UN BOXEUR GROGGY
L’ADOLESCENT
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
Tel un boxeur massacré dans le dernier
round qui, suspendu aux épaules de ses soigneurs, regagne son
vestiaire, la gueule pleine de gnons et le flottant ensanglanté, on sort
groggy et tuméfié d’un roman de Dostoïevski.
Ivre aussi, on fréquente tant de
tavernes enfumées, et le vent surgi des profondeurs septentrionales du
golfe de Finlande, qui durcit la neige noire des rues de la ville avant
d’étendre, raides, les malheureux sur les trottoirs, vous souffle encore
au visage son haleine de saumure glacée, bien après que le livre soit
fermé. Lire L’Adolescent c’est suivre, fiévreux, des personnages
survoltés dans un Saint Petersbourg tour à tour misérable et somptueux,
observer, médusé, des silhouettes obstinées s’inscrire le long de la
perspective Nevski, dans le jardin d’été, ou devant St.Isaac, c’est
assister aux visites hallucinées qu’ils rendent aux uns aux autres pour
quémander, rugir leur colère, insulter, apercevoir l’objet de leurs
désirs, tenir des propos enflammés sur la Russie, le tsar, la
révolution, c’est se réjouir de les voir résister à la tentation de se
jeter dans la Neva ou la Fontanka, ou au projet insensé de tuer un tel
ou un tel, puis refermer, abasourdi, le livre, et s’apercevoir alors que
le monde qui vous entoure est encore de la littérature, qu’elle
persiste, vous submerge et vous transforme.
La littérature c’est ce qui, dans la
forme ou le fond n’avait jamais été écrit, et qui, par la grâce d’un
auteur jaillit soudain entre vos mains et vous saisit dans un tohu-bohu
inédit d’images et de mots. La littérature c’est ce qui a toujours été
là et n’avait pourtant jamais été dit, et qui, dans la lumière et le
silence d’une nuit blanche vous enveloppe et vous ahurit. Mais voici
qu’à la forme et au fond, Dostoïevski ajoute un troisième attribut : La
littérature c’est ce qui n’a jamais été dit avec une telle intensité.
Seul entre tous les écrivains, ou en tout cas le premier, il impose un
nouveau critère, l’intensité, la puissance, j’allais dire, le feu.
Jetant des bûches dans un foyer qui ne s’éteindra plus, même pas à la
dernière ligne, l’auteur léché par les flammes, le visage rougeoyant,
chacun de ses mots attisant le brasier et accroissant le tintamarre
d’une cheminée qui ronfle, conduit son lecteur dans la douleur,
l’euphorie, l’enthousiasme ou la sérénité vers des régions de l’esprit
où il n’était guère allé, avec une ferveur qu’il n’avait jamais connu, à
un rythme qui le bouleverse et le laisse pantelant.
Le héros de L’Adolescent Arkadi
Makarovitch Dolgorouki est le fils légal du serf Makar Ivanov
Dolgoorouki (Prince Dolgorouki, lui demande–t-on à l’exposé de son nom,
car il existe alors en Russie un prince Dolgorouki, non ! Dolgorouki
tout court, répond-il, blessé à chaque fois de voir alors le dédain
s’afficher sur le visage de son interlocuteur). Mon Dieu ! quel nombre
écrasant de princes compte ce pays, au moins autant que de popes, de
moujiks, d’esturgeons dans la Volga, ou de cornichons au sel, il était
temps que la révolution mette un terme à cette inflation. Arkadi certes
n’est pas prince mais il rêve d’une vie de grand seigneur, pas tant pour
l’opulence financière, même si par moment il ambitionne d’être
Rothschild, que pour les vertus supposées de la noblesse. Car des
projets d’adolescent le transportent, tous les adolescents ont connu ça,
je parle ici des vrais adolescents, des envies de bravoure, d’honneur,
d’amour, de folie, des attitudes d’arrogance maladroite, de repentir, le
submergent, des pulsions de religion, de violence ou de crime le
transpercent. Il me semble que cette ville, St Petersbourg, avec ses
contrastes et ses iniques splendeurs, est productrice d’intensité. Il
existe des villes de paix, et d’autres qui ne vivent que du tumulte. Et
je me demande si Dostoïevski qui connaît si bien sa ville, n’a pas
déchiffré et traduit en mots, tout au long de son œuvre, les violences
intrinsèques de ce vortex urbain.
Arkadi n’est pas fils de serf à
proprement parler puisque Versilov, un gentilhomme noble, propriétaire
du domaine, a piqué à Makar qui, au milieu de tant d’autres, n’est
qu’une âme aveuglement attachée au service de son maître, sa jeune
épouse, Sonia, elle aussi âme du domaine, vierge et pure, même si on n’a
pas encore établi le fait qu’une âme puisse être vierge. Noire,
flétrie, ou morte, oui certes, mais vierge, on ne sait pas, il faut
voir. Versilov a poussé la politesse jusqu’à lui faire un enfant dans le
dos, dans le dos de sa femme ou plutôt dans celui de Makar, soulageant
celui-ci des tracas de la procréation et cet enfant est Arkadi
Makarovitch Dolgorouki puisqu’il est officiellement le fils du serf et
que là-bas, comme second prénom aux enfants masculins et féminins on
colle un itch au un va au prénom du père, bon on connaît cette technique
russe, je n’ai pas l’intention de me livrer à une étude des usages
patronymiques à travers le monde, sachons seulement qu’aux Etats-Unis
par exemple, on se contente d’un junior tandis qu’en France, le plus
souvent, d’un fils de pute.
Versilov remet le couvert en faisant
un autre enfant à Sonia, Lisa, puis il enlève Sonia, n’est-il pas le
Dieu et maître de ses âmes, et part avec elle à St. Pétersbourg, Makar
n’aura eu droit qu’à six mois de mariage, assez platoniques il faut
dire, puisqu’il n’était déjà pas de la première fraîcheur lors de ses
noces et d’ailleurs il viendra mourir dans les bras de sa femme
(officielle mais non consommée, pas par lui en tout cas) vers la moitié
du roman. Cette grand âme de Makar n’en veut ni à son maître Versilov,
ni à Sonia, ni au bon Dieu, les bénissant même sur son lit de mort. Il
n’est pas révolté, un mauvais écrivain pourrait dire que l’âme russe, en
général, est accablée par nature.
Arkadi, lui, est un révolté, il entre
dans le monde la rage aux dents, mais il peut aussi être tendre et
attentionné, plein de ressentiment ou larmoyant de compassion, c’est un
bâtard de noble, mais d’un noble ruiné puisque Versilov a dilapidé sa
fortune, cela ne fait pas ses affaires et explique sans doute ses
tiraillements continus et cette sourde volonté qui le possède de
surpasser sa condition et ses origines.
L’Adolescent
est un récit mené tambour battant, à la première personne, par Arkadi,
des événements multiples, des rencontres, des drames, décrits à la
manière d’un peintre en transes qui se jette sur sa toile, vont mettre
en lumière la complexité des personnages, et l’exceptionnel talent de
l’écrivain.
Mais qu’est-ce que le récit, qu’est-ce que l’anecdote au regard de l’incandescence du ton ? De la violence faite au lecteur.
Et puis, à quoi bon bêler mes
enthousiasmes, baver mes impressions, laisser dégouliner mes émotions,
risquer mes mots aux mots de feu de Dostoïevski.
Je veux me contenter de ça :
Ah, Fédor, Fédor, tu es le meilleur et de loin.
(Caillebotte au pinceau)
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