lundi 26 décembre 2011

DÉSIRS



 

 
SAINT SATYRE
 

 
La littérature d’Anatole France est un ragoût de veau dans lequel le veau est délicieux mais les pommes de terre souvent trop nombreuses.
Le veau, c’est son art, son style, son humour, ses récits iconoclastes, les pommes de terre sont son érudition, insupportable, tant il en est prodigue.
Fra Mino est un jeune moine bien buré (il est indispensable de bien orthographier ce " buré ", il se rapporte à la robe de bure et pas à autre chose, n’est-ce pas), quoique tiraillé, comme tout le monde, par la chair, il est un assez bon religieux. Cette histoire se déroule, à mon avis, au XVIIème siècle, Anatole ne nous le dit pas, mais sur un des murs du cloître du frère Mino, le Pérugin a peint, somptueusement, nous précise-t-il, les Maries contemplant avec un indicible amour le corps du Christ, j’estime donc que nous sommes un siècle environ après le temps du Pérugin, de toute façon on s’en fout, je ne vais pas moi-même montrer mon érudition, d’autant qu’avec Internet je peux, sans aucun mérite, enfoncer France.
De temps en temps, frère Mino est donc titillé par des forces non spirituelles qui débordent de sa bure. Elles lui collent des songeries, je ne te raconte pas lecteur, si je pouvais avoir les mêmes, mais toi aussi d’ailleurs, toi aussi, si tu pouvais.
Tiens, écoute celle-la quand même :
Ce soir-là, il se trouve en prosternation devant le tombeau de Saint Satyre.
Moteur !
Des filles, des nymphes, arrivent semblant flotter dans l’air obscur et les voiles légers qui les recouvrent. Bon, tu as compris, dans cette transparence on devine tout, les seins, les fesses, le sexe. Au milieu des filles, que voit-il, hein, que voit-il, des types nus à pieds de bouc. Ce n’est pas rien, n’est-ce pas ? D’autant que leur nudité laissait paraître l’effroyable ardeur de leurs désirs. Je traduis Anatole France : il veut dire que ces demi boucs bandaient comme des taureaux excités ou des hommes en rut, si on veut. Il m’arrive aussi de connaître d’effroyables ardeurs, mais ce n’est pas si effroyable, je ne m’en plains pas, et puis j’ai des pieds normaux, plats mais normaux. Et toi ?
Ce qui doit arriver arrive, que ce soit parmi les moines, les saints, les boucs ou les nymphes effarouchées, dans l’état où tout ce joli monde se trouve, au bout d’un moment il y a collision et, après collision, interpénétration, c’est fatal. Au début, c’est toujours pareil, les nymphes minaudent : que ceci, que cela, les boucs, eux, n’ont pas le temps de raisonner, ils n’ont qu’une chose en tête, ils disent : oui, oui, attends petite, on verra ça plus tard, pour l’instant laisse-moi mettre ceci dans ceci et vlan !
Et ça marche, car les nymphes se disent : après tout, on a le temps, on verra plus tard. Pour l’instant, parons au plus pressé, bouc, tu as raison, mets moi ton machin dans mon machin. J’emploie mes propres mots, je ne suis pas Anatole France, j’écris avec mes maigres moyens mais je respecte ses idées.
Devant ce spectacle frère Mino ne reste pas indifférent. Qui le serait ? Même le pape, même son saint patron François d’Assise (j’ai oublié de le dire, frère Mino est franciscain) frétilleraient, alors qu’y peut-il ?
Puis les boucs se cassent, laissant les nymphes, pantelantes, humides, trouées, écartelées, percées de mille traits, abandonnées exsangues sur le terrain. On voit donc bien que ces boucs sont aussi des hommes, après l’amour, il n’y a plus personne.
Tout à coup, miracle, une nymphe s’ébroue et se remet d’aplomb, elle aperçoit frère Mino, dans son habit " barbare ", dit-elle, elle parle de la bure, je suis aussi traducteur de langue nymphe, elle appelle ses compagnes, et leur dit en substance : un homme, un homme, baisons-le, baisons-le ! Cela les change des boucs même s’ils sont boucs seulement par les pieds.
Problème : ces nymphes si belles, si éternelles dans leur vie nymphale, vieillissent dès qu’elles touchent à un humain. Notre humanité déglingue les nymphes, on est vraiment des pauvres types. Celles qui se sont approchées de frère Mino, tendu sous sa bure et qui était donc prêt à les baiser, deviennent horribles, leurs bouches n’ont plus de dents, leurs cheveux gris pendent de chaque côté de leur tête comme des serpillières (et des serpillières du XVIIème siècle, je ne te fais pas de dessin), leur cul se creuse, elles bavent, sentent mauvais, enfin bref on comprend ce que je veux dire.
Et donc frère Mino se recroqueville sous sa bure, il n’a plus envie, mais alors plus du tout, son sifflet est coupé. Qu’on se mette à sa place un peu, ah, je nous y vois bien, hein !
Alors furieuses, les nymphes se vengent, elle se précipitent sur lui, le tabassent, l’étendent presque mort sur le sol et…et je laisse maintenant la parole à Anatole. À toi, Anatole !
Ayant dit, la vieille s’accroupit sur le religieux et l’inonda d’une eau infecte (elle lui pisse dessus, quoi !). Chaque sœur à son tour en fit autant, puis elles regagnèrent l’une après l’autre le tombeau de Saint Satyre où elles entrèrent par une petite fente du couvercle, laissant leur victime étendue dans un ruisseau d’une insupportable puanteur.
Moralité, mon moine, c’est que, vieille ou pas vieille, lorsque la chose est lancée, tu ne peux plus reculer, sinon on te pissera dessus, c’est sûr. Et toi aussi lecteur que cela te serve de leçon.
L’érudition de France ? Il lui a fallu dix-sept pages, avec des références aux saints, aux dieux de l’Olympe, au paradis, à l’enfer, alors que l’essentiel pouvait être dit en quelques mots comme je viens de le faire. Tout dépend évidemment où on place l’essentiel.
Cette histoire, titrée Saint Satyre est issue d’un recueil de nouvelles intitulé Le Puits de sainte Claire, écrit par France, dit Anatole, et publié en 1893.
Si j’en trouve d’autres, d’aussi graveleuses, je les servirai aussi, avec autant de grâce, de légèreté et de pureté que ce que je viens de faire.
 
Le tableau: Jordaens
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dimanche 18 décembre 2011

CASQUES À POINTES

LA MOTOCYCLETTE


    Pour les amateurs, cette motocyclette est une grosse moto, une Harley Davidson, à deux cylindres en V, de 1200 cm3 et de soixante chevaux, avec des franges, un modèle des années 60, puisque La Motocyclette, le roman d’André Pierre de Mandiargues est sorti en 1963, chez Gallimard. Les Harley représentaient à cette époque, le sport, la puissance, la vitesse, la cavalerie; lorsque les motos japonaises ont fait irruption sur le marché, elles ont aussitôt fait passer ces gros engins pour de poussifs hippopotames et leurs pilotes pour des imbéciles rétrogrades et grégaires. Je me demande si je ne suis pas en train de me mettre des motards à dos.
    Celle qui m’intéresse (la moto, je veux dire) est montée par Rebecca qui, dans un premier voyage qu’elle se remémore, la chevauchait sans culotte à l’intérieur de sa combinaison de cuir et à son deuxième voyage, au présent celui-là, l’enfourche avec sa culotte sale, puisque, au petit matin, quittant son mari endormi, pour rejoindre en pétaradant son amant, elle n’a pas le temps de se saisir d’une propre. Il faudra que je relise ce passage du roman, car je ne vois pas en quoi enfiler une culotte sale serait plus rapide qu’enfiler une propre, cela cache quelque chose. Bon revenons au récit, je m’attarde dans des dessous (de l’histoire) qui n’ont guère d’intérêt sauf pour moi.
Je n’ai aucun enthousiasme pour la mécanique et si j’examine cette motocyclette (aujourd’hui on dit moto), c’est parce qu’elle est entre les jambes de Rebecca Nul, un beau brin de femme, qui a épousé un nommé Raymond Nul et qui l’a trompé aussitôt et pas seulement avec une moto. Il y a des patronymes que l’on ne devrait pas porter.
Que Harley épouse Davidson, cela convient, cela perdure et engendre une descendance huileuse et mécanique de bon aloi, que Rebecca épouse Raymond Nul, c’est un pas de clerc pour ce pauvre Raymond, ce Nul a perdu d’avance. André Pierre de Mandiargues le sait, lui qui avec son nom évite une connotation de cocu même s’il le place à mi distance entre la chasse à courre, l’opérette parisienne et la purée hautaine.
Moi qui n’ai des rapports avec la mécanique que distants et intellectuels, il me semble que pour une Harley Davidson, je serais capable de me laisser pousser la barbe et les cheveux, de me vêtir de cuir, de fanfreluches, de chausser des bottes aux pointes qui rebiquent, de porter un casque de viking à cornes d’élan, ou de guerrier wisigoth à pointes de bouc, de boire des boites de bière, de mastiquer du chewing-gum, et de cracher sur le goudron. Il existe des moments dans la vie où on rêve d’imiter des choses qui ne nous ressemblent guère et qu’en général, on fuit comme la peste. Je me refuserais toutefois à arborer un drapeau américain car je déteste les drapeaux. André Pierre de Mandiargues aussi qui est un fieffé antimilitariste et ça c’est bien.
Par dessus tout, j’aurais préféré monter dans le dos de Rebecca, coller mon bas ventre à ses fesses, la serrer entre mes bras et rouler à moto vite et longtemps et tressautant, emboîté dans elle, traverser l’Alsace, passer la frontière pour aboutir à Heidelberg, là je la quitterai, puisqu’elle y retrouverait son amant, Daniel Lionart dont le nom, banal celui-là, lui permet de saisir le tirant de la fermeture éclair courant du col à l’entrecuisse de la combinaison…pour fendre en deux moitiés le cuir du vêtement comme si on l’avait tranché d’un coup de lame.
Dessous ? A poil !
C’est le premier voyage. Nous verrons pour le second voyage, dans quel état il va la trouver. Ces Allemands n’ont pas abdiqué ils s’intéressent toujours à nos espaces vitaux et emportent nos femmes à la pointe de leur sabre, même si celle-ci est un peu sauvage, avec ses longues jambes un peu trop maigres sous les hanches plates et les reins cambrés, sa toison brune et vigoureuse qui prospérait jusque sur son dos en lui donnant ces allures de chèvre. Plus vieille, sans doute, elle aurait de la barbe au menton, lui disait Daniel, charmant amant ce Daniel, qui la caressait à l’endroit de ce pelage ainsi qu’on flatte un chien fidèle.
Bon, hein ! Couché Daniel !
Mari dans un roman est une situation peu enviable, amant ça va. Un exemple ? Il alla dans le cabinet de toilette, où il fit la lumière. Du lit, Rebecca le vit uriner dans la cuvette destinée au visage ou aux mains, et la jeune fille, qui n'ayant jamais partagé une chambre avec un homme ignorait tout des usages virils, jugea que son amant avait  « du poil aux dents » (comme disent les gens de Suisse alémanique, pour dire que l'on est effronté).
Quel mari pourrait se permettre ça ? Pisser dans le lavabo, mon Dieu! De même qui pourrait ligoter son épouse aux montants du lit et la pénétrer avec un emportement bestial ? Le nuptial assoupit souvent le fauve qui sommeille dans le mari.
Et c’est dommage !
C’est moi qui parle ici.
Dans les histoires de moto et de vitesse sur la route, le lecteur n’a pas besoin de s’interroger sur le dénouement, cela finit toujours pareil, dans un aplatissement tragique, La motocyclette n’y échappe pas mais c’est aussi un roman d’une originalité et d’une virtuosité certaines, écrit plein gaz, qu’on a le sentiment de lire à califourchon avec le vent qui cingle le visage.



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vendredi 9 décembre 2011

ÉLASTIQUES DE CULOTTES

L’EUROPE BUISSONNIÈRE





Antoine Blondin trucule à en perdre haleine avec cette Europe buissonnière qu’il mène tambour battant à la vitesse d’un panzer allemand ayant franchi la Meuse en mai 1940.
Il y a un petit côté Mais où est donc passé la 7ème compagnie ? dans cette histoire dont la toile de fond est la deuxième guerre mondiale, avec toutefois une allégresse telle, un plaisir des mots si communicatif, une telle fraîcheur littéraire qu’on finit par succomber au charme. Bien entendu, il faut accepter de voir transformer la mobilisation, la débâcle, l’exode, la défaite en un immense vaudeville, il faut oublier les souffrances, mais un lecteur n’est pas un imbécile, en général je veux dire, il sait faire la part des choses, il accepte les codes, à travers la pochade, il peut trouver du sens, du sentiment, de la compassion, une émotion humanitaire, l’histoire ne disparaît jamais derrière la littérature, bien au contraire c’est le manque d’art qui ôte de la force à l’histoire, l’art de Blondin est de laisser derrière la farce un espace que le lecteur peut remplir de ses propres considérations et, parce que la vie continue, le ton primesautier en dit plus long sur les malheurs que les élégies gémissantes.
Cette notation par exemple des récoltes qui ploient la tête en mai 1940 : les blés, eux-mêmes, inclinaient leurs épis, déjà lourds d’abandon, vers l’envahisseur, quel historien aurait pu l’oser ? Cette résignation, même de la nature, devant la force brute, quelle leçon ! Seul un romancier pouvait écrire ça. N’est-ce point par l’art que l’on s’approche le plus de la vérité ? Et un historien aurait-il pu dire ceci : Pendant huit ans (les guerres franco-allemandes en temps cumulé), les Allemands et les Français ont passé leur temps à coucher dans le lit les uns des autres. Ainsi Allemagne et France sont de farouches amants, la rivalité séculaire qui les opposait n’était donc qu’affaire de coucheries, adultères, sodomies, masturbations mutuelles, je te secoue l’Alsace, suce-moi la Lorraine, lâche-moi la Ruhr, défaillances, éjaculations précoces, frigidité, nymphomanie font l’essentiel de l’histoire de l’axe franco-allemand. Ah ! vraiment ça valait le coup, ces millions de morts pour une libido nationaliste mal assumée. On aurait pu croire que cela les aurait rapprochés, dit Blondin, rien du tout ! Entre amants déçus les ressentiments ont fini par devenir criminels, comme souvent. Aujourd’hui on a l’air de s’entendre mieux mais on ne couche plus.
Quelques trouvailles : On rencontre une Berthe qui « vit sur un grand pied » ou la mère d’un soldat, une princesse, qui, dans les grandes occasions, s’élevait facilement au dessus du niveau de la mère ou bien cette jeune fille qui tient commerce de soutien-gorge à l’enseigne « Je maintiendrai ».
C’est une guerre où le héros Muguet, qu’il fasse retraite, qu’il monte au front, qu’il entre dans la résistance, ou qu’il croupisse dans un stalag est plus menacé par les élastiques de culottes des belles que par les balles ou les badines des garde-chiourme. Quelle drôle de guerre a-t-il fait ce Muguet, ce grand garçon à couilles de taureaux, une guerre à front renversé et jupon soulevé, fourrageant l’Allemande lorsqu’il perce côté français, ou la Française quand il se raidit en défense. Jeunes ou vieilles, grosses ou maigres, belles ou moches, il s’exécute, à la guerre comme à la guerre. Question bibine aussi, les hostilités font rage, les apéritifs descendent comme un chapelet de bombes lancés du ventre d’un stuka.
Blondin a besoin d’événements historiques dans ses récits, l’épopée le tente, grâce à elle il peut exprimer le ridicule de la vie et sa dérision, il a surtout besoin de grandes catastrophes et d’échecs monumentaux, ils font ressortir la vacuité des engagements et l’inutilité des convictions. L’Europe buissonnière constitue la ligne Maginot du militarisme, c’est aussi la ligne Siegfried de l’érotisme où pendent les dessous d’héroïnes surexcités par la guerre, l’éloignement de leur mari, et la proximité érectile d’hommes nouveaux, nombreux, jeunes et désœuvrés. Face aux grands drames de l’histoire, une seule chose importe, oublier et jouir. Car le museau froid et métallique de la guerre est toujours là qui vous pousse et vous soulève l’âme (c’est tout de même plus léger que le cœur), dont le souffle humide vous brouille les yeux, ainsi durant le S.T.O en Autriche, les vaincus, futurs vainqueurs (à quoi bon la guerre, c’est chacun son tour), constatent la disparition de l’art de vivre autrichien, cafés, pâtisseries, kiosques à musique dans le Prater, promenades sur le Ring, tout s’est envolé : les musiciens avaient disparu sans bruit autour de Stalingrad et les danseurs étaient unijambistes.
Je suis peut-être bon public mais j’aime aussi que l’on s’amuse avec les mots comme on plaisante avec les verres : Tandis qu’il flotte une valse lente, au gré des touches, longtemps ils vont tourner en rond, prisonniers de leur rêve louche, et rond, et louche, tandis que vont de bouche à bouche des baisers ronds.
Quelques Picon bières plus loin, à mon grand délice (j’en ai, comme lui, la moustache pleine de mousse)  Blondin nous sort encore : À pile ou face, le long des glaces, les couples glissent. Une coupe, qu’on vous passe, vous coupe et pisse. Une danseuse est lisse et lasse et laisse choir son mouchoir. Qui donc se baisse ? La lice est pleine. À perdre haleine, à perdre Alice, dans cette foule, on foule, on foule les lattes qui ploient.
Deux ou trois verres de plus et c’est la chute verticale au ras du comptoir, mais il convient de ne pas se modérer, en littérature comme en oenofolie, la modération est mère de tous les moralismes.
J’aurais bien passé une soirée avec cet Antoine-là, jusqu’à minuit au moins, après, le danger devait être omniprésent, j’aurais eu le sentiment de traverser un champ de mines, mais ne serait-ce pas la plus belle attitude d’un lecteur, ce risque de sauter avec son livre. Va donc savoir.
Blondin c’est le blitzkrieg de la littérature.

mercredi 7 décembre 2011

A LA MANIERE DE

" Oncques ne bûmes plus rutilant breuvage tant en
faveur pour esbaudir et l'âme et le corps. Foin des
vins de Loire, sages et appliqués, du claret squelettique
que l'anglois  nous pervertit, de l'Alsace mollasson que
le germanicque nous dispute, du Bourgogne dont seul
l'estomac du roy peut endurer le feu, du Châteauneuf
rougeâtre que boit sans vergogne l'homme à la tiare,
il n'est de bonne compagnie que les Côtes du Roussillon Villages 
A nuls
autres semblables, les vins de  terre catalane,
aussitôt la bouteille bue, montent en cervelle et enflamment
les chausses.
Mais le buveur seul ne se tient, et tout en emeu,
l'accorte servante en fait ses délices tant il lui braquemarde
de moultes saccades et le pertuys du devant et icelui du
derrière et jamais ne débande.
 Avec eux,
ne  craignons plus ennemis, vivons comme bon nous semble,
une main sous le jupon, l'autre sur le flascon tant qu'à la fin
notre nez rougeoit autant que le bout de notre vitz.
Faisons chants, danses et fredaines, tâtons de tout corsage,
et puisqu'il faut mourir un jour, que ce  soit  sous montagne de
bouteilles."



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mardi 29 novembre 2011

QUI A BOUSILLÉ MARCEL CERDAN ?





LETTRES DE CAPRI



Mario Soldati est-il meilleur metteur en scène qu’écrivain ? Je n’en sais rien, je n’ai vu aucun de ses films et j’ai lu un seul de ses romans Lettres de Capri.
Nous sommes six, au moins, à avoir lu ces Lettres de Capri, M. Verdier, magasinier, l’a tenu entre ses mains du 12 mars au 25 mars 1958, M. Ménard, du contentieux, l’a gardé huit jours en août 1958, Mme Moriaux, du secrétariat, l’a lu, du 12 décembre au 23 décembre 1958, puis le livre a été abandonné, fermé, sur une étagère avec une étiquette dans le dos, il a attendu une dizaine d’années jusqu’à ce que Mme Jankowski du P.I.B (Produit Intérieur Brut ?) passe six mois dessus, du 31 mars au 8 septembre 1967, et le conseille à Mme Baconnier du P.A (Parti Anarchiste ?) qui l’a avalé en quelques jours, du 29 septembre au 13 octobre 1967. Voilà pour l’existence prouvée du lectorat de Mario Soldati en France, encore qu’une inscription sur une fiche ne signifie pas lecture.
Ensuite plus rien, le dernier lecteur identifié plus de quarante ans après étant moi, mais je ne suis pas inscrit sur la petite fiche agrafée sur la page de garde du livre (avec un délicieux coin en cuivre en haut à droite et un non moins en bas à gauche). La bibliothèque du Comité d’entreprise A.M. (Affaires Maritimes ?), doublement sise au 9, rue Royale et au 8, rue Boissy d’Anglas a dû sombrer aux premiers jours de mai 1968, ou bien l’entreprise A.M. a-t-elle alors interdit à son personnel de lire pour cause d’insubordination révolutionnaire. Sur ces entrefaites quelque bouquiniste peu scrupuleux y a mis la main dessus (sur la bibliothèque) et un idolâtre des livres, je veux parler de moi, receleur sans morale dès qu’il s’agit de lire, a un jour, lors d’enchères internautiques, acquis ses restes auprès de lui (une quarantaine de volumes tout de même, tous reliés) pour un prix dérisoire, l’ensemble ne dépassant pas cinq euros, encore que le vendeur (habitant dans la région parisienne) m’ait menacé un temps de ne pas m’envoyer ces livres, m’obligeant à aller en prendre possession chez lui, ce qui de mes lointaines Pyrénées, dites Orientales (je trouve à mon pays, c’est vrai, un parfum d’Orient, mon village certaines nuits, vu de mon lit, possède des allures de Byzance et l’Agly en crue est épaisse et noire comme le Bosphore, quant à moi dès que je chausse mes babouches...), exigence qui m’aurait contraint à parcourir aller-retour près de deux mille kilomètres, et lancé dans des frais sans proportion aucune avec la qualité des auteurs représentés dans cette bibliothèque puisque, après l’achat, je m’aperçus hélas qu’elle fourmillait de Paul Guth, de Vicki Baum, de Daninos, de Pearl Buck (quelqu’un, passé avant moi, avait dû écrémer le lot, et à l’instant même je m’aperçois de la présence d’un Daniel Rops, avec Nocturnes, mon Dieu que sera-ce ?), sauvés tout de même du désastre par un Faulkner, un Moravia, un Mandiargues à Motocyclette et une inespérée Europe buissonnière de Blondin.
Ne sachant plus où j’en suis dans cette présentation, je dis ceci, j’ai effectué mon voyage de noces à Capri, comme tout le monde, là-bas j’ai pensé chaque jour à Tibère et aussi à ma jeune femme, il faut bien le dire, mettant mes pas dans ses pas (ceux de Tibère) et tournant très vite en rond, car une île n’est qu’une île et un voyage fut-il de noces, n’est qu’un voyage, mais sans doute ceci explique-t-il que le premier livre que je décrochai, de cette bibliothèque naufragée, fut Les lettres de Capri.
Je reviens à ma question initiale à laquelle je n’ai toujours pas de réponse d’autant qu’ici, l’auteur, le narrateur et le cinéaste ne font qu’un seul individu, qu’il s’appelle Mario Soldati, qu’il joue son propre rôle et qu’il recueille la confession d’un ami, un Américain, Harvey (je me demande s’il n’y a pas plus d’Américains en Italie que d’Italiens aux U.S.A), que Soldati la reçoit comme le scénario possible d’un double adultère puisque Harvey trompe sa femme Jane (une Américaine) avec Dora (une Italienne) et qu’il s’aperçoit, au moment où il croit lui-même être démasqué, que Jane le trompe avec Aldo (un Italien). Ce n’est pas Anna Karénine mais ça se lit bien. Lorsque Soldati ne sait plus comment s’en sortir, il fait tomber un avion, celui qui ramène Jane aux U.S.A, chez ses parents, ça permet une fin plus rapide mais crée des dommages collatéraux :
Mme Jane ? dit alors Borruso. Vous ne savez donc pas qu’elle est morte ? Elle est morte dans un accident d’avion. Il y a deux ans. Vous vous rappelez ? Cet avion Paris-New York, tombé du côté des Açores, vers la fin de Juillet. Il y avait aussi à bord ce champion de boxe…
L’écrivain n’en dit pas plus, moi je sais. En bousillant Jane, cet animal vient, par la même occasion, de dégommer Marcel Cerdan, c’est malin. Celui-ci, en 1949, s’est aplati aux Açores allant disputer au Madison Square Garden à New York une revanche du championnat du monde contre Jake La Motta qui l’avait battu à Détroit, l’année précédente, Marcel était alors en pleine histoire d’amour avec Edith Piaf, il est enterré dans un cimetière perpignanais (allez savoir pourquoi), je me demande si je ne suis pas en train de papillonner, moi qui déteste la boxe et les avions.
Ce qui est bien rendu aussi dans ces Lettres de Capri (Jane a envoyé des lettres de Capri à son amant) c’est cette Italie de l’après-guerre où on circule en Jeep, au milieu des destructions, des cris d’enfants et du linge aux fenêtres, dans une ambiance de résurrection, où les jeunes femmes sont tendues comme des cordes d’arc de compétition, c’est bien simple ces Italiennes des Lettres de Capri, je me voyais les coller contre le rideau de fer d’un garage pour motocyclettes et les mains plaquées à leur jupe serrée, le nez dans leur corsage rempli, je les caressais, je les sentais, je les pressais, je les palpais, je les poussais, je les écrasais, dans un tremblement métallique (le rideau de fer, je veux dire) jusqu’à me réveiller en sueur la nuit, mèche en bataille, tricot de peau déchiqueté, œil de velours, muscles saillants comme si j’étais un héros du cinéma réaliste ayant eu à faire avec une Sylvana Mangano, une Rossana Podesta, ou une Sophia Loren. La littérature c’est ça !
Bon Mario Soldati a réalisé une trentaine de films, je n’en ai vu aucun, il a écrit une quinzaine de livres, j’en ai lu un, voilà une vie bien remplie.


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mercredi 23 novembre 2011

LA RENTE PINAY

LE BOTTIN DE LA COMMÈRE



J’ai entre les mains un livre publié en 1958, par Gallimard, titré Le Bottin de la Commère, sorte de guide parisien, mi-sérieux, mi-rigolard  recensant les lieux où, à cette époque, il fallait boire, manger, ou danser. Une dénommée Carmen Tessier, sans doute la journaliste people de l’époque, est responsable de cet ouvrage qui consiste, pour l’essentiel, à décliner la clientèle politique ou artistique de ces endroits à la mode et, pour l’accessoire, à donner les recettes des plats qui y sont servis.
Le Bottin de la Commère (sans doute un jeu de mots sur Les Potins de la Commère) débute par quelques questions posées au Tout Paris, la mode des enquêtes ne servant à rien n’est donc pas une invention des magazines d’aujourd’hui, être quelqu’un en vue consiste à répondre des stupidités aux questions stupides qu’on lui pose, ici, en l’occurrence  : Que préférez-vous : les petits bistrots ou les grands restaurants ? Préférez-vous le caviar ou le bœuf miroton ? Aimez-vous la sole Dugléré ? Questions importantes auxquelles répondent des gens aussi importants que Maurice Druon, Jean Nohain, Line Renaud (mon Dieu, en 1958 ! était-ce la même ?), l’incontournable Sacha Guitry, Jean Cocteau et son pote Marais, le fringant Chaban-Delmas, et de nombreux autres, d’une manière qui se veut la plus spirituelle possible et qui ne l’est jamais (au sein de ce peuple qui se prétend le plus spirituel du monde, on se prend à rêver à l’humour anglais), le seul qui tire son épingle du jeu étant le rugissant Pierre Brasseur, aussi original à la ville qu’à la scène.
Lorsqu’on passe aux grands restaurants, bistros parisiens, brasseries, on découvre, les goûts particuliers des uns et des autres, Pierre Benoit aime, paraît-il, la moutarde de Brive de couleur violette, Jacques Chardonne lorsqu’il va chez Calvet, 165, boulevard Saint-Germain, se tape à chaque fois, heureux homme, une bouteille de Château d’Yquem, on découvre que Guy Béart est ingénieur atomiste et mille autres choses encore et notamment que la gastronomie parisienne possède une rente, Pinay, un type qui a fréquenté les tables de la capitale avec autant d’assiduité que les postes ministériels, il n’existe pas un seul restaurant où le patron ne se vante de la présence, sur ses banquettes de cuir ou ses fauteuils Louis XV, du derrière politique le plus célèbre de la IVème république, dire que ce type est mort à plus de cents ans, on imagine le nombre de poulardes qui sont passées à la casserole à cause de lui. Le prince de Galles qui ne crachait pas non plus sur les poulardes (je n’en mets pas ma main au feu) affectionnait aussi les canards, il a bouffé en 1890 le canard n°328 de la Tour d’Argent, sa descendante la princesse Elisabeth a avalé, en 1948, le n° 185.397 (quelle hécatombe !) tandis que le duc d’Edimbourg, en face d’elle, assassinait dans des flots d’hémoglobine, ce jour-là, dans cet abattoir avicole, le cent quatre vingt cinq mille trois cent quatre vingt dix-huitième canard au sang (mazette, un canard chacun !). Au même endroit, face à Notre Dame, Minou Drouet, sorte de poétesse géniale, ne craignit pas un jour d’inscrire sur le livre d’or, ce poème immortel :

Invités de la Tour d’Argent,
Poissons dansants
Qu’un aquarium de cristal
Cerne d’un reptile fluide,
Oiseaux en cage
Qui veulent cueillir cette fleur de feu
Notre Dame.

Ce qui nous ôtera désormais toutes nos inquiétudes au sujet des banalités que nous inscrivons nous-mêmes, lorsqu’on nous tend un livre d’or, parler de poissons, d’oiseaux, de reptiles, d’aquarium, de cage à oiseaux, au sujet d’un restaurant suffit à vous faire une notoriété.
Quelque chose me ravit, raison essentielle de mon commentaire sur ce livre qui est à la littérature ce qu’une locomotive à vapeur est à un magasin de dessous féminins, sidérés que nous sommes aujourd’hui devant d’immenses assiettes au contenu expressionniste, nous demandant si on va nous inoculer à l’aide de pailles ou de suppositoires des machins informes comme :
une asperge verte sauvage déstructurée, fruits de la passion, écume romarin,
des beignets des sous-bois cuits à l’azote,
des nouilles disparaissantes (sic), sorbet cardamine,
du Tomato croustillant aux pépins de citrouille, air glacé au parmesan,
nous pouvons redécouvrir ici les vertus de la simplicité, au moins littéraire, grâce à des plats sobrement appelés, gras-double au vieux marc, loup grillé à la farigoulette, plat de côte à la quiche au lard, poulet au Montrachet, matelote d’anguilles, canard aux olives, entrecôte à la moelle, bœuf gros sel, rognons grillés, avec ce sentiment de relire du Rabelais après avoir douloureusement ingurgité du Maurice Blanchot.
Voilà qui décidément nous réchauffe les tripes, tripes que l’on sert au Pharamond, 24, rue de la Grande Truanderie, en présence d’Yves Saint Laurent, d’Armand Salacrou, de Bourvil et celle, inévitable, du président Pinay, dans des assiettes placées sur des réchauds à charbon de bois.
Faisant partie de la secte oeno-identitaire, je ne serais pas identique à moi-même si je ne parlais pas de vin : en ce temps-là, à l’Escargot Montorgueil, on pouvait se faire servir une Romanée Conti 1915, ou un Chambertin 1916, pour un prix si dérisoire, que je ne le donnerai pas, par crainte de faire s’effondrer les cours actuels de ces vins. Allez, tout de même pour faire saliver, on peut boire une Romanée Conti, à dix mille anciens fr., c’est-à-dire cent fr., une quinzaine d’euros, au relais gastronomique Paris-Est, sis Gare de l’Est, 4, rue de Strasbourg, à ce prix là, je m’imagine, la serviette autour du cou, couteau et fourchette à la main, dressés comme des armes sur la nappe, grand verre étincelant devant moi, attendant avec impatience, le sourire aux lèvres, les papilles en émoi, l’œil rempli de paysages bourguignons, la caisse complète de douze que je viens de commander. La plus chère bouteille de l’établissement était un Château Ausone de 1865 à trente mille anciens fr. pièce, soit quarante-cinq euros, si je tenais le sagouin qui l’a bu !
Ce soir je dîne d’un jambon blanc coquillettes.

vendredi 18 novembre 2011

VOLEUR DE DESSOUS

UN AMOUR INSENSÉ





Je lis Un amour insensé, ce roman de Tanizaki, (Chijn no ai, le titre en japonais, je suppose) avec une telle frénésie, que je me demande si je n’ai pas envie de vivre cet amour-là, ne serait-ce que pour ressentir, moi aussi, la violence des blessures de la jalousie, ces coups de poignard qui finissent par ressembler à des fulgurances de plaisir tant l’individu qui les éprouve est acharné à les subir, à moins qu’il ne recherche les jouissances extrêmes des retrouvailles (même éphémères et illusoires) qui ponctuent les épisodes douloureux au prix d’un effacement de son intelligence, de sa raison et de sa volonté. Des deux côtés, dans la frustration comme dans la consommation, cet amour est adorable et prodigieux.
Je me propose de raconter le plus honnêtement possible, sans rien déguiser, dans sa vérité nue, notre vie conjugale, dont le monde apparemment n’offre pas beaucoup d’autres exemples.
Un tel début qui ressemble aux premières phrases des Confessions de Jean-Jacques Rousseau est bougrement alléchant pour le voyeur acharné que je suis. Être lecteur n’est-ce point être voyeur ? Dans tout lecteur, me semble-t-il, en tout cas chez moi, c’est sûr, macère l’âme d’un concierge. Je suis toujours dans les escaliers et les couloirs de mes livres, le balai à la main et l’oreille attentive collée à toutes les portes, peut-être même suis-je comme ce voleur de dessous qui décroche et emporte, dans un paroxysme de sensualité névrosée, cette culotte ou ce soutien-gorge que sa voisine (innocemment ou pas) suspend sous son nez, au soleil, sur sa corde à linge.
Joji Kawai, employé modèle d’une entreprise d’électricité à Tokyo, rencontre un jour Naomi, petit être frustre, poussée comme une fleur sauvage dans un milieu pauvre, arriéré et louche. Naomi est serveuse de café, elle a quinze ans, et ressemble à Mary Pickford (le Japon et l’Occident sont sans cesse entremêlés dans la littérature de Tanizaki, bon, j’ai fait le curieux, je suis allé voir à quoi ressemblait cette Mary Pickford née en 1892 et décédée en 1979, je dois reconnaître qu’elle était séduisante, notamment, en 1924, date de la sortie du roman, elle avait alors trente deux ans, d'autant plus séduisante si on l’imagine, dans la peau de Naomi, tamisée d’extrême orientalisme), elle accepte l’offre de Joji, de 13 ans son aîné, qui se propose d’être son Pygmalion. Il la recueille et s’attache à lui donner les manières et les connaissances d’une jeune fille japonaise de bonne famille. Naomi se conduit comme un enfant gâté, sensuelle et dissimulée, elle montre peu d’enthousiasme pour les études et se laisse porter avec la légèreté d’une plume de canari là où le vent l’emmène, c’est-à-dire vers la mode, le monde, la danse, et les garçons. Bref, on rêve de la croquer.
Bien entendu ce gros balourd de Joji va tomber follement amoureux de l’objet de son étude. Il l’épouse, il est cuit. Un amour insensé est le récit de son long calvaire. Une fois éduquée, Naomi devient une de ces femmes fatales qui attache sa proie par tous les sens dans une emprise de lierre grimpant : « Plus elles te trompent, plus t’as envie de les baiser », dit un de mes amis de ces amours torturantes. Un type comme moi dirait, plus scientifiquement, que cette femme est une métastase, proliférante et mortelle.
Ce qui devait être une relation de maître à élève se transforme en une relation d’esclave à maîtresse, alors je ne sais pas pourquoi, tout à ma lecture, je me représente comme Joji Kawai, à quatre pattes, Naomi sur mon dos qui fouette mon cul nu tandis que, haletant et en pleine érection, je fais le tour de la chambre, dans l’espoir d’une récompense, d’un baiser, d’une caresse grappillée, ou d’une étreinte, manifestations affectueuses qu’elle distribue à profusion à tous ceux qui ne sont pas moi et qu’elle ne m’accorde qu’avec parcimonie, faisant de mes désirs une pure souffrance, endurée comme les tourments d’une drogue. Je me souviens encore de ce jour où, rentrant du bal et prétextant le mauvais temps, elle retint deux de ses amis pour la nuit. Nous dormîmes ensemble sur des nattes rapprochées, horrible nuit où je redoutais que sous mes yeux, perspective à la fois excitante et douloureuse, ils se livrent à d’insupportables attouchements dont pourtant je ne cessais de rêver. Enjambant la tête de Jumagai, Naomi sauta sur son lit ; pendant ce court instant le déplacement d’air écarta brusquement les pans de sa robe de nuit, emplissant mes narines d’une odeur provocante.
Bon on a compris ce que je ressens, pardon, ce que je veux dire.
Une telle passion est d’ordinaire mortifère, Tanizaki, qui n’est pas un moraliste, est si habile écrivain qu’il est capable de donner un happy end à cette histoire. Le couple conclue un accord inique : on continue à vivre ensemble mais Naomi obtient le droit de faire ce qu’elle veut tandis que Joji, fermant les yeux, lui reste soumis à la manière d’un chien fidèle, le museau toujours tourné vers elle dans l’espérance continue du morceau de sucre qu’elle voudra bien lui envoyer.
La fin sanglante qui aurait dû constituer l’épilogue de Un amour insensé, Tanizaki la suggère quand même dans cette scène où Joji, au faîte de la jalousie et de la sexualité non satisfaite, rase à sa demande, le cou et les aisselles de Naomi. Le lecteur, moi en l’occurrence, croit que, dans un accès douloureux et pour mettre enfin un terme à sa souffrance insensée, Joji va utiliser le rasoir pour un règlement définitif du problème Naomi.
Il préfère continuer à souffrir.
Un Amour insensé est un livre insensé.