LES CHATS D’OSAKA
Il chérissait cette mer non pas pour l’eau qui remplissait ses flancs mais pour les terres qui la découpaient. S’extrayant parfois de son banc, sautant au-dessus de ses congénères et contemplant ses rivages, il ressentait une grande fierté de lui appartenir, de rôder, libre et puissant, à l’intérieur de ses lignes brisées, longeant ses plages, heurtant ses promontoires et remontant ses estuaires.
Combien de fois, passant au large de Rome, s’était-il cru César ou kaiser à Trieste, tsar à Sébastopol, sultan à Istanbul, raïs au Caire, pharaon à Memphis, négus à Addis-Abeba, bey à Tunis, gouverneur à Alger, tyran à Syracuse, comte à Barcelone, président de la république à Marseille, tous les potentats locaux, les Cléopâtre aux seins d’albâtre, les princes des déserts, et les despotes sanguinaires, défilaient devant lui, il les reconnaissait, il se racontait leur histoire, et il faisait des bonds de joie au-dessus des rouleaux, alors que flottaient encore autour de lui les bois brûlés des batailles passées, Salamine, Lépante, Aboukir, Odessa, et les os blanchis des marins sacrifiés.
Et maintenant, il se trouve là, abandonné.
Il entend encore ce cri de fureur lorsque d’un coup de couteau, on le transperça, devant des faces jaunies, dans cette halle hurlante, vide d’eau et emplie de puanteurs cruelles :
« Nom de Dieu, il est blanc ! »
Il se croyait rouge, il n’était que blanc
Il gît sur ce trottoir où on l’a jeté, blessé à mort, les flancs palpitant encore, séparé des siens qui l’avaient toujours accompagné et qui le sachant différent l’avaient accepté comme un des leurs, sans un reproche, ni la moindre remarque, lui agonisant si loin des horizons qui avaient tenu une telle place dans sa vie, des criques devant lesquelles il croisait, des visages de l’histoire dont cette terre regorgeait, entouré des chats d’Osaka qui lui mangent déjà les ouïes.