jeudi 24 janvier 2013



GOMBROWICZ OU L’ART DU ROMAN NON TEMPÉRÉ


COSMOS

Qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos.
En guise de préface à Cosmos, Witold Gombrowicz donne des extraits de son Journal des années 62 et 63, où il notait quelques réflexions au sujet du roman qu’il était alors en train d’écrire. Ce qu’est-ce qu’un roman policier ? et cette histoire d’organiser le chaos ne sont pas inutiles, loin de là, à la compréhension de ce livre. Cosmos est le premier roman de Gombrowicz que je lis, c’est même le premier livre de lui que j’ouvre et je suis estomaqué par la liberté et la loufoquerie qui s’en dégagent. Sortir secoué d’un roman est la meilleure chose qui puisse arriver à un lecteur, même si la secousse le laisse ahuri et perplexe.
Le but de Gombrowicz, à travers Cosmos, consiste, en effet, à extraire un roman du sein du chaos, il ne s’agit pas d’arriver à reproduire une réalité du monde par l’entremise de l’écriture, il est question de se saisir de perceptions disparates et de tenter d’en faire un roman.
Ce que je viens de dire serait encore trop simple pour Gombrowicz car cet écrivain est un loustic, un artificier, un écrivain du désordre, il prétend organiser le chaos mais son projet est de nous y enfoncer avec lui.
 
Saisir des événements au sein d’un chaos c’est capter des sensations et en faire le récit suppose de découvrir des relations entre des objets, des actions, des événements, des caractères, fragments de vie recollés par tout romancier normal en une réalité harmonieuse ou au moins cohérente, possédant un début, une fin et une continuité logique. Gombrowicz procède, semble-t-il, de la même façon, mais sa reconstitution est aléatoire et son but est de faire de ce cheminement erratique le roman proprement dit, le lecteur étant impliqué dans ce processus de création, comme si se reconstituait sous ses yeux une céramique ancienne, une sorte de puzzle auquel, grâce à quelques morceaux récupérés çà et là, on donne une forme en tentant de retrouver ou d’inventer l’anecdote qui la sous tend. À certains moments on surprend Gombrowicz en train d’enfoncer de force, en tapant, en pestant comme un enfant, une pièce de puzzle dans un emplacement qui n’est pas le sien, qu’est-ce qu’il fait, se dit-on, ça ne marchera pas, il le sait bien, pourquoi procède-t-il ainsi et il tape, tape, et à d’autres moments dans un grand rire, le même Gombrowicz balance toutes les pièces, avec l’air de dire, à vous maintenant, allez-y puisque vous êtes si forts.
Deux étudiants polonais, Fuchs et le narrateur, qui se prénomme Witold (quelle coïncidence !), quittent Varsovie en quête d’un séjour temporaire à la campagne. On ne sait guère pourquoi ils partent, on ne sait même pas s’ils sont de vrais amis, d’ailleurs l’auteur s’en fout un peu, il ne tient pas à savoir d’où ils viennent, d’autant que s’agissant de lui, il sait parfaitement d’où il vient. Une famille assez caricaturale les prend en pension : Léon Wojtys, un retraité de la banque, une tête de courge, une tête de gnome dont la calvitie, rehaussée par l’éclat sarcastique d’un binocle, envahissait la table, sa femme dite Bouboule, bourgeoise grosse et ronde, leur fille Léna, plutôt séduisante, son mari Lucien plutôt imbécile et une Catherette parente éloignée jouant ici un rôle de servante.
Voilà pour la distribution.
Pour l’action, on dispose de ce qui suit :
Le premier élément déclencheur est un moineau pendu à un fil de fer, à proximité de la maison des Wojtys, le deuxième élément est la bouche comme trop fendue d’un côté de Catherette puis, au fur et à mesure du récit, d’autres éléments s’ajoutent à la manière d’indices dans un roman policier, Gombrowicz s’attachant à corser la difficulté : la main de Léna, un cendrier, une théière, un chat, bref n’importe quoi, allez donc faire un roman avec ça, dit Gombrowicz en rigolant et s’enfermant dans son piège, eh bien ! justement c’est ce qui m’amuse, je parsème mon récit de fragments normaux ou insolites et tente de les relier entre eux, moi Witold, je vais essayer de tirer quelque chose de ça, et peu importe si cela tient avec des bouts de ficelle, c’est ainsi que s’écrit un roman, peu importe son accomplissement, d’ailleurs rien n’est accompli dans la vie, suivez-moi, on verra bien, que risque-t-on après tout ?
Très vite on s’aperçoit que Gombrowicz n’a aucune intention de mettre fin au chaos, il a plutôt envie d’en rajouter, d’ailleurs créer n’est-ce pas, sous prétexte d’un ordre, rajouter du chaos au monde, alors il y va, fonce, se déchaîne, invente ce qu’il peut trouver de plus loufoque, de plus absurde, cela tient comme ces machines de Tinguely, construites de bric et de broc, avec ce qui lui tombait sous la main, qui n’ont aucune utilité, qui font un certain bruit, sont mues par des mouvements sans but, c’est suffisant pour faire une œuvre : par exemple, ce pauvre Wojtys qui est un fou pur, s’exprime parfois, à coups de Tri Li Li ou d’autres fois à coup de " berg " auquel cas ça peut donner ceci :
Il dit alors :
- Berg
Je répondis :
- Berg
- Bemberguement du bemberg dans le berg ! s’écria-t-il, sur quoi je m’écriai :
- Bemberguement du bemberg dans le berg !
Il se calma complètement et l’on n’entendit plus rien, moi je pensai le moineau Léna le bout de bois Léna le chat la bouche le miel la lèvre déviée le mur la motte la raie le doigt Lucien les buissons il pend ils pendent la bouche Léna ici là-bas la théière le chat la clôture le bout de bois la route Lucien le prêtre le mur le chat le bout de bois le moineau le chat Lucien il pend le bout de bois il pend le moineau il pend Lucien le chat je vais pendre.
Voilà, qu’est-ce que je disais, ça secoue non ? Quelques morceaux de bravoure sont jetés ça et là : Bouboule tape à coups sourds sur une souche, Witold étrangle un chat par hasard, Lucien se pend, tout ceci forme un joyeux bordel dont il ne sortira rien et d’ailleurs à quoi bon ordonner le chaos, ordonnons-nous dans la vie tout ce qui nous est extérieur, relions-nous un sourire à je ne sais pas moi, une paire de pantoufles par exemple, ou une poêle à frire, ou un bidet, ou un type qui tombe d’un vélo, ou une musique sortant d’une fenêtre, cela existe ensemble mais cela ne forme pas nécessairement une histoire, ordonner ces événements ôterait de l'inattendu au monde, et le roman est du pur inattendu, l’ordre nous consume, le chaos nous met en mouvement.
Gombrowicz avec un matériau disparate essaie de construire quelque chose, puis le déconstruit, puis construit autre chose, et par son génie, ce constructivisme absurde finit par faire un roman.
La leçon de Cosmos ? Il n’y a pas de leçon, Gombrowicz s’amuse, certaines scènes sont désopilantes, il procède par accumulations ou juxtapositions, et son style possède quelques ressemblances avec la manière de Thomas Bernhard, autre grand amuseur loufoque.
À la fin on pense, mais que voulait-il dire ? Trop tard, lui, Witold, alors que l’on en est encore à se poser des questions est déjà retourné à Varsovie, chez son père. Aujourd’hui à déjeuner, on a mangé de la poule au riz. C’est la dernière phrase du roman. Vous voyez bien qu’il s’en fout.
Désormais j’ai très envie de lire Ferdydurke, considéré comme son livre majeur, car cette ahurissement-là, seule la littérature le permet et Gombrowicz est un grand maître de l’art ahurissant.

Décor: Jean ARP

mercredi 16 janvier 2013




PIPI DANS LES FLEURS BLANCHES




SOLEIL COUCHANT


Mère poussa un faible cri. Elle prenait sa soupe dans la salle à manger.
Je pensai que quelque chose de désagréable était tombé dans son assiette.
- Un cheveu ? demandai-je.
- Non.
D’où vient que lisant cet incipit, j’ai eu la révélation immédiate que j’étais en train d’ouvrir un formidable livre ? Le style ? La modestie du propos ? La dérision ? D’où provient cette différence, tenant parfois à l’épaisseur d’un simple cheveu, justement, qui fait passer un texte de l’inconsistance au chef d’œuvre ? C’est la question que pose la littérature et que l’on ne résoudra jamais, en tout cas moi, sous mon chapeau de paille, je ne veux pas y répondre, me tenant comme un pécheur à la ligne, assis à l’ombre, les yeux fixés sur son bouchon, dans l’expectative d’une rencontre. Le plaisir de lire c’est d’attendre au bord de l’eau.
Un peu plus loin :
Nichée dans les fleurs blanches, elle m’appela en lançant un petit rire :
- Kazuko ! Devine ce que Mère est en train de faire.
- Elle cueille des fleurs.
Elle dit à mi-voix en riant :
- Pipi !
Ici, en revanche, plus de doute, je suis sûr, à titre personnel, que je vais lire une grande chose. Pour la raison principale que je suis très aguiché dès qu’une femme s’accroupit et fait pipi dans la nature (tant dans un livre que dans la vie (écrire c’est avouer)), c’est une vision intime qui me comble de désir, satisfait mes pulsions, me soulage, bref me remplit d’allégresse et fait flotter au vent mon uroflamme (d’accord, c’est un peu limite !) et pour la raison annexe, que le titre, Soleil couchant, et le sous-titre, Crépuscule de l’aristocratie, tous deux d’une insolente nostalgie, me plongent dans une attente vespérale pleine de mystère, au sein d’une pré-obscurité agissante qui stimulent cette passion qui m’habite de préférer ce qui finit à ce qui commence.
À la fin de ma lecture, découvrant sur la quatrième de couverture (qu’il faut lire, comme les préfaces, c’est-à-dire, au tout dernier moment, avant de reposer le livre sur le rayonnage de sa bibliothèque) de cet ouvrage paru chez Gallimard en 1961, que l’expression Gens du Soleil couchant, après la parution du livre d’Osamu Dazaï, fit fortune au Japon où elle désigna les membres déchus de l’aristocratie, j’ai compris que je n’étais pas le seul à avoir aimé ce livre, le Japon entier était derrière moi.
Quand Dazaï écrit Soleil couchant, (Shayo) en 1947, le Japon découvre le doute, il est confronté au déclin de l’astre impérial et à quelque chose d’inconnu pour lui jusqu’alors : le sentiment de la défaite. Nous, nations européennes, sommes rompus à la notion de défaite, elle nous a façonné au long des siècles, elle a tanné notre cuir historique, nous a appris que les civilisations sont des pacotilles que bottes et bombes rendent, à échéances répétées, friables et ridicules, qu’elles peuvent nous claquer dans les doigts pour un oui ou pour un non, nous laissant, la gueule ouverte dans la poussière des démolitions et le sang des innocents, abasourdis, mais prêts à recommencer. Le Japon lui, devant le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds, a le sentiment de vaciller, d’éparpiller ses îles, ses presqu’îles, ses archipels, de les noyer sous la vague et de perdre son âme.
Kazuko et sa mère appartiennent à une famille de la haute aristocratie ruinée par la guerre, elles ont quitté leur hôtel particulier de Tokyo pour aller vivre dans un modeste chalet de montagne, au-dessus de la ville. Le frère de Kazuko, Naoji, que toutes les deux croient mort au combat, dans une île lointaine du Pacifique, débarque un jour chez elles, lessivé, drogué, inapte définitif à la vie civile. On croit toujours que la réussite est exemplaire, il me semble que la force d’entraînement de l’échec est souvent plus puissante encore. Kazuko éprouve de la curiosité pour la dépravation qui fait traîner son frère dans tous les bouges de Tokyo et qui le cloître ensuite des journées entières, dans sa chambre, désespéré, vide d’un quelconque projet.
Les forces de ces aristocrates les abandonnent peu à peu, elles leur permettent tout juste de mépriser et de se mépriser eux-mêmes, de vivre isolés mais ensemble comme pour mieux se faire souffrir. Les repères sociaux abolis, ce sont, après eux, les repères moraux qui craquent. Kazuko dans un vertige de déchéance se force presque à devenir amoureuse d’un ami de son frère, un romancier débauché de qui elle veut avoir un enfant.
Soleil couchant c’est la mésaventure d’une classe sociale qui sombre et s’éteint dans de farouches splendeurs résiduelles, le dédain de la mort, la fréquentation maladive du malheur, la distance avec les autres, en se faisant hara-kiri sans aucune intention héroïque, par pur désespoir d’exister. Oui, je sais, ce n’est pas drôle !
Kazuko ne cesse d’être visitée par ce leitmotiv : " L’homme est fait pour l’amour et la révolution ". Pure imagination ! Quel ressort lui reste-t-il pour aimer ou se révolter ? Quelle énergie pourrait encore posséder cette famille, sauf celle de se torturer soi-même ?
Il existe sans doute dans l’aristocratie, c’est peut-être le propos de Dazaï (mais il ne veut rien prouver, il note simplement, il se regarde vivre, ou plutôt, il écrit sa mort, Soleil couchant est écrit par un mort à l’intention des morts, oui c’est le premier livre pour lequel j’ai le sentiment qu’il devrait être lu par des morts, c’est stupide mais c’est ainsi), une forme de rejet social qui pousse à être différent, toujours différent de la majorité.
 
Kazuko lit l’Introduction à l’Economie politique de Rosa Luxembourg, sa mère venère Hugo, Dumas, Musset, etc, ces aristocrates nippons sont imprégnés de culture occidentale et, à de nombreux moments, cette imbrication d’une culture ancestrale japonaise et d’une influence occidentale m’a fait penser à Tanizaki, autre écrivain nippon époustouflant, comme si la tradition permettait, au fond, dans cette course déchaînée au progrès, de sauvegarder des valeurs pérennes mais ce qui est désillusion chez Tanizaki est désespoir chez Dazaï. Ce choix de Rosa Luxembourg, c’est-à-dire l’espoir d’un monde autre, la constitution d’un nouvel horizon, la perspective d’une possibilité de futur, pourrait empêcher le dévalement vital de Kazuko, il semble que ça le favorise. Je ne saurais en dire plus car je ne veux pas sous estimer Rosa Luxembourg, je ne l’ai jamais lue, mais je crois pouvoir affirmer que c’est sans doute le dernier auteur que je lirai, tant qu’il en existera d’autres, comme Dazaï par exemple.
Pourquoi éprouvé-je cette fascination à la lecture de Soleil couchant ? Serais-je sensible à l’orgueil blessé des vaincus (eux au moins portent la douleur et la punition du sang versé) plus qu’à la stupide vanité ou au bon droit des vainqueurs ?
Naoji, qui ne se résigne pas à vivre, se décide à mourir, refaire le Japon, oui, peut-être, mais sans lui, ça ne l’intéresse pas, il préfère la compagnie des fantômes, et le refuge des temps anciens, même si sa famille, son histoire ne le concernent guère, il laisse une lettre à sa sœur, comme un adieu, elle finit par ces mots :
Je n’ai aucun motif d’espérance. Au revoir.
…..
La nuit s’achève, le ciel s’éclaire. je t’ai fait souffrir longtemps.
Au revoir. Mon ébriété d’hier soir est entièrement finie. Je mourrai sobre.
Ici, le précèdent propriétaire du livre, sans doute spécialiste comme moi de l’ivresse, a barré le mot " sobre " et l’a remplacé par le mot " à jeun ", il a raison, la sobriété est un état plutôt permanent qui s’applique mal au cas d’un arrêt d’alcoolisation d’un jour (je sais ce que je dis !), le traducteur a eu une faiblesse passagère, tiens, je me rends compte qu’il y a deux traducteurs, Hélène de Sarbois et G. Renondeau, à qui il faut rendre hommage, ils n’ont hoqueté que sur l’ivresse.
Une fois encore, au revoir.
Kazuko.
Je suis un aristocrate.
Osamu Dazaï, dans son puissant constat de l’impossibilité d’une vie acceptable, est mort comme ses héros, d’une manière folle, avec l’élégance, dans la déchéance, d’un prince à la tour abolie.
Bon ! Comme moraliste on fait mieux, mais comme écrivain, peu sont de sa race.
Peu de temps après ce livre on trouva son cadavre dans un barrage. C’était en 1948. Il avait trente-neuf ans. Lui aussi était un aristocrate.
Il a suffi des quelques pages de Soleil Couchant pour connaître l’intensité de son désespoir et la splendeur de sa littérature.
DECOR:
HOKUSAÏ KATSUSHIKA (1760-1849)

dimanche 6 janvier 2013

LA MISERE DU MONDE  
MESSAGERIE ET MISERE DU MONDE
Je reçois tous les jours dans ma messagerie des suggestions pour améliorer mes performances sexuelles (que l’on doit juger moyennes) ainsi que des méthodes d’accroissement de mon potentiel organique (je mesure avec effroi l’écart qui me sépare d’un équipement de bon aloi).
Le matin, j’efface ces promesses de jouissances virtuelles, j’en pleure, ai-je le droit de passer à côté de tout ça ? mais j’efface quand même.
Il y a plus malheureux que moi.
Ainsi le message de cette jeune fille : Haut dirigeant d’un pays africain, son père est abattu en plein conseil des ministres par un opposant, sa mère, désespérée, est obligée de quitter son logement ; recueillie par un vague parent elle se retrouve taxi girl dans un bar mal famé d’un port de commerce, on la découvre un beau matin sur un quai, nue, ligotée, au milieu d’un chargement de coton, tuée par une balle tombée d’un cargo. Reinita, quant à elle, c’est le nom de la jeune fille qui m’envoie ce SOS, a été violentée par son oncle, par son professeur de mathématiques et par les policiers auprès desquels elle se plaignait, elle est donc atteinte du sida, elle a perdu la vue et a étranglé de ses mains son enfant handicapé qu’elle a jeté dans une poubelle, elle envisage de se suicider, plus rien ne la retient à la vie.
Ah, oui, une seule chose, elle dispose de 350 millions de dollars en Suisse que son père avait mis de côté mais la poisse la poursuit, elle ne peut pas y toucher sans une formalité que l’Européen que je suis peut parfaitement remplir.
C’est décidé, je ne me défilerai pas devant tant de malheur. Je dois moi aussi accomplir ma part d’humanitaire. Je vais l’aider.
Elle habite Lagos, au Nigeria, mon Dieu pauvre fille.
Ah, l’Afrique, quel continent !

Le décor: Basquiat
Georges Mimiague (Hyperréaliste)
Rebeyrolle

mardi 1 janvier 2013


SAUVER LA LUNE
 
LE JOURNAL D’UN FOU
 

 
Gogol c’est de la cosmoslittérature, c’est-à-dire une chose dont la seule contrainte est d’utiliser des mots, de les ordonner et pour le reste de planer haut, très haut avec cette sorte de vol amusé de libellule, une chose qui peut faire un bruit d’aile ou reproduit parfois le choc de l’aplatissement d’un bourdon sur une vitre, une chose inattendue comme le nez d’un grand vin, complexe et persistant. Lire Gogol c’est respirer un grand cru. Le Journal d’un Fou est un espace de temps prélevé sur le temps de vie d’Auxence Ivanovitch et la question que se pose aussitôt un lecteur en refermant la nouvelle, comme si une sorte de parenté s’était instaurée, car cet imaginaire-là est profondément sensible, est : Mon Dieu ! cet Auxence, qui était-il avant, que va-t-il advenir de lui après ?
Issu des Nouvelles pétersbourgeoises, qui comprend aussi La perspective Nevski, Le nez, La calèche, Le manteau, Le journal d’un fou comme les autres nouvelles du récit, exprime à la perfection la fantaisie et le délire littéraire de Gogol et sa nouveauté dans une Russie de 1835, qui ne s’amuse pas, elle, soumise à un despotisme féroce lequel avalait de travers la liberté de Gogol et sabrait à tire-larigot des passages entiers de ses œuvres.
Le vieux fou, du Journal d’un vieux fou de Tanizaki, qui m’a fait repenser au Journal d’un Fou de Gogol était surtout fou des pieds de sa bru qu’il rêvait de sucer (les pieds), le fou de Gogol, quant à lui, parle au chien de la fille de son directeur et devient insane de la tête aux pieds.
Auxence, une quarantaine d’années, est un employé de trente sixième zone d’un ministère à Saint Pétersbourg ; depuis Pierre le grand, le fonctionnariat en Russie est organisé, comme l’armée, selon une hiérarchie divisée en grades, Auxence doit être royalement l’équivalent de caporal, il taille des plumes (pour écrire) à l’intention de son directeur, c’est sa principale tâche, et le soir ou le matin, on n’en sait rien, il rédige son journal. Le 3 octobre d’une année indéfinie, c’est le début du journal, il se rend à son ministère et s’y fait sermonner, il est en retard, il n’en fout pas une rame, sur le trajet, ce jour-là, au milieu de la perspective Nevski, sont descendus devant lui d’une calèche, Sophie, la fille de son directeur, et son chien Medji qui, sous le nez d’Auxence, a été interpellé par le chien de passantes et s’est mis à parler avec lui, rien de si étrange, a pensé Auxence, un poisson en Angleterre serait, paraît-il, sorti de l’eau pour dire bonjour à la cantonade. J’ai lu aussi dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour acheter une livre de thé. Donc tout va bien, sauf pour le lecteur qui comprend qu’Auxence est en train de couper ses principales lignes de communication avec la raison. Le fou de Gogol met plusieurs longueurs d’avance au vieux fou de Tanizaki. C’est parti : le 6 novembre son chef de section lui crie à la figure qu’il n’est qu’un zéro, rien de plus. Le 9 novembre, plus personne ne s’aperçoit de sa présence dans son bureau, le 11, il s’installe dans le cabinet du directeur : j’ai taillé pour lui vingt-trois plumes, le 13 novembre, il lit des textes rédigés par un chien, cette lettre est écrite très correctement, note-t-il, la ponctuation et les accents sont toujours à leur place. Le 3 décembre, il pense qu’il est comte ou général, que rien ne s’oppose donc à ce qu’il épouse Sophie, le 5 il se préoccupe de ce qui se passe en Espagne où le trône est vacant, à cause des débuts du carlisme, le 8 décembre, il jette deux assiettes sur le plancher et réfléchit toujours aux affaires d’Espagne, le lecteur comprend qu’il n’y a pas que des assiettes cassées, la mesure semble comble.
La date qui vient après est An 2000, 43ème jour d’avril, ça y est il a levé l’ancre, Auxence navigue dans une soupe irréelle où le temps, l’espace et les événement extérieurs sont mixés, il est devenu roi d’Espagne. Tout s’accélère. Il se rend au ministère, on lui fait parapher des papiers pour le foutre dehors, il signe Ferdinand VIII.
C’est l’effondrement, il note à la suite de l’an 2000 : Pas de date. Ce jour-là était sans date, c’est justement le jour où il croise le tsar sur la perspective Nevski, mais il ne se présente pas comme roi d’Espagne : Ce qui m’arrête, c’est que je n’ai pas encore le costume national espagnol. Puis on le retrouve à Madrid le 30 février. Au Conseil d’Etat où ne siègent que des gens très intelligents, il proclame : Messieurs, sauvons la lune, car la terre veut s’asseoir dessus. Le chancelier entre, tous les conseillers s’enfuient, enfin tous ceux qui n’ont pas grimpé aux murs pour attraper la lune, lui, en revanche, se prend un coup de bâton. Mais le chancelier, à ma stupéfaction, m’a donné un coup de bâton et m’a reconduit de force dans ma chambre. Il confond l’étiquette de la cour d’Espagne avec le règlement intérieur de l’asile.
C’est un grand n’importe quoi finissant à une date indéchiffrable par un appel à sa mère du fond de sa cellule, il n’y a plus qu’une mère pour le sortir de là, et par ce mot : Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue juste en dessous du nez ?
J’entends souvent cette réflexion qui m’exaspère, d’écrivains, de mauvais écrivains plutôt : " ce livre est une thérapie, il fallait que je l’écrive ", sale coup pour la littérature cette idée qu’elle puisse soigner, dans le cas d’Auxence Ivanovitch, elle le flingue, je suis plutôt content de proclamer avec Gogol que l’écriture ne sert à rien et que souvent elle rend fou, allez, couché ! non, ce n’est rien, c’est mon chien qui me parle.
Kafka devait être jaloux de Gogol.
Quand on demandait à celui-ci quelles étaient ses intentions en écrivant ce genre de nouvelles, il répondait qu’il n’en avait aucune, qu’il s’amusait, sans direction, ni projet préalable, que c’était ça la littérature, mais moi je sais bien qu’il voulait sauver la lune.
Bon sang ! Je vais me remettre aux Ames mortes.
DECOR: Alexej Jawlensky (1864-1941)