mardi 21 août 2012

FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE ET FIN)
 
PARTIE 12
 
PARADIS RETROUVÉ
 
En hiver, certains soirs, je quitte ma forêt, et je descends, dans le silence, au fond de la vallée, aujourd’hui déserte, animée seulement du souvenir des curistes hantant les grands hôtels abandonnés d’Escouloubre les bains, dont l’Aude se fait l’écho éternel, là, solitaire devant une cheminée, un grand feu brûlant dans l’âtre réchauffant mes pieds et ma peau brûlée par le froid, je pense à ma vie passée, à mon histoire, à l’individu que j’étais, inutile et pesant, à celui que je suis, écrivant et libre.
Parfois j’y vis d’étonnantes soirées, une porte grince, des voix étouffées me parviennent, les couloirs s’animent, les étages bruissent et se peuplent, soudain je ne je ne suis plus seul, des ombres me rejoignent qui se matérialisent, j’entends des claquements de talons hauts, des glissements de robes longues sur les parquets de chêne, des artistes entrent ici en tenue de gala, en queue de pie, en nœud papillon, ils m’entourent, ils viennent se produire dans le secret. Des musiciens s’accordent avant d’ouvrir le bal, des chanteurs vocalisent en prélude à un opéra, des comédiens jouent, parlent entre eux, se souviennent, rient, je côtoie un monde brillant et virtuose que plus personne ne rencontre et que nul n’a jamais vu ensemble en même temps.
Alors, tel un nabab dans son palace, je sillonne l’hôtel, curieux et admiratif, je passe en revue toutes les chambres, à tous les étages, je vais de surprise en surprise, croisant dans les couloirs ou découvrant, en poussant n’importe laquelle des portes, des gens que je croyais disparus ou que je n’aurais jamais dû rencontrer, heureux de me voir, ils me saluent ou bien se reposant, ils me font signe d’entrer, et nous parlons parfois durant des heures, de leur vie, de leurs aventures, de leurs amours, comme si nous étions du même monde, mais après tout nous sommes du même monde, on me raconte d’incroyables histoires que nul n’a jamais entendues, il m’arrive d’aller plus loin, quelque fois cette actrice de cinéma ou de théâtre m’invite à la rejoindre, sur sa couche et il n’y a plus de maris pour nous surprendre, ou bien ils nous regardent ravis, généreux, et plus de cabinets de toilettes où quelque Turc risque de m’emmurer, j’ai dormi, monsieur, dans les bras de Marlène, j’ai touché la chair d’Ava, j’ai délacé le soutien-gorge de Greta, j’ai soulevé la robe blanche de Marilyn, j’ai plongé mes yeux dans ceux, violets, d’Elisabeth, l’odeur de leur peau est encore sur la mienne, et leur souffle continue de hérisser mes poils, inutile de vous dire, monsieur, que je n’ai pas toujours été éblouissant dans cet exercice, l’émotion sans doute ou le prestige ou les chefs d’œuvre revisités, mais le cœur y était, croyez-moi, Clark passant sa tête par la porte entrebâillée, on ne voyait que sa moustache, nous faisait discrètement un petit signe en nous disant : " ça va ? ça va ? non, non, continuez, ne vous dérangez pas ". Marlon et Gary riaient dans les couloirs, chacun une bouteille à la main, j’ai joué aux cartes avec eux, monsieur, ,j’ai fumé des cigares en leur compagnie, j’ai bu dans des flûtes anciennes du Bollinger vieilles vignes de je ne sais plus quel millésime que Bogart, lors de ses explorations souterraines, dénichait dans les caves encore garnies des vieux hôtels, nous montions entre nous des expéditions dans les thermes, les salles de soins dévastées et les piscines asséchées que la poussière ensevelissait et que le temps finissait par oublier, nous hantions des salons où les housses blanches des fauteuils ressemblaient à d’immobiles fantômes tandis qu’à son piano, sous des lustres de cristal illuminés, Nat King Cole, de sa voix de coton, nous parlait de son Amérique. J’ai ri avec Lino, Bernard et Francis, tous attablés dans une cuisine, vidant un tord boyau rescapé de quelque guerre. Gabin parfois nous rejoignait en bougeant la tête, grognon et vindicatif, puis il se calmait et buvait avec nous. Certains soirs de l’hiver où nous nous donnions rendez-vous, les femmes m’attendaient en robe longue, fume-cigarette à la main, montées sur leurs talons, belles et fines, aimantes et à jamais aimées et nous nous installions à des tables luxueuses chargées des nourritures les plus fines et des vins les plus riches et les plus célèbres.
Voici quelle fut ma vie, monsieur.
Au petit matin, une musique pleine d’allégresse nous signalait que le soleil allait se lever, qu’il était temps de partir, l’image tremblotait, les bruits décroissaient, les notes se diluaient dans l’air et lorsque le jour touchait l’hôtel, aussitôt l’ombre de la vallée le ressaisissait et il retournait à son abandon profond tandis que je retrouvais mes arbres, mes fleurs et mes sources.
L’été nous disparaissions de la ville morte, loin des vacanciers, mieux valait ne pas nous faire voir, nous avions l’intention de vivre comme des esprits et comme l’air qui circule dans ces montagnes.
Nous n’appartenons à personne, monsieur, et le ciel peut attendre.
Toi qui traverse cette vallée, songe qu’un homme y a vécu, et qu’il y vit peut-être encore, et si tu empruntes la route domaniale de Colbert et qu’au grand pin qui s’élève dans le virage en épingle à cheveu, tu t’enfonces sous la végétation, entre les jeunes frênes et les framboisiers, peut-être retrouveras-tu ses traces.
Un mythe moi ? L’emmuré de la Grande Bretèche ? Non je suis l’homme du Carcanet, un chevalier des Grieux sans sa Manon, séparé du monde mais consubstantiel à lui.
Et définitivement libre.

le peintre: Rothko
 
 

 

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