UNE HISTOIRE DE CUL
LE TROISIÈME ANNEAU
Je gagne plus d’argent avec mon cul qu’avec la littérature, disait Costas Taktsis.
Moi aussi. La littérature ne me rapporte rien, je veux dire. Et le vin pas beaucoup plus.
Ce n’est déjà pas si mal de conjuguer
deux sources de profit si éloignées l’une de l’autre. Tout le monde ne
peut pas être Costas Taktsis. Si je peux parler de moi, m’en suis-je
jamais privé ici ?, mes sources de profit étant si peu satisfaisantes,
qu’au vin et à la littérature, je me demande s’il ne serait pas opportun
d’adjoindre mon cul. C’est une stratégie comme une autre.
N’est-ce pas trop tard ? On peut
déguiser sa littérature, la rendre désirable, monnayable, mais c’est
plus difficile pour son physique et le plus souvent pathétique. Bon, on
ne sait jamais. Peut-être que. On verra.
Je ne connais pas le cul de Costas Taktsis, je peux seulement affirmer sans difficulté aucune, en refermant Le Troisième anneau
que sa littérature était supérieure à son cul. Même si c’est un peu
vaniteux de s’instaurer ainsi juge de la littérature et du cul.
D’ailleurs son cul l’a tué.
Costas se travestissait et se
prostituait dans les rues d’Athènes, il en est mort, sans doute
assassiné par son dernier client, le 25 août 1988, à 61 ans. La
littérature, cette ingrate, aurait été bien inspirée de faire une place
de choix à Costas, et de mieux le nourrir, elle nous aurait sans doute
délivré quelques œuvres supplémentaires dont son cul nous a privé. Mais
au fond la littérature a-t-elle un pouvoir sur son créateur. L’art
protège-t-il. Élève-t-il. Corrige-t-il des faiblesses humaines ? Est-il
fait pour ça ? En quoi, dans un individu, l’artiste occuperait une
position hiérarchique supérieure à celle de l’humain attaché à la
satisfaction de ses désirs biologiques ? Après tout Taktsis préférait
peut-être les œuvres de son cul à celles de son esprit. Qui sait ?
Au sein de la rare production de
Taktsis, celle en tout cas traduite en français, où on trouve plutôt des
poèmes et quelques nouvelles, je suis tombé, par un heureux hasard, sur
Le Troisième anneau, roman paru en Grèce en 1962 et édité chez
Gallimard, en 1967, dans cette collection à couverture blanche et
brillante, intitulée "Du monde entier ". J’en suis ressorti ébouriffé,
branlant, et en même temps réjoui que la littérature puisse se glisser
au travers des achats compulsifs et tout azimuts d’un malade des livres,
qu’elle permette à un lecteur parce qu’il tourne des pages inconnues
d’un écrivain dont il n’avait jamais entendu parler, de subir de tels
envoûtements, de ressentir de telles émotions.
Le Troisième anneau.
Je n’aurais peut-être pas choisi ce titre même s’il semble proche du titre original To Trito Stephani à condition qu’en grec moderne to signifie le, trito troisième et stephani,
anneau, mais je ne vais pas commencer à ergoter sur la traduction
d’autant qu’elle est l’affaire d’un helléniste distingué Jacques
Lacarrière, si fortement épris de la Grèce que ses cendres, après sa
mort, ont été ventilées là-bas.
Le Troisième anneau
est un flux ininterrompu de confidences qu’une femme fait à une autre,
une vie entière au total, au rythme d’un récit sans effets de style,
sans coquetterie, un exposé banal des bonheurs (rares) et des malheurs
(nombreux), dans une succession tour à tour tragique et émouvante, qui
épate le lecteur et finit par l’emprisonner. Pas de grands mots ici sur
la Grèce éternelle, ses paysages, ses mythologies, sa pensée, et patati
et patata, tout s’efface devant la peinture de destins purement humains
Destins qui se croisent dans le milieu
d’une bourgeoisie modeste, au sein des vicissitudes urbaines, des
voisinages, des rencontres, vies de femmes qui se ressemblent dans le
déroulement des drames qu’elles affrontent, adultères, infidélités,
maladies, amours, délinquance, alcoolisme, guerres, morts dans une Grèce
que l’on prend au début du XXème siècle et que l’on va
suivre jusqu’au lendemain de la deuxième guerre mondiale. De la toile de
fond, surgissent les figures tourmentées de Venizélos, ou de Metaxas,
les convulsions d’une démocratie hésitantes et les grimaces des intrus
Mussolini et Hitler.
Aujourd’hui comme hier, la Grèce
moderne est assommée pas un passé trop grand pour elle, toute nation
devrait apurer son histoire comme on peut le faire pour ses dettes, il
faudrait pouvoir déposer son bilan mémoriel, le liquider, vendre son
patrimoine à l’encan et repartir de rien, léger, aventureux, car tous
les pays traînent des tombereaux de mémoire qui les trompent, les font
hésiter, rêver et les empêchent de marcher.
Ce qui se passe sous les fenêtres de
ces deux femmes, est-ce leur affaire ? Par rapport aux drames qui
traversent leur propre famille, que sont les errements de l’histoire qui
de temps en temps vient leur prendre un mari, un frère, un fils pour
l’enfermer, le coller à un mur ou le déposer ensanglanté sur un champ de
bataille. N’étaient-ils pas déjà condamnés ?
Ekavi et Nina se racontent leur vie.
Vies de jeune fille, puis d’épouse et de mère, vies banales, ni plus
monstrueuses ni moins exemplaires que les nôtres, qui ont seulement
l’énorme supériorité d’être transcendées par la littérature. Grâce en
soit rendue à Costas Taktsis.
Un roman de voix de femmes, où les
hommes pèsent peu, perturbent les familles, et détruisent les fragiles
équilibres qui les soudent. Au fur et à mesure de la lecture du Troisième anneau,
et de la connaissance de la vie de son auteur, on ne peut s’empêcher de
penser que lui qui connaissait si bien les mâles, dans leur quête
sensuelle, leur veulerie, et leur lâcheté s’est laissé aller à un
jugement féroce de la masculinité.
Il n’avait peut-être pas tort. Il en est mort.
.
Au pinceau: Rouault
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