vendredi 18 novembre 2011

VOLEUR DE DESSOUS

UN AMOUR INSENSÉ





Je lis Un amour insensé, ce roman de Tanizaki, (Chijn no ai, le titre en japonais, je suppose) avec une telle frénésie, que je me demande si je n’ai pas envie de vivre cet amour-là, ne serait-ce que pour ressentir, moi aussi, la violence des blessures de la jalousie, ces coups de poignard qui finissent par ressembler à des fulgurances de plaisir tant l’individu qui les éprouve est acharné à les subir, à moins qu’il ne recherche les jouissances extrêmes des retrouvailles (même éphémères et illusoires) qui ponctuent les épisodes douloureux au prix d’un effacement de son intelligence, de sa raison et de sa volonté. Des deux côtés, dans la frustration comme dans la consommation, cet amour est adorable et prodigieux.
Je me propose de raconter le plus honnêtement possible, sans rien déguiser, dans sa vérité nue, notre vie conjugale, dont le monde apparemment n’offre pas beaucoup d’autres exemples.
Un tel début qui ressemble aux premières phrases des Confessions de Jean-Jacques Rousseau est bougrement alléchant pour le voyeur acharné que je suis. Être lecteur n’est-ce point être voyeur ? Dans tout lecteur, me semble-t-il, en tout cas chez moi, c’est sûr, macère l’âme d’un concierge. Je suis toujours dans les escaliers et les couloirs de mes livres, le balai à la main et l’oreille attentive collée à toutes les portes, peut-être même suis-je comme ce voleur de dessous qui décroche et emporte, dans un paroxysme de sensualité névrosée, cette culotte ou ce soutien-gorge que sa voisine (innocemment ou pas) suspend sous son nez, au soleil, sur sa corde à linge.
Joji Kawai, employé modèle d’une entreprise d’électricité à Tokyo, rencontre un jour Naomi, petit être frustre, poussée comme une fleur sauvage dans un milieu pauvre, arriéré et louche. Naomi est serveuse de café, elle a quinze ans, et ressemble à Mary Pickford (le Japon et l’Occident sont sans cesse entremêlés dans la littérature de Tanizaki, bon, j’ai fait le curieux, je suis allé voir à quoi ressemblait cette Mary Pickford née en 1892 et décédée en 1979, je dois reconnaître qu’elle était séduisante, notamment, en 1924, date de la sortie du roman, elle avait alors trente deux ans, d'autant plus séduisante si on l’imagine, dans la peau de Naomi, tamisée d’extrême orientalisme), elle accepte l’offre de Joji, de 13 ans son aîné, qui se propose d’être son Pygmalion. Il la recueille et s’attache à lui donner les manières et les connaissances d’une jeune fille japonaise de bonne famille. Naomi se conduit comme un enfant gâté, sensuelle et dissimulée, elle montre peu d’enthousiasme pour les études et se laisse porter avec la légèreté d’une plume de canari là où le vent l’emmène, c’est-à-dire vers la mode, le monde, la danse, et les garçons. Bref, on rêve de la croquer.
Bien entendu ce gros balourd de Joji va tomber follement amoureux de l’objet de son étude. Il l’épouse, il est cuit. Un amour insensé est le récit de son long calvaire. Une fois éduquée, Naomi devient une de ces femmes fatales qui attache sa proie par tous les sens dans une emprise de lierre grimpant : « Plus elles te trompent, plus t’as envie de les baiser », dit un de mes amis de ces amours torturantes. Un type comme moi dirait, plus scientifiquement, que cette femme est une métastase, proliférante et mortelle.
Ce qui devait être une relation de maître à élève se transforme en une relation d’esclave à maîtresse, alors je ne sais pas pourquoi, tout à ma lecture, je me représente comme Joji Kawai, à quatre pattes, Naomi sur mon dos qui fouette mon cul nu tandis que, haletant et en pleine érection, je fais le tour de la chambre, dans l’espoir d’une récompense, d’un baiser, d’une caresse grappillée, ou d’une étreinte, manifestations affectueuses qu’elle distribue à profusion à tous ceux qui ne sont pas moi et qu’elle ne m’accorde qu’avec parcimonie, faisant de mes désirs une pure souffrance, endurée comme les tourments d’une drogue. Je me souviens encore de ce jour où, rentrant du bal et prétextant le mauvais temps, elle retint deux de ses amis pour la nuit. Nous dormîmes ensemble sur des nattes rapprochées, horrible nuit où je redoutais que sous mes yeux, perspective à la fois excitante et douloureuse, ils se livrent à d’insupportables attouchements dont pourtant je ne cessais de rêver. Enjambant la tête de Jumagai, Naomi sauta sur son lit ; pendant ce court instant le déplacement d’air écarta brusquement les pans de sa robe de nuit, emplissant mes narines d’une odeur provocante.
Bon on a compris ce que je ressens, pardon, ce que je veux dire.
Une telle passion est d’ordinaire mortifère, Tanizaki, qui n’est pas un moraliste, est si habile écrivain qu’il est capable de donner un happy end à cette histoire. Le couple conclue un accord inique : on continue à vivre ensemble mais Naomi obtient le droit de faire ce qu’elle veut tandis que Joji, fermant les yeux, lui reste soumis à la manière d’un chien fidèle, le museau toujours tourné vers elle dans l’espérance continue du morceau de sucre qu’elle voudra bien lui envoyer.
La fin sanglante qui aurait dû constituer l’épilogue de Un amour insensé, Tanizaki la suggère quand même dans cette scène où Joji, au faîte de la jalousie et de la sexualité non satisfaite, rase à sa demande, le cou et les aisselles de Naomi. Le lecteur, moi en l’occurrence, croit que, dans un accès douloureux et pour mettre enfin un terme à sa souffrance insensée, Joji va utiliser le rasoir pour un règlement définitif du problème Naomi.
Il préfère continuer à souffrir.
Un Amour insensé est un livre insensé.

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