lundi 10 décembre 2012


UNE FILLE À MARIER
 
LADY BARBERINA
 

 
Jackson Lemon est immensément riche et américain. Ce n’est pas un pléonasme. En 1884 il séjourne à Londres et s’amourache de la jeune fille d’un lord anglais, un noble tellement noble, lord Canterville, qu’il doit descendre du Prince noir au bas mot. Sa femme, lady Marmaduke, descend d’un cheval lorsqu’on la croise dans la grande allée de Hyde park, à moins que ce ne soit sa fille, lady Barberina, qui, elle, ne descend en tout cas pas de la cuisse de Jupiter.
Belle mais conne, lady Barberina.
On se situe délibérément dans une Angleterre qui pratique la sélection des races par non croisement, élevage en manoir gothique exclusif, porto vintage et pudding au menu, chasse à courre à la poursuite d’un renard ou d’un Français quelconque égaré sur l’île, infréquentabilité institutionnelle de tout autre espèce humaine que l’anglaise à condition encore que celle-ci justifie d’au moins mille ans d’appellation contrôlée.
Les parents Canterville sont des sortes de colleys zibeline, titulaires à parts entières de quatre filles, dont la lady Barberina en question, et d’un garçon qu’ils ont de la peine à faire vivre à la hauteur de leur situation sociale parce que lord Canterville est pelé comme un braque de Weimar à poils courts dont il possède la tête et les oreilles. Sa fonction principale est d’aller roupiller à la chambre des lords et de bouffer en compagnie de sa femme et de ses enfants les restes d’une fortune fort délabrée ainsi que les biscuits secs des thés qu’on lui sert dans les maisons les plus huppées de Londres. Lady Marmaduke, même si la rencontrant dans une balloche de quartier on pourrait être tenté de lui pincer les fesses qu’elle a belles, est aussi rigide et glacée qu’un pilier de Westminster.
Le lecteur de cette nouvelle de Henry James, j’ai assez dit, je crois, que cet auteur me passionne autant qu’un Jack Russel terrier qui n’est pourtant qu’une petite crotte vaniteuse, le chien pas Henry, le lecteur donc se dit, ces deux hérons, les Canterville, mari et femme, à la vue du sac d’or que détient cet Américain, auront tôt fait de ravaler leur morgue et de larguer leur aînée Lady Barberina qui a l’air aussi con qu’un Pinscher moyen femelle, en se disant tous deux, les Canterville donc : fourguons lui notre fille vite, avant qu’il ne se rende compte qu’elle est aussi stupide qu’une valise tombée du toit d’une voiture, bonne affaire ! ah, on va bien le baiser ce Yankee, on va te lui refiler un de ces rossignols ! Car dès qu’ils ne sont plus en représentation c’est le langage intime des Canterville et en général de toutes les aristocraties de par le monde.
Et le Jackson Lemon, lui aussi, croit qu’il va emporter le morceau haut la main comme un whippet anglais aplatit un épagneul non breton dans un cynodrome de Wimbledon.
Que nenni, il lui faudra beaucoup d’application, d’abnégation et de sacrifices financiers pour emporter le morceau. S’il avait su. Il aurait compris pourquoi on lui rendait cette Barberina rarissime, un genre véhicule d’occasion qu’on ne laisse pas essayer pour que n’apparaissent point ses tares au grand jour. On la lui a enrobée comme on présente dans un restaurant de nouvelle cuisine un peu faisandé, un œuf au plat. C’est flamboyant, tu crois voir arriver dans ton assiette, au son des trompettes d’Aïda, un œuf de Fabergé, tu te dis, ce n’est pas possible, sauf au moment où on te présente l’addition, combien ? fais-tu une première fois, puis une deuxième fois, hoquetant, ah oui, c’était donc possible ! Puis tu t’étrangles, quoi ! Combien ? Mais alors, c’était vraiment un œuf de Fabergé ! Mais, mais, je l’ai bouffé ! Trop tard. Il faut payer !
Lady Barberina est un œuf de Fabergé, c’est beau, tu crois pouvoir la gober comme qui rigole, mais si tu la consommes, tu la sens passer. Dans le compte d’exploitation, je veux dire !
La première partie de cette nouvelle recèle beaucoup d’humour. Les Canterville, leur réserve british, leur flegme hautain, leur thé, l’apartheid qu’ils cultivent, opposés au réalisme américain de Jackson Lemon valent quelques scènes pleines de drôlerie.
Couché Lemon !:
Je vous en prie, madame….donnez-moi une chance de lui parler un peu plus moi-même. Vous ne me l’avez guère donnée jusqu’ici vous, savez, fait Jackson Lemon à celle qu’il espère être un jour sa belle-mère.
Lady Marmaduke le mouche : 
Nous n’avons pas l’habitude d’offrir nos filles aux gens, monsieur, répond-elle.
Ah ! Combien il aurait dû la prendre au mot, ce pauvre Jackson, parce que c’était une résistance de pure forme. Snobs, hautains et dédaigneux les Canterville mais pas fous : le roi Arthur, la table ronde, la grande Elisabeth, Cromwell, Trafalgar, Victoria, les Beatles d’accord, mais des dollars en masse cela ne se refuse pas longtemps.
Et voilà notre lady Barberina emportée dans ce territoire sauvage des Etats-Unis, où elle devient la coqueluche de New York, une lady anglaise pur sucre bardée de dollars, c’est une attraction.
Mais ni le mariage, ni son nouveau pays, ni l’amour de son Lemon de mari ne rendent lady Barberina plus fine, elle n’a rien à dire aux new yorkais, à son mari non plus, et d’une manière générale elle ne pense rien, ou à une seule chose plutôt, retourner en Angleterre, à ses chevaux, à ses chiens et à la Marmaduke.
De ce côté de l’Atlantique, comme de l’autre, telle qu’en elle-même la Barberina est restée, désespérant un Jackson Lemon, qui a le sentiment de posséder un luxueux attelage dans ses écuries mais de ne pouvoir jamais l’utiliser.
Ni la race, ni les dollars, ni les pays, ne peuvent corriger la sottise.
Est-ce la leçon de cette nouvelle ?
Moi qui voyais cette lady Barberina, à la manière d’une Barbarella s’éclatant contre des truands de l’espace vêtue seulement sa petite culotte et d’un soutien gorge, c’est raté.
Comme Jakson Lemon, presque cent après, je sens qu’elle m’a baisé aussi.

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