mardi 23 octobre 2012


LA CÔTELETTE DE MOUTON SUR LE POUCE
 
RETOUR EN POLOGNE

 
 
 
Joseph Conrad est un phénomène littéraire. De ma vie de lecteur je crois n’avoir jamais rencontré un écrivain doué d’un tel art de la narration. Recopiant l’annuaire du téléphone, ce type donnerait envie d’en réciter par cœur toutes les pages. Disons les pages jaunes. Par quel prodige son " il fait froid " possède un pouvoir réfrigérant supérieur au " il fait froid " de n’importe quel autre auteur. L’efficacité d’une langue choisie par rapport à une langue maternelle ? Mots régénérés dans la première, usés jusqu’à la corde dans la seconde. Constatation d’autant plus frappante, en ce qui me concerne, que je ne lis Conrad qu’en traductions (très bonnes en général, mais le style si particulier de Conrad ne serait-il pas dû (je le suppose) au fait qu’il bâtit d’abord sa phrase en français avant de la coucher sur le papier en anglais ; la traduction de Gide pour Typhon est un peu trop lyrique à mon goût).
Retour en Pologne est le récit d’un voyage, avec femme et enfants, durant l’été 1914, à travers l’Europe, à destination de Cracovie où Conrad a passé une partie de son enfance. Moment bien choisi : le récit démarre au lendemain de l’assassinat du prince héritier François Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, et s’achève en novembre 1914. Entre temps la guerre a éclaté et Conrad et sa famille retournent en Angleterre, via l’Autriche et l’Italie, au prix de nombreuses difficultés. Tout autre écrivain, exploitant cette coïncidence épatante entre un voyage personnel et un événement historique considérable aurait fait des tonnes et des tonnes de considérations sur la paix, la guerre, la vie, la mort, pas Conrad, son aventure intérieure et son univers romanesques suffisent à nourrir ses récits de voyage même au milieu des tempêtes. Pour l’écrivain dont l’œuvre est hantée par les routes maritimes, son propre déplacement est de l’ordre de l’anecdote. L’espace s’abolit au profit d’un périple mémoriel. Le récit sinue au gré de souvenirs que n’occulte pas le fracas d’une Europe en guerre. Retour en Pologne se situe dans la même lignée que Souvenirs personnels, en plus concentré.
Conrad possède cet art de donner à ses fictions une allure autobiographique et à ses fragments autobiographiques le ton d’une fiction.
La Pologne existe-t-elle géographiquement ? En subsiste-t-il quelque chose dans l’esprit de Conrad ? Ainsi, la Pologne, bien qu’effacée de la carte, existait pourtant en réalité ; ce n’était pas un simple pays du rêve. D’accord, Joseph (je t’appelle Joseph, tu permets, n’est-ce pas), pourtant sur les vingt-cinq pages de ce court récit, tu n’en accordes que deux ou trois à ton pays natal. Le titre original est : The Shock of War. Trough Germany to Cracow. Pas plus que sa lointaine traduction, il ne révèle l’exact contenu de ce texte qui est avant tout une action de grâces et une reconnaissance de Conrad envers son pays d’adoption, l’Angleterre. La guerre, les sites traversés, l’itinéraire du voyage, la navigation sur la mer du Nord, la destination y tiennent peu de place, tout au plus y figure-t-il une réminiscence de son séjour d'enfance à Cracovie.
Au bout de quelques lignes on comprend que l’intérêt du voyage de Conrad réside dans la topographie du lieu qu’il quitte et les souvenirs qu’il suscite. Ce grand écrivain dont l’immensité du monde constitue le décor usuel, fouille la terre qu’il a sous les pieds au moment de s’en éloigner. Le début de Retour en Pologne pourrait s’intituler :
Mon Angleterre
Ce pays m’était cher, non comme héritage, mais comme acquisition : comme conquête, au sens où l’on conquiert une femme par amour. Conrad est si préoccupé de cette conquête qu’il en éprouve la crainte d’en être indigne. On peut dilapider un héritage, pas une acquisition, elle impose des devoirs. Un simple passage par la gare de Liverpool street et adieu la Pologne, voici Londres. Qui peut décrire Londres sans parler de Dickens (peut-on marcher dans Paris sans penser à Balzac ?), cette ville prodigieuse dont le développement ne porte aucune marque de dessein intelligent mais de nombreuses traces d’une fantaisie sombrement capricieuse que le grand maître savait si bien mettre en évidence par la magie de son affection compréhensive, (magistrale définition de Londres dont le charme provient en effet de son non-apprêt, une ville qui s’est faite d’elle-même, un tiroir de commode renversé du haut du ciel lâchant au sol pêle-mêle des rues, des immeubles, des monuments, des parcs, des ponts plus ou moins agencés selon la forme d’une ville ; dans la même phrase Conrad témoigne de son amour pour Londres et de son admiration pour Dickens), il se souvient d’avoir rencontré à son arrivée à Londres, il y a une trentaine d’années, un agent maritime dans un bureau sombre et encombré de papiers, il trace une de ces silhouettes que Dickens excellait à rendre, un homme d’age mûr, en longue redingote de drap noir (il pousse l’hommage jusqu’à faire servir sur le pouce à ce personnage un des plats favoris des héros de Dickens), il mangeait une côtelette de mouton qu’on venait de lui apporter de quelque gargote dickensienne située au coin de la rue.
Cette référence n’est évidemment pas innocente. Dickens, c’est l’Angleterre en majesté. Un écrivain d’origine polonaise dont l’ambition est d’être considéré comme un romancier anglais se mesure ici à un romancier viscéralement anglais. Ils sont très différents l’un de l’autre - Conrad ne possède pas ce don de légèreté et d’allégresse et il est loin d’avoir rencontré le succès qui a toujours accompagné Dickens – mais avec ce rapprochement Conrad poursuit son rêve d’une régularisation de sa condition d’écrivain en Angleterre, il postule en quelque sorte à une naturalisation littéraire.
Même démarche à l’évocation de l’année 1878. Cette année-là un personnage de l’histoire de l’Angleterre, lui aussi à la recherche d’anglitude, s’est triomphalement révélé à son pays : Disraéli. Au Congrès de Berlin, l’Angleterre sans avoir sorti l’épée du fourreau obtiendra grâce à lui, après la guerre russo-turque, de vastes concessions, pour les Anglais ce fut " l’année de la paix dans l’honneur ". Disraeli lui aussi a dû conquérir l’Angleterre, elle ne lui a pas été donnée en héritage et s’est longtemps refusée à lui. Il a dû la séduire ainsi que la reine Victoria (d’une manière platonique, elle, rassurons-nous) foncièrement opposée au début (envoûtée à la fin) à l’ascension de cet ambitieux à l’appartenance contestée. Arrivé au sommet Disraeli s’est installé avec les Pitt, Gladstone et Churchill dans le Panthéon des grands premiers ministres anglais. Coïncidence, Disraéli fut aussi un romancier, ma foi, tout à fait acceptable, double raison pour être l’objet de l’admiration de Conrad.
Le deuxième et ultime mouvement de Retour en Pologne pourrait s’appeler :
Cortège funèbre à Cracovie
Je l’ai dit, la Pologne n’occupe qu’une place restreinte dans ce récit, elle a été avalée par ses voisins, c’est son sort tout au long de son histoire, Conrad lui-même n’en garde qu’un morceau. L’écrivain est en quête d’une explication de sa formation non par ses racines polonaises, ces racines-là pourraient l’éloigner de l’Angleterre, mais par des événements fondateurs. Les héros conradiens sont des nomades qui se posent partout dans le monde sans se chercher d’origine géographique, ils ne sont pas le résultat d’une biologie façonnée par un milieu, ils sont habités par une faute. L’œuvre de Conrad est hantée par un péché originel qui ne serait pas la dette que Dieu colle aux humains, mais une aptitude à l’erreur que chaque humain va commettre un jour ou l’autre.
Konrad Korzeniowski est âgé de 12 ans, lorsqu’il suit le cortège funèbre d’Apollo Korzeniowski, son père. Depuis que sa famille a quitté la partie de la Pologne alors sous occupation russe, elle s’est installée à Cracovie du côté de la porte Florian, pas loin de la si belle Place du marché. C’est avec une terreur incrédule que j’envisageais ce qui allait arriver. Le père est gravement malade. Conrad s’étonne pourtant de n’avoir pas eu une seule larme à verser le jour de sa mort au risque d’être considéré comme le petit misérable le plus insensible de la terre.

Passe de perdre son père, il faut encore que cette stupide et accidentelle absence de larmes lui lègue, comme à bon nombre de héros conradiens une culpabilité d’autant plus difficile à oublier qu’elle est souvent fondée sur un malentendu. Le cortège qui suit la dépouille de son père est lourd aussi d’échecs passés et futurs. Ces gens n’étaient pas venus honorer une grande œuvre, ni même un échec éclatant. Le défunt et eux étaient pareillement victimes d’une impitoyable destinée qui leur avait barré tous les chemins du mérite et de la gloire.
Perpétuelle errance du héros conradien louvoyant entre l’échec, la grande œuvre, le mérite, la gloire, l’anonymat et compassion sans fin de l’écrivain devant les faiblesses humaines.
Au fond l’ADN de Conrad est présent dans ses personnages romanesques comme dans sa mémoire.
Le voyage se prolonge à cause de la guerre, la famille va rester en Pologne jusqu’au 7 octobre, mais le souvenir de l’enterrement met presque fin au récit. La Pologne se résume à un enterrement. Ce voyage n’est pas un commencement, c’est un rideau tiré définitivement sur Conrad le Polonais. On est frappé par le contraste entre la vision optimiste de Londres et celle, tragique, de Cracovie.
Conrad est un visuel, il fonctionne par éblouissements, chacune de ses phrases porte en elle la possibilité de l’apparition d’une île, de l’irruption d’un ciel bleu après une tempête ou de la remontée majestueuse d’un navire vers Londres.
Les Downs ! (Première apparition de l’Angleterre lorsqu’on s’approche de ses côtes en bateau, deux chaînes de collines parallèles, North Downs et South Downs) Ils étaient là, riches en souvenirs de ma vie de marin. Mais que m’importaient à présent les faits insignifiants d’un passé personnel. Quand notre avant changea de cap pour s’engager dans l’estuaire de la Tamise, un ébranlement profond mais en en même temps faible, passa dans l’air, un choc plutôt qu’un bruit, qui faute d’atteindre mon oreille trouva directement le chemin de mon cœur.

mercredi 17 octobre 2012

OFFICIER OUVRIER OU VOLAILLER NOTAIRE
 
CŒUR PENSIF NE SAIT OÙ IL VA
 

 
Cœur pensif ne sait où il va : quel titre de roman ! Hé, Bourget, la gloire littéraire t’est monté à la tête, tu n’as plus peur de rien !
Pour corser la chose, cette histoire est insérée dans les remous de la guerre de 14/18. La grande guerre est une aubaine pour un romancier tel que Paul Bourget, il y trouve des quantités de personnages dont il fait des héros ou des lâches, qu’il maintient en vie ou dont il explose la tête dans un trou d’obus, ou à qui il flanque une balle dans la cafetière, ou seulement dans le genou s’il veut les utiliser encore. Ici, dans ce Cœur pensif ne sait où il va  Paul fait un usage romanesque et sociologique de son soldat, il n’est que blessé, d’une classe sociale bien définie, et on dispose d’une veuve séduisante dont le Cœur pensif etc. (un cœur qui pense, quel embarras !) est en quête de destination. Bernard Moncour, le blessé en question, ne tombe donc pas comme un cheveu sur la soupe, au contraire.
Le casting est le suivant :
  1. Une veuve, Irène, dont le père a fait fortune, s’est mariée avec un agent de change plein aux as lui aussi mais très chiant. Il a eu la bonne idée de se faire dégommer au tout début de la guerre, durant la bataille de la Marne. En voilà au moins un qui l’a sûrement perdue, dirait le généralissime Joffre, sur son cheval à qui l’on récusait le droit de l’avoir gagnée, pas au cheval, à lui, je ne sais pas qui l’a gagnée mais je sais bien qui l’aurait perdue, va, avait-il coutume de dire. Je me demande si je suis clair dans mes citations. Bof ! Autant que lui. Irène est donc bourrée d’oseille, et nantie d’une fillette dont je dirai le nom plus tard, si c’est utile, pour l’instant je ne me le rappelle pas.
  2. La belle-sœur, sorte de cerbère, Agnès Arnaudi, la sœur de l’agent de change aplati comme une obligation convertible, sur le champ d’honneur, elle surveille Irène comme le lait sur le feu, à cause de ses miches, les miches d’Irène, fort appétissantes, et de son coffre fort, désirable aussi. Agnès et Irène soignent des soldats blessés, dans un hôpital de l’arrière.
  3. Le soldat blessé, le voilà, Bernard Moncour, sérieusement touché à la jambe, qui se fait charcuter par le chirurgien mais refuse d’être endormi. Un héros, quoi ! Un héros con, je dirais. La particularité de ce Moncour est d’être officier. Jusque là, rien de bien original, certes. Sa seconde particularité est d’être ouvrier. Ici, rien non plus de bouleversant. Pourtant un ouvrier qui tombe amoureux d’une grande bourgeoise et vice versa , il y a de quoi en faire tout un roman.
Cette pâte sentimentale, psychologique, sociologique, guerrière et héroïque est la matière première de l’œuvre de Bourget, il la malaxe, l’étire, l’assouplit, la laisse reposer, la façonne et hop ! il la passe au four et à son éditeur pour en faire une grosse galette.
La partie la plus intéressante de ce Cœur pensif, etc et qui fout les boules comme aurait dit madame de Sévigné, consiste dans l’étonnement de Bourget devant cet oxymore qui le scandalise. Peut-on être officier lorsqu’on est ouvrier ? Il n’en revient pas. Non, n’est-ce pas ? On ne peut pas, ce sont deux mondes à part qui ne peuvent se rejoindre. C’est tellement invraisemblable qu’il appelle Moncour, l’ouvrier officier. Irène aussi, son malade l’étonne, un ouvrier, une sorte de pauvre qui défend la France. Est-ce que la France peut être défendue par des ouvriers ou par des misérables ? En sont-ils dignes ? Non, se répètent-ils en chœur. L’héroïsme, la tradition, c’est pour les nobles et les bourgeois. Ah ! Bravo ! Ils ont bon esprit, ces gens, voilà un type qui se fait trouer la paillasse d’une manière désintéressée pour l’idée de la France, idée sanglante au demeurant, un garçon qui ne défend pas son patrimoine, ni même son emploi, mais la bourse des nantis, leurs hôtels particuliers, leurs châteaux, leur prétendu honneur, et nul ne lui en sait gré.
On ne me demande rien et je ne suis pas responsable de ce roman, c’est pourquoi je peux répondre en hurlant (au fond, c’est un exploit du romancier de faire réagir son lecteur avec virulence, car la trame du livre est saisissante et le savoir-faire du type est évident) : Oui ! ce pauvre Bernard Moncour représente sûrement mieux la France et la défend au moins autant et sans doute plus, qu’un galonné d’état-major issu d’une famille de militaires à moustaches et à crimes impunis, qu’un écrivain patriotique tremblant sa plume dans le sang, ou qu’un trader qui conserve sa vie à l’abri afin de continuer à piller la nation en encaissant ses mirobolantes commissions.
Sous la plume de Bourget, cet ouvrier officier est aussi incongru qu’un volailler notaire ou un dentiste poissonnier. Bon l’histoire on s’en fout, Paul, comme à son habitude, fait de ce Cœur pensif, de cette rencontre au pied d’un lit, d’un militaire, et d’une cossue, un ragoût psychologique et moralisant mais il y ajoute l’ignominie en livrant cette réflexion d’Agnès (j’extrais celle-ci mais le livre fourmille de notations de ce genre, j’en suis sûr, même en me contentant de le survoler), allant bien au-delà du caractère et des arrière-pensées d’un personnage de roman.
Elle était trop réfléchie pour n’avoir pas noté aussitôt, en dépit de ses préjugés, que Bernard Moncour ne se rattachait à aucun des divers types d’ouvriers qu’elle connaissait. Il n’était ni le tâcheron abêti par le métier, ni le bambocheur qui crapule entre deux besognes, ni le primaire qui s’enivre d’utopie, ni l’anarchiste enragé d’envie et qui veut la Révolution, pour détruire ce qu’il ne peut pas posséder.
Ami du peuple merci ! Voilà en général ce que représente un ouvrier chez une bourgeoise de Paul Bourget, et encore je ne cite pas les propres pensées de l’auteur, sans doute pires.
Au fond rien n’a changé depuis environ un siècle, Cœur pensif est paru en 1924, récemment un type qui n’avait même pas l’alibi de forger un personnage de roman et qui, faisant de la politique, était censé être en charge d’une cohésion nationale, avait appelé " racaille " ces laissés pour compte de la société, ces malheureux que l’on craint parce que l’on n’ose pas les regarder en face, tant le sentiment que nous les abandonnons, nous poursuit. Combien en est-il mort de ceux-la durant la guerre de 14/18, de ceux que les bien-pensants appelaient à l’époque les " métèques ", combien ? Pour quelles raisons ? Quels intérêts ? Sinon la seule sauvegarde des nantis !
D’ores et déjà je peux donner un avis négatif sur ce Cœur pensif puisque je viens de décider à l’instant même de pratiquer la fast critique qui est à la critique ce que le sandwich à la viande est à la gastronomie.
Je juge sur les premières pages, ce qui après tout n’est pas plus scandaleux que l’avis que l’on peut avoir sur un vin à la première gorgée. Est-on obligé de finir le flacon ?
Et je vais faire mieux, en inaugurant un autre type de critique, une sorte de Son et lumière littéraire.
Un " Son et lettres " dont voici un exemple sonore, digne et compassionnel celui-là, où il est aussi question de la guerre de 14:
 
 
 

lundi 15 octobre 2012

GALERIE DE PORTRAITS
 

URSULE MIROUET
 

 
Dans les questions d’héritage, de captations d’héritage ou de suspicions de captations d’héritage, Balzac est très à l’aise, plus réaliste qu’un notaire, plus perspicace qu’un juge, plus complet et précis qu’un greffier, plus vivant qu’un peintre. Ballet littéraire autour de l’héritage d’un docteur Minoret venu prendre sa retraite à Nemours, Ursule Mirouet est un de ses grands romans. Est-ce à cause du titre ? Y aurait-il une constante " grand roman " dans les titres féminins, Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Cousine Bette, etc. Pourrait-on faire une étude de la féminité dans ces romans-là et de la masculinité dans les titres masculins : Louis Lambert, Cousin Pons, le Père Goriot, etc. ou au contraire, de la part de féminité dans les masculins et celle de masculinité dans les féminins, bon je m’en fous, je n’ai guère envie de fouiller ce thème, je lis, je ne dissèque pas, je laisse cela aux universitaires.
J’abandonne aussi ces histoires d’héritage, j’avais l’intention d’en parler, je fourbissais mes mots, j’aiguisais mes idées (façon de parler), et tout à coup je n’ai plus eu envie d’écrire quoique ce soit à ce sujet, d’autres occasions se présenteront au long de mon intégrale de la Comédie humaine, je n’en suis qu’au tome III de la Pléiade, mon garde-manger littéraire et balzacien déborde encore. Je ne suis pas prêt de mourir. Je me trouve d’ailleurs bien présomptueux face à ce géant d’avoir toujours quelque chose à dire. Au fond, dis-je quelque chose ?
Oui, je peux dire au moins ceci, Ursule Mirouet m’a foudroyé.
Foudroyé par la qualité des descriptions des genres humains qui figurent dès le début de ce roman, ces parents ou amis qui rôdent autour d’un Minoret vieillissant et porteur d’un héritage convoité.
La caractéristique d’un grand auteur, nul besoin d’une étude exhaustive pour découvrir cela, est de laisser pantelant un lecteur. Je pantèle en lisant Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov, ou Conrad, ou Proust, ou Mann ou Bernhard et quelques autres encore. Un grand auteur foudroie, coupe la respiration, les jambes, le sifflet, la chique, le quiqui et laisse son lecteur estomaqué, aussi ahuri qu’un type qui a la chance de boire un château Pétrus, et qui repose son verre sur la nappe, les yeux humides, disant : que m’est-il arrivé ?
Je croyais jusqu’alors Dickens supérieur à Balzac dans le foudroiement lorsqu’il décrit d’un trait acéré un personnage de ses romans. Eh bien ! Balzac est son égal. D’accord, Dickens foudroie plus vite et souvent plus drôlement, tel un dessinateur humoristique de quotidien, c’est vif, désopilant, on se dit comment fait-il mais comment fait-il ?
Balzac n’est pas en reste il foudroie aussi sûrement que Dickens mais pas à la manière d’un humoriste, à celle d’un peintre, par touches, d’abord légères, où veut-il en venir se dit-on, puis par des traits plus appuyés qui atteignent, lorsque le portrait s’achève, l’intensité dramatique d’un Rembrandt ou la cruauté d’un Goya.
Ainsi au fil du récit s’inscrivent des tableaux que le lecteur accroche dans son couloir mental, auquel il peut se référer tout au long des événements, et, dans cette galerie, les personnages sont si parfaitement définis par l’art du romancier que l’histoire coule de source et que le lecteur pourrait lui-même la conter.
Mieux vaut être Balzac tout de même.
Voici quelques figures construites par l’artiste :
Minoret-Levrault le maître de poste :
De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir au moindre effort.
L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant.
Voilà pour Minoret-Levrault, ce n’est qu’un extrait, il y en a une page complète.
Goupil le premier clerc de M. Crémière Dionis :
Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillée comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve…
Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches.
Mme Crémière :
Mme Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes.
L’abbé Chaperon :
Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient ; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire.
M. de Jordy :
Petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eut la face très pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à la Charles XII, au dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux du roi-soldat.
Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois (ex Charles X), en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable.
Un peu plus loin :
M. de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre.
Tout cela dans les trente premières pages d’Ursule Mirouet. Ces portraits (il y en a d’autres, de quoi remplir un couloir infiniment long) pourraient suffire à mon bonheur.
Mais ils ne sont que la bande annonce d’une œuvre éblouissante.
Entrez dans Ursule Mirouet, le spectacle peut commencer 

mardi 2 octobre 2012


CHAIR FRAÎCHE
 
LA MAISON DES SEPT JEUNES FILLES
 


 
Si je devais trier les romans de Simenon comme Jean Anouilh a trié ses pièces, Pièces roses et Pièces noires, il me semble qu’avec La maison des sept jeunes filles je viens de dégotter du rose dans l’œuvre de Simenon pourtant fort versé dans la peinture du noir, du ténébreux, du veuf et de l’inconsolé. De mémoire, je n’ai pas souvenir d’un roman de lui plus allègre que celui-ci.
Ce n’est pas l’Os à moelle, tout de même il y a de la misère, du ciel gris, du crachin, des huissiers, des lâchetés et pas beaucoup d’humour mais pour une fois cela s’ordonne selon un tempo plutôt enlevé, on n’est pas dans la complainte, dans le naufrage ou l’échec, on avance au rythme d’une samba, ça bouge, ça saute, on court, on rit, on flirte, on embrasse.
Guillaume Adelin est un brave type, professeur d’histoire au lycée de Caen, plutôt brillant dans l’exercice de ses fonctions de maître mais très insuffisant dans son rôle de chef de famille. Sept filles et une femme, c’est trop pour un seul homme, il est dépassé par les événements. Il en tient un petit grain tout de même, mais on a tous nos faiblesses, il prétend descendre de Guillaume le conquérant, après tout à Caen on peut se sentir plus proche de Guillaume le conquérant que de Soliman le magnifique, Giscard se croit bien un d’Estaing, lui. Il a une responsabilité le Guillaume, il s’est rendu coupable d’engendrement intempestif, il est à la tête d’une série rapprochée de sept filles, qui vont, au moment du roman, de l’adolescence pour la plus jeune, à l’âge adulte, vingt-cinq ans environ, pour l’aînée. Il a procréé à répétition, usant sa monture sous lui. Madame Adelin, son épouse, que ces chevauchées nocturnes ou peut-être diurnes et en tout cas fertiles ont épuisé, a pris (aussi) un coup sur la tête, elle se tient à une certaine distance de la réalité, elle laisse filer sa barque, toujours lunaire et comme flottante, pareille à un personnage de rêve plutôt qu’à un être de chair et de sang. Ses filles pourraient lui ramener comme fiancés des bébés phoques ou des thons rouges de Méditerranée, elle n’y verrait guère d’inconvénient. Elle dispose d’un optimisme de ravi de la crèche et on peut lui faire prendre, comme qui rigole, des vessies pour des lanternes et vice versa. Tout va bien pour elle, ne changez rien.
Ces jeunes filles rêvent bien entendu de mariage, c’est là le hic, elles se disputent le moindre prétendant qui croise dans les parages, que l’on voit au cinéma, au café, en promenade, elles se jalousent, se chamaillent, normal il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde, mais cela se fait dans une bonne humeur communicative, une inconscience sympathique, sous l'oeil attendri du père. Tout ceci est très gai, musical, virevoltant et Simenon, lui même, semble s’amuser de cet art de vivre qui naît sous sa plume, lui qui, penché sur son bureau, ses crayons pointés devant lui et ses idées noires dans la tête voit toujours le monde sous des couleurs de pomme de terre. Ces jeunes filles en fleur le font trémousser.
Il y a un marchand de fromages dans l’histoire, il en faut un, à la retraite, un nommé Rorive, un veuf cousu d’or ayant fait fortune dans le camembert, bête comme ses pieds. Le fromage ne l’a guère affiné, cet irresponsable a prêté de l’argent à Adelin aux fins d’achat d’une grande maison apte à abriter toute sa smala.
Bien entendu Adelin est incapable de rembourser le premier sou.
Mais Rorive prend goût à cette situation de créancier à créance irrécouvrable. Venant tous les jours réclamer son dû, il ne semble pas si mécontent de ne pas se le voir remettre. Dans cette proximité avec son débiteur, il trouve une forme d’attachement, ce sont ses sous c’est donc un peu sa famille qu’il a sous les yeux, il s’installe, participe aux conversations, donne son avis sur des choses qui ne le regardent pas, et prend du plaisir à voir ces sept jeunes filles tourner autour de lui, dans des froufrous de robe, des parfums de jeune fille, et tout le saint frusquin. Au fond, il est prêt à convertir sa créance en chair fraîche, on va le voir bientôt. Sur les sept, il y en aura bien une pour moi, libidine-t-il, en secret. Laquelle ! Peu importe, marchand de fromages ça ouvre à la diversité, plus l’étalage est garni, plus le choix est ouvert, plus on peut vendre. À son âge, n’importe laquelle de ces poupées dans son lit serait inespéré.
Évidemment il rase tout le monde, et le créancier est par essence haïssable, au point qu’on lui fait sentir qu’on ne veut plus le voir. Ce qui va le vexer. Et lorsqu’on vexe un créancier il rue dans les brancards.
Il est temps de faire ici l’éloge du créancier, souffre douleur des romanciers. Ce riche qui prête pourtant sa fortune aux autres est leur âme damnée. Je veux le réhabiliter, lui tresser des louanges. C’est un type méritant, toujours présent quand on a besoin de lui, dans ces grands moments de nécessité, on le respecte, on lui fait des manières, on l’aime, le soir, à genoux devant la sainte vierge enguirlandée de fleurs, on prie pour qu’il ouvre sa bourse le plus largement possible, on lui promet le paradis, on voit un ange sur son épaule et une auréole sur ses cheveux, il est le sauveur. Ce type a économisé sous après sou, s’est privé de tout, et il arrive au bon moment, chaleureux, compassionnel, compréhensif, on a l’impression qu’il est prêt à donner cet argent, sans contrepartie, tant il paraît généreux. Et lui touche à une parcelle de bonheur, il partage le mérite de tous les saints, ses sacrifices n’étaient pas vains, son argent fait enfin des heureux. Soudain dès que ses sous ont changé de poche, il est suspect d’arrière pensées, et très vite il devient un galeux, un rapiat, il est ladre, laid, con, pervers. Lui qui dans sa quête harassante d’argent a risqué son âme et qui était en train de la regagner dans cet admirable geste du prêt est redevenu ce qu’il a toujours été, un ignoble individu. Dès la première échéance, on a envie de le piétiner, de lâcher les chiens sur lui, de lui arracher les testicules. Être créancier c’est avoir vocation au martyre, la créance c’est le péché originel des autres, la représentation iconique du bien et du mal. Aurait-on besoin des créanciers comme on a besoin de la souffrance pour éprouver de temps en temps de la joie, pourquoi pas ?.
Créanciers, nous, débiteurs, sommes des êtres abjects, sans mémoire ni reconnaissance, miserere pro nobis !
La fin de cette histoire ? A chacun de l’imaginer, sinon il faut lire Simenon.
Ultime satisfaction à la lecture de ce roman, les prénoms des filles Adelin sont épatants : Huguette, Mimi, Rolande, Colette, Roberte, Clotilde, Elisabeth.
Aujourd’hui on aurait eu droit à Charline, Elyne, Hayden, Océane, Léna, Jade, Kloé.