, sur les dernières notes audibles, la symphonie s’éteignit, la tension amoureuse se réduisit, l’art perdit son souffle, les filles en peignoir et négligé poisseux ayant jeté leur instrument, s’enfuyaient effarouchées, et des types gras et sentant mauvais complétaient la déliquescence du tableau qu’il venait tout juste de construire et qui s’évaporait.
Son esprit retrouva les piètres nécessités de la vie et sa soupe était à peine chaude.

lundi 3 novembre 2014

VENDEUR DE CAUCHEMARS


DIX PETITS CONTES



N°II – VENDEUR DE CAUCHEMARS



(Goya)

Nous étions assis devant un verre de bière à la pression, une Estrella Damm, le verre était recouvert de buée et le cafetier avait jeté sur la mousse des petits éclats de glace, elle était excellente, lorsqu’il me dit :
Tu vois ce rideau de fer, en face, l’épicier qui chaque soir le descendait, se fit, un jour, cette réflexion :
« J’en ai une indigestion de vendre des petits pois en boite, du fromage sous cellophane et des yaourts, à une bande de cons qui n’ont aucune considération pour moi, et dont les achats ne me permettent même pas de payer le loyer de cette boutique, je vais changer radicalement la destination de mon fonds de commerce, je vais leur vendre des concepts foireux ».
Plutôt que des concepts foireux, je dirais qu’il se mit à leur vendre de mauvaises idées, la clientèle adore ça, les mauvaises idées, et la France en raffole. Il vendait donc, sous pli cacheté, les plus mauvaises idées possibles : « Faites de la thalasso en Syrie », « Lisez un grand auteur, Zemmour », c’était horrible mais ça marchait, ou encore « Érigez votre propre plug anal sur la place Tian'anmen à Pékin », « Redevenez Sioux aux Usa », « Soyez Noir en Caroline du sud », « Intellectuel au Front national », « Aborigène en Australie » « Rom à Neuilly », bref plus c’était mauvais et indigne, mieux ça marchait.
Et alors ? fis-je en réclamant une autre pression.
Alors, voici ce qu’il advint :
Il avait une superbe épouse qui faisait la joie du quartier, tous les hommes auraient voulu se la taper, elle commençait à se fatiguer de voir son mari s’engraisser en vendant de si mauvaises idées, pourquoi ne ferais-je pas de même se dit-elle, et elle glissa dans un pli cacheté, à l’insu de son époux, l’idée suivante, « Celui qui me débarrassera de mon mari, je l’épouse ». Un jour, on trouva son mari sur le trottoir, un couteau enfoncé entre les omoplates.
Et alors ?
C’était encore une mauvaise idée, pas tant l’assassinat, après tout un épicier de plus ou de moins, non, c’est la récompense qui fut un drame.
Il me montra sur le trottoir d’en face un type, have, claudiquant, le cheveu cassant, le nez coulant, les dents cariés, style Houellebecq, c’est lui l’assassin, tu vois ce qu’elle en a fait.