lundi 24 décembre 2012

UNE HISTOIRE DE CUL

 

LE TROISIÈME ANNEAU
 

 
Je gagne plus d’argent avec mon cul qu’avec la littérature, disait Costas Taktsis.
Moi aussi. La littérature ne me rapporte rien, je veux dire. Et le vin pas beaucoup plus.
Ce n’est déjà pas si mal de conjuguer deux sources de profit si éloignées l’une de l’autre. Tout le monde ne peut pas être Costas Taktsis. Si je peux parler de moi, m’en suis-je jamais privé ici ?, mes sources de profit étant si peu satisfaisantes, qu’au vin et à la littérature, je me demande s’il ne serait pas opportun d’adjoindre mon cul. C’est une stratégie comme une autre.
N’est-ce pas trop tard ? On peut déguiser sa littérature, la rendre désirable, monnayable, mais c’est plus difficile pour son physique et le plus souvent pathétique. Bon, on ne sait jamais. Peut-être que. On verra.
Je ne connais pas le cul de Costas Taktsis, je peux seulement affirmer sans difficulté aucune, en refermant Le Troisième anneau que sa littérature était supérieure à son cul. Même si c’est un peu vaniteux de s’instaurer ainsi juge de la littérature et du cul.
D’ailleurs son cul l’a tué.
Costas se travestissait et se prostituait dans les rues d’Athènes, il en est mort, sans doute assassiné par son dernier client, le 25 août 1988, à 61 ans. La littérature, cette ingrate, aurait été bien inspirée de faire une place de choix à Costas, et de mieux le nourrir, elle nous aurait sans doute délivré quelques œuvres supplémentaires dont son cul nous a privé. Mais au fond la littérature a-t-elle un pouvoir sur son créateur. L’art protège-t-il. Élève-t-il. Corrige-t-il des faiblesses humaines ? Est-il fait pour ça ? En quoi, dans un individu, l’artiste occuperait une position hiérarchique supérieure à celle de l’humain attaché à la satisfaction de ses désirs biologiques ? Après tout Taktsis préférait peut-être les œuvres de son cul à celles de son esprit. Qui sait ?
Au sein de la rare production de Taktsis, celle en tout cas traduite en français, où on trouve plutôt des poèmes et quelques nouvelles, je suis tombé, par un heureux hasard, sur Le Troisième anneau, roman paru en Grèce en 1962 et édité chez Gallimard, en 1967, dans cette collection à couverture blanche et brillante, intitulée "Du monde entier ". J’en suis ressorti ébouriffé, branlant, et en même temps réjoui que la littérature puisse se glisser au travers des achats compulsifs et tout azimuts d’un malade des livres, qu’elle permette à un lecteur parce qu’il tourne des pages inconnues d’un écrivain dont il n’avait jamais entendu parler, de subir de tels envoûtements, de ressentir de telles émotions.
Le Troisième anneau.
Je n’aurais peut-être pas choisi ce titre même s’il semble proche du titre original To Trito Stephani à condition qu’en grec moderne to signifie le, trito troisième et stephani, anneau, mais je ne vais pas commencer à ergoter sur la traduction d’autant qu’elle est l’affaire d’un helléniste distingué Jacques Lacarrière, si fortement épris de la Grèce que ses cendres, après sa mort, ont été ventilées là-bas.
Le Troisième anneau est un flux ininterrompu de confidences qu’une femme fait à une autre, une vie entière au total, au rythme d’un récit sans effets de style, sans coquetterie, un exposé banal des bonheurs (rares) et des malheurs (nombreux), dans une succession tour à tour tragique et émouvante, qui épate le lecteur et finit par l’emprisonner. Pas de grands mots ici sur la Grèce éternelle, ses paysages, ses mythologies, sa pensée, et patati et patata, tout s’efface devant la peinture de destins purement humains
Destins qui se croisent dans le milieu d’une bourgeoisie modeste, au sein des vicissitudes urbaines, des voisinages, des rencontres, vies de femmes qui se ressemblent dans le déroulement des drames qu’elles affrontent, adultères, infidélités, maladies, amours, délinquance, alcoolisme, guerres, morts dans une Grèce que l’on prend au début du XXème siècle et que l’on va suivre jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale. De la toile de fond, surgissent les figures tourmentées de Venizélos, ou de Metaxas, les convulsions d’une démocratie hésitantes et les grimaces des intrus Mussolini et Hitler.
Aujourd’hui comme hier, la Grèce moderne est assommée pas un passé trop grand pour elle, toute nation devrait apurer son histoire comme on peut le faire pour ses dettes, il faudrait pouvoir déposer son bilan mémoriel, le liquider, vendre son patrimoine à l’encan et repartir de rien, léger, aventureux, car tous les pays traînent des tombereaux de mémoire qui les trompent, les font hésiter, rêver et les empêchent de marcher.
Ce qui se passe sous les fenêtres de ces deux femmes, est-ce leur affaire ? Par rapport aux drames qui traversent leur propre famille, que sont les errements de l’histoire qui de temps en temps vient leur prendre un mari, un frère, un fils pour l’enfermer, le coller à un mur ou le déposer ensanglanté sur un champ de bataille. N’étaient-ils pas déjà condamnés ?
Ekavi et Nina se racontent leur vie. Vies de jeune fille, puis d’épouse et de mère, vies banales, ni plus monstrueuses ni moins exemplaires que les nôtres, qui ont seulement l’énorme supériorité d’être transcendées par la littérature. Grâce en soit rendue à Costas Taktsis.
Un roman de voix de femmes, où les hommes pèsent peu, perturbent les familles, et détruisent les fragiles équilibres qui les soudent. Au fur et à mesure de la lecture du Troisième anneau, et de la connaissance de la vie de son auteur, on ne peut s’empêcher de penser que lui qui connaissait si bien les mâles, dans leur quête sensuelle, leur veulerie, et leur lâcheté s’est laissé aller à un jugement féroce de la masculinité.
Il n’avait peut-être pas tort. Il en est mort.
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 Au pinceau: Rouault
 
 

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