vendredi 9 décembre 2011

ÉLASTIQUES DE CULOTTES

L’EUROPE BUISSONNIÈRE





Antoine Blondin trucule à en perdre haleine avec cette Europe buissonnière qu’il mène tambour battant à la vitesse d’un panzer allemand ayant franchi la Meuse en mai 1940.
Il y a un petit côté Mais où est donc passé la 7ème compagnie ? dans cette histoire dont la toile de fond est la deuxième guerre mondiale, avec toutefois une allégresse telle, un plaisir des mots si communicatif, une telle fraîcheur littéraire qu’on finit par succomber au charme. Bien entendu, il faut accepter de voir transformer la mobilisation, la débâcle, l’exode, la défaite en un immense vaudeville, il faut oublier les souffrances, mais un lecteur n’est pas un imbécile, en général je veux dire, il sait faire la part des choses, il accepte les codes, à travers la pochade, il peut trouver du sens, du sentiment, de la compassion, une émotion humanitaire, l’histoire ne disparaît jamais derrière la littérature, bien au contraire c’est le manque d’art qui ôte de la force à l’histoire, l’art de Blondin est de laisser derrière la farce un espace que le lecteur peut remplir de ses propres considérations et, parce que la vie continue, le ton primesautier en dit plus long sur les malheurs que les élégies gémissantes.
Cette notation par exemple des récoltes qui ploient la tête en mai 1940 : les blés, eux-mêmes, inclinaient leurs épis, déjà lourds d’abandon, vers l’envahisseur, quel historien aurait pu l’oser ? Cette résignation, même de la nature, devant la force brute, quelle leçon ! Seul un romancier pouvait écrire ça. N’est-ce point par l’art que l’on s’approche le plus de la vérité ? Et un historien aurait-il pu dire ceci : Pendant huit ans (les guerres franco-allemandes en temps cumulé), les Allemands et les Français ont passé leur temps à coucher dans le lit les uns des autres. Ainsi Allemagne et France sont de farouches amants, la rivalité séculaire qui les opposait n’était donc qu’affaire de coucheries, adultères, sodomies, masturbations mutuelles, je te secoue l’Alsace, suce-moi la Lorraine, lâche-moi la Ruhr, défaillances, éjaculations précoces, frigidité, nymphomanie font l’essentiel de l’histoire de l’axe franco-allemand. Ah ! vraiment ça valait le coup, ces millions de morts pour une libido nationaliste mal assumée. On aurait pu croire que cela les aurait rapprochés, dit Blondin, rien du tout ! Entre amants déçus les ressentiments ont fini par devenir criminels, comme souvent. Aujourd’hui on a l’air de s’entendre mieux mais on ne couche plus.
Quelques trouvailles : On rencontre une Berthe qui « vit sur un grand pied » ou la mère d’un soldat, une princesse, qui, dans les grandes occasions, s’élevait facilement au dessus du niveau de la mère ou bien cette jeune fille qui tient commerce de soutien-gorge à l’enseigne « Je maintiendrai ».
C’est une guerre où le héros Muguet, qu’il fasse retraite, qu’il monte au front, qu’il entre dans la résistance, ou qu’il croupisse dans un stalag est plus menacé par les élastiques de culottes des belles que par les balles ou les badines des garde-chiourme. Quelle drôle de guerre a-t-il fait ce Muguet, ce grand garçon à couilles de taureaux, une guerre à front renversé et jupon soulevé, fourrageant l’Allemande lorsqu’il perce côté français, ou la Française quand il se raidit en défense. Jeunes ou vieilles, grosses ou maigres, belles ou moches, il s’exécute, à la guerre comme à la guerre. Question bibine aussi, les hostilités font rage, les apéritifs descendent comme un chapelet de bombes lancés du ventre d’un stuka.
Blondin a besoin d’événements historiques dans ses récits, l’épopée le tente, grâce à elle il peut exprimer le ridicule de la vie et sa dérision, il a surtout besoin de grandes catastrophes et d’échecs monumentaux, ils font ressortir la vacuité des engagements et l’inutilité des convictions. L’Europe buissonnière constitue la ligne Maginot du militarisme, c’est aussi la ligne Siegfried de l’érotisme où pendent les dessous d’héroïnes surexcités par la guerre, l’éloignement de leur mari, et la proximité érectile d’hommes nouveaux, nombreux, jeunes et désœuvrés. Face aux grands drames de l’histoire, une seule chose importe, oublier et jouir. Car le museau froid et métallique de la guerre est toujours là qui vous pousse et vous soulève l’âme (c’est tout de même plus léger que le cœur), dont le souffle humide vous brouille les yeux, ainsi durant le S.T.O en Autriche, les vaincus, futurs vainqueurs (à quoi bon la guerre, c’est chacun son tour), constatent la disparition de l’art de vivre autrichien, cafés, pâtisseries, kiosques à musique dans le Prater, promenades sur le Ring, tout s’est envolé : les musiciens avaient disparu sans bruit autour de Stalingrad et les danseurs étaient unijambistes.
Je suis peut-être bon public mais j’aime aussi que l’on s’amuse avec les mots comme on plaisante avec les verres : Tandis qu’il flotte une valse lente, au gré des touches, longtemps ils vont tourner en rond, prisonniers de leur rêve louche, et rond, et louche, tandis que vont de bouche à bouche des baisers ronds.
Quelques Picon bières plus loin, à mon grand délice (j’en ai, comme lui, la moustache pleine de mousse)  Blondin nous sort encore : À pile ou face, le long des glaces, les couples glissent. Une coupe, qu’on vous passe, vous coupe et pisse. Une danseuse est lisse et lasse et laisse choir son mouchoir. Qui donc se baisse ? La lice est pleine. À perdre haleine, à perdre Alice, dans cette foule, on foule, on foule les lattes qui ploient.
Deux ou trois verres de plus et c’est la chute verticale au ras du comptoir, mais il convient de ne pas se modérer, en littérature comme en oenofolie, la modération est mère de tous les moralismes.
J’aurais bien passé une soirée avec cet Antoine-là, jusqu’à minuit au moins, après, le danger devait être omniprésent, j’aurais eu le sentiment de traverser un champ de mines, mais ne serait-ce pas la plus belle attitude d’un lecteur, ce risque de sauter avec son livre. Va donc savoir.
Blondin c’est le blitzkrieg de la littérature.

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