ENQUÊTE SUR L’ORIGINE DES FORTUNES
LE SIÈGE DE LONDRES
Deux jeunes Américains suffisamment
désœuvrés pour se rendre à la Comédie-Française, assister à la
représentation d’une pièce d’Emile Augier, L’Aventurière que nul aujourd’hui n’oserait rejouer, mais
tout de même assez avisés pour n’y trouver aucun intérêt, s’ennuyant
ferme, se poussent du coude, sur leur balcon, jumelles en main, pour
observer les belles inconnues de l’assistance. Il faut dire qu’Augier
c’est du Max Gallo mâtiné d’Alain Minc, un peu de patriotisme dans une
sauce libérale, ça dégouline et en vers s’il vous plait.
Waterville et Littlemore, c’est leur nom, repèrent soudain un
beau visage bien dessiné aux yeux rieurs, à la bouche souriante, orné
au front de délicate boules de cheveux noirs et à chaque oreille, de
diamants étincelants assez gros pour ne pas passer inaperçus d’un bout à
l’autre du théâtre français, en qui Littlemore reconnaît une de ses
compatriotes. Saperlipopette ! je la connais, ou même, nom de Dieu !
aurait fait Littlemore, si j’avais été l’auteur de ce Siège de Londres, ajoutant
à l’intention du lecteur des indications précises sur les formes et les
splendeurs offertes de la dite compatriote, mais c’est James, Henry de
son prénom, le responsable de cette nouvelle qui comme son nom l’indique
commence à Paris et dont le récit fait montre d’un érotisme maîtrisé
d’autant plus efficace qu’il est impressionniste.
À l’entracte, appâtés, tous les deux,
se précipitent au fumoir où ils rencontrent Mrs Headway et ses diamants
qui pendent à ses oreilles. Revenant à leur balcon et à leur
observation, ils tiennent ce dialogue :
- Headway, Headway, Où diable a-t-elle bien pu dénicher ce nom-là ?
- De son mari, je suppose, suggéra Waterville.
- De son mari, duquel ? Le dernier se nommait Beck.
- Combien en a-t-elle eu, s’enquit Waterville désireux de savoir en quoi Mrs Headway pouvait manquer de respectabilité.
- Je n’en ai pas la moindre idée.
C’est le début de cette nouvelle parue en 1883 qui pourrait s’intituler Enquête sur une dame au-dessous de tout soupçon au lieu du Siège de Londres,
parce qu’un siège hein ! pas l’ombre d’un, à moins que James ne veuille
parler d’un fauteuil anglais, genre Chesterfield. Mais j’y pense,
Londres est une ville qui, à ma connaissance, n’a jamais fait l’objet
d’un siège, au travers de mes maigres lumières historiques, je sais
qu’elle a été bombardée mais oncques ne fut menacée par voie terrestre.
Toute capitale normalement constituée a, au cours de son histoire, subi
un siège, ou une occupation, de la naît peut-être la singularité de
Londres, outre le fait qu’elle est bourrée d’Anglais, de cette absence
de danger extérieur qui doit être inscrit dans ses gènes, car toute
ville englobe son histoire, ses bouffées de violence comme ses périodes
paisibles et les reproduit sans fin.
On y vient quand même à Londres parce
que Mrs Headway, voulant réussir en Europe et briller notamment en
Angleterre s’y installe et nourrit des visées de mariage très précises à
l’encontre d’un baronnet plus jeune qu’elle, plutôt stupide, très
amoureux et bien garni sur le plan financier, Sir Arthur Demesne,
siégeant à la chambre des Lords, sorte de place où il s’agit de ne rien
faire en se haussant du col.
Sir Arthur Demesne est orphelin de
père et donc en possession d’une grosse fortune que sa mère Lady éponyme
(je voulais le placer) essaie de protéger des convoitises de celle
qu’elle considère déjà comme une aventurière, une Américaine pensez !
Pour une lady anglaise de cette
époque, l’Amérique c’est rédhibitoire surtout lorsque la réputation de
la ressortissante ne semble pas sans tache malgré une fortune
respectable mais fort douteuse elle aussi. Mais madame si on connaissait
l’origine des fortunes et de leur accroissement, la votre, ne serait à
mon avis, guère plus honorable que la sienne. La mienne est désormais
innocente, je l’ai bouffée. La morale des fortunes ce sont les prodigues
qui la représentent le mieux.
C’était une femme charmante, en particulier pour le Nouveau-Mexique nous dit le narrateur avec son humour particulier,
mais elle avait divorcé trop souvent- ce qui rendait sa crédibilité
hasardeuse ; elle avait dû répudier plus de maris qu’elle n’en avait
épousés.
A San Diego, elle résidait avec sa
sœur, dont le dernier époux en date (elle aussi avait divorcé
précédemment), l’homme le plus important de la ville dirigeait une
banque à l’aide d’un revolver à six coups.
La constante du métier de banquier est
le pillage, le sac, la razzia, la terre brûlée. Les armes ont changé,
les financiers sont passés du revolver au mortier de campagne, ils
tiraillent aussi rapidement qu’avant mais la productivité s’est
améliorée, à chaque coup, il tombe beaucoup plus de victimes. Dans leur
bureau climatisé, au-dessus de Wall Street ou dans un immeuble cossu de
la City, tout en fixant des yeux l’appétissant derrière de leur
secrétaire, les banquiers peuvent d’un trait de plume démolir une
habitation, rayer un quartier ou une ville. Aujourd’hui, passés à une
vitesse supérieure, ils savent affamer une nation complète, on brûle de
connaître la prochaine étape de leur gigantesque appétit de ruines.
Après avoir caressé la cape vernie de havanes impeccablement alignés
dans leur boite d’acajou rangée sur leur bureau, entre la photo de leur
femme et celle du siège de la banque, écouté la mélodie de la tripe, du
cigare pas des femmes, en roulant un module entre leurs doigts devant
leur oreille, et examiné, gloutons, la hausse de leurs valeurs
financières, les types, en fin de journée, se lèvent, satisfaits, jetant
un dernier coup d’œil respectueux sur le portrait en pied du fondateur
de cet abattoir, au-dessus de la cheminée, appellent leur chauffeur,
passent à leur club pour enfiler un Bourbon, un alcool je veux dire, pas
un descendant de notre ex-famille consanguine et néanmoins royale, ou
un Porto Vintage et vont faire leur golf ou leur polo, dans un quartier
réservé où ni un noir, ni un Arabe, ne circulent, à la fin de la partie
ils rendent visite à leur vieille mère et s’inquiètent de savoir si elle
ne manque de rien, déployant devant elle des trésors de tendresse
filiale qui la font fondre d’amour maternel, ils s’intéressent ensuite à
la journée scolaire de leurs enfants, à leurs activités et aux notes
qu’ils ont obtenus, enfin ils vont pisser et se couchent en rêvant à
leur prochaine proie, tiens ! je pourrais me faire l’Espagne, se
disent-ils en se retournant dans le lit, ou ces salauds de Français,
oui, voilà, c’est ça ! la France, cette bande de fainéants, je vais me
la taper, celle-là. Là-bas, disent-ils, en pensant à tous ces assistés et se souvenant de paroles historiques :
l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a
revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort, on
rencontre aujourd’hui le malheur, alors, on va te leur donner une de
ces leçons, et ivres d’un lendemain qui chante et qui saigne, ils
s’endorment, un sourire d’ange au coin de la gueule.
Je reviens à la nouvelle, quatre vingt
pages tout de même, chez James il ne se passe pas grand chose mais il
faut du temps et des lignes pour le dire et, ma foi, le lecteur, moi en
tout cas ne s’en plaint pas d’autant qu’elles sont une occasion pour moi
de raconter n’importe quoi. Lady Eponyme va faire des pieds et des
mains (ce n’est pas la bonne expression pour une aristocrate anglaise
chez laquelle tout se joue sur un quart de sourire, un toussotement ou
un léger mouvement de tête, comme chez la reine d’Angleterre si on ne me
croit pas, qu’on l’observe en train de saluer ses invités à Buckingham
ou de se pencher sur un enfant) auprès de Littlemore et Waterville pour
avoir le fin mot de l’histoire et savoir si elle peut lâcher son grand
imbécile de fils dans les pattes de la reine du désert californien. Il
faudra lire la suite, je ne veux pas faire tout le travail, pour
connaître le fin mot de l’histoire. Je recommande ce Siège de Londres comme je recommande tout James.
Henry James est un talentueux
écrivain, qui a l’air de ressasser des comparaisons continues entre les
mœurs, les coutumes et les arts de vivre du nouveau monde et de la
vieille Europe mais ses nouvelles que je lis dans l’ordre chronologique
deviennent de plus en plus subtiles.
Ce n’est pas comme moi !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire