mercredi 23 novembre 2011

LA RENTE PINAY

LE BOTTIN DE LA COMMÈRE



J’ai entre les mains un livre publié en 1958, par Gallimard, titré Le Bottin de la Commère, sorte de guide parisien, mi-sérieux, mi-rigolard  recensant les lieux où, à cette époque, il fallait boire, manger, ou danser. Une dénommée Carmen Tessier, sans doute la journaliste people de l’époque, est responsable de cet ouvrage qui consiste, pour l’essentiel, à décliner la clientèle politique ou artistique de ces endroits à la mode et, pour l’accessoire, à donner les recettes des plats qui y sont servis.
Le Bottin de la Commère (sans doute un jeu de mots sur Les Potins de la Commère) débute par quelques questions posées au Tout Paris, la mode des enquêtes ne servant à rien n’est donc pas une invention des magazines d’aujourd’hui, être quelqu’un en vue consiste à répondre des stupidités aux questions stupides qu’on lui pose, ici, en l’occurrence  : Que préférez-vous : les petits bistrots ou les grands restaurants ? Préférez-vous le caviar ou le bœuf miroton ? Aimez-vous la sole Dugléré ? Questions importantes auxquelles répondent des gens aussi importants que Maurice Druon, Jean Nohain, Line Renaud (mon Dieu, en 1958 ! était-ce la même ?), l’incontournable Sacha Guitry, Jean Cocteau et son pote Marais, le fringant Chaban-Delmas, et de nombreux autres, d’une manière qui se veut la plus spirituelle possible et qui ne l’est jamais (au sein de ce peuple qui se prétend le plus spirituel du monde, on se prend à rêver à l’humour anglais), le seul qui tire son épingle du jeu étant le rugissant Pierre Brasseur, aussi original à la ville qu’à la scène.
Lorsqu’on passe aux grands restaurants, bistros parisiens, brasseries, on découvre, les goûts particuliers des uns et des autres, Pierre Benoit aime, paraît-il, la moutarde de Brive de couleur violette, Jacques Chardonne lorsqu’il va chez Calvet, 165, boulevard Saint-Germain, se tape à chaque fois, heureux homme, une bouteille de Château d’Yquem, on découvre que Guy Béart est ingénieur atomiste et mille autres choses encore et notamment que la gastronomie parisienne possède une rente, Pinay, un type qui a fréquenté les tables de la capitale avec autant d’assiduité que les postes ministériels, il n’existe pas un seul restaurant où le patron ne se vante de la présence, sur ses banquettes de cuir ou ses fauteuils Louis XV, du derrière politique le plus célèbre de la IVème république, dire que ce type est mort à plus de cents ans, on imagine le nombre de poulardes qui sont passées à la casserole à cause de lui. Le prince de Galles qui ne crachait pas non plus sur les poulardes (je n’en mets pas ma main au feu) affectionnait aussi les canards, il a bouffé en 1890 le canard n°328 de la Tour d’Argent, sa descendante la princesse Elisabeth a avalé, en 1948, le n° 185.397 (quelle hécatombe !) tandis que le duc d’Edimbourg, en face d’elle, assassinait dans des flots d’hémoglobine, ce jour-là, dans cet abattoir avicole, le cent quatre vingt cinq mille trois cent quatre vingt dix-huitième canard au sang (mazette, un canard chacun !). Au même endroit, face à Notre Dame, Minou Drouet, sorte de poétesse géniale, ne craignit pas un jour d’inscrire sur le livre d’or, ce poème immortel :

Invités de la Tour d’Argent,
Poissons dansants
Qu’un aquarium de cristal
Cerne d’un reptile fluide,
Oiseaux en cage
Qui veulent cueillir cette fleur de feu
Notre Dame.

Ce qui nous ôtera désormais toutes nos inquiétudes au sujet des banalités que nous inscrivons nous-mêmes, lorsqu’on nous tend un livre d’or, parler de poissons, d’oiseaux, de reptiles, d’aquarium, de cage à oiseaux, au sujet d’un restaurant suffit à vous faire une notoriété.
Quelque chose me ravit, raison essentielle de mon commentaire sur ce livre qui est à la littérature ce qu’une locomotive à vapeur est à un magasin de dessous féminins, sidérés que nous sommes aujourd’hui devant d’immenses assiettes au contenu expressionniste, nous demandant si on va nous inoculer à l’aide de pailles ou de suppositoires des machins informes comme :
une asperge verte sauvage déstructurée, fruits de la passion, écume romarin,
des beignets des sous-bois cuits à l’azote,
des nouilles disparaissantes (sic), sorbet cardamine,
du Tomato croustillant aux pépins de citrouille, air glacé au parmesan,
nous pouvons redécouvrir ici les vertus de la simplicité, au moins littéraire, grâce à des plats sobrement appelés, gras-double au vieux marc, loup grillé à la farigoulette, plat de côte à la quiche au lard, poulet au Montrachet, matelote d’anguilles, canard aux olives, entrecôte à la moelle, bœuf gros sel, rognons grillés, avec ce sentiment de relire du Rabelais après avoir douloureusement ingurgité du Maurice Blanchot.
Voilà qui décidément nous réchauffe les tripes, tripes que l’on sert au Pharamond, 24, rue de la Grande Truanderie, en présence d’Yves Saint Laurent, d’Armand Salacrou, de Bourvil et celle, inévitable, du président Pinay, dans des assiettes placées sur des réchauds à charbon de bois.
Faisant partie de la secte oeno-identitaire, je ne serais pas identique à moi-même si je ne parlais pas de vin : en ce temps-là, à l’Escargot Montorgueil, on pouvait se faire servir une Romanée Conti 1915, ou un Chambertin 1916, pour un prix si dérisoire, que je ne le donnerai pas, par crainte de faire s’effondrer les cours actuels de ces vins. Allez, tout de même pour faire saliver, on peut boire une Romanée Conti, à dix mille anciens fr., c’est-à-dire cent fr., une quinzaine d’euros, au relais gastronomique Paris-Est, sis Gare de l’Est, 4, rue de Strasbourg, à ce prix là, je m’imagine, la serviette autour du cou, couteau et fourchette à la main, dressés comme des armes sur la nappe, grand verre étincelant devant moi, attendant avec impatience, le sourire aux lèvres, les papilles en émoi, l’œil rempli de paysages bourguignons, la caisse complète de douze que je viens de commander. La plus chère bouteille de l’établissement était un Château Ausone de 1865 à trente mille anciens fr. pièce, soit quarante-cinq euros, si je tenais le sagouin qui l’a bu !
Ce soir je dîne d’un jambon blanc coquillettes.

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