mardi 14 février 2012

DISCRETS CHEMINEMENTS


LES VIOLONS DE L’AUTOMNE
 

TROIS ANNÉES
 

 
Cette nouvelle de Tchékhov, parue en 1895 et titrée Trois Années, possède ce caractère automnal que l’on retrouve dans pas mal de ses œuvres, pièces de théâtre ou nouvelles. Un sanglot long de violon aurait pu dire quelqu’un. Le héros Laptev, pas beau mais bien gentil, fils de gros commerçant moscovite, ne se décide ni pour l’hiver, ni pour l’été, ses feuilles tombent et il les regarde se poser sur le sol, sans bruit, filer un peu sous l’effet de la brise et s’amonceler avec d’autres, inconnues et mortes, qu’elles retrouvent au coin d’une rue, qui vont attendre le feu des jardiniers ou la prochaine tempête.
Il vient d’obtenir la main de Ioula, joli brin de femme, fille de médecin qu’il convoitait (il convoitait la fille, pas le médecin), mais il n’a été accepté qu’après mûre réflexion de la Ioula en question, alors il a le sentiment d’avoir livré et gagné une victoire au rabais, en langage électoral, il est en ballottage défavorable, en langage sportif, il vient de faire match nul. On a fini par l’agréer parce que Ioula ne voulait pas se transformer en servante de son père et s’occuper de ses vieux jours. Entre un père casse-pieds et un mari pas beau, elle a choisi mais le cœur n’y était pas. La sœur de Laptev, Nina que son mari Panaourov, après avoir bouffé sa dot, trompe effrontément, est en train de mourir d’un cancer. Laptev la soigne tant bien que mal, avec l’aide du père de Ioula, mais il s’est rendu compte qu’elle ne s’en sortirait pas. Ce qu’elle fera.
Nous sommes loin de Moscou, dans le Sud, je ne sais pas où, au bord de la mer Noire, en Crimée que Tchékhov affectionnait, dont le climat favorisait le rétablissement des malades, pas toujours. Après la mort de Nina, Laptev et sa jeune épouse, ayant recueilli les deux petites filles de Nina reviennent s’installer à Moscou. Trois années n’est pas une nouvelle misérabiliste, bien entendu, si je voulais, il y a ce machin dont je pourrais parler, cliché des clichés, qu’on appelle " l’âme russe " et qui semble faite de vodka, de knout, de violence, de fatalisme, de dérision, de popes crasseux et de cérémonies sans fin, que tous les protagonistes de cette histoire et même tous les Russes,  exagère-t-on souvent, possèdent dans leur passé familial, mais avec quelques aménagements, en remplaçant par exemple la vodka par le pastis, la bière, le whisky, le schnaps ou le saké, les cérémonies interminables par les grande messes solennelles et le knout par des coups de règle sur les doigts, toutes les âmes du monde finissent par se ressembler.
Trois années est une tranche de vie plutôt désenchantée.
Laptev n’est pas un enthousiaste, il n’aime pas la société même s’il ne la hait pas complètement, il déteste le magasin de son père, même s’il en encaisse les dividendes, il n’a pas d’appétit forcené pour la vie culturelle moscovite, tout en assistant à des spectacles, il n’est pas assoiffé de luxe, bref il est affecté d’un grande langueur monotone. Une seule chose lui manque, l’amour de sa femme, il la rebute, il a beau rentrer dans son lit, elle ne se laisse toucher, dirait-on, qu’avec des pincettes, même s’il lui fait un enfant, il semble que c’est du bout des doigts, est-ce possible ? Peu importe, le lecteur le ressent ainsi. Ioula fixe alors toute son attention sur cet enfant dont j’ai oublié le nom, ce n’est pas grave puisqu’il va mourir sous sa forme de nourrisson. Toujours ce ciel gris, et ces langueurs. Lorsqu’on se sent bien, il fait froid et lorsqu’il fait beau, on se sent mal.
Le frère de Laptev qui s’occupait du magasin devient fou. On voit bien que tout ça ne s’arrange pas. Oui, tout de même, quelque chose marche bien dans cette histoire, c’est l’argent, ce sont les affaires que l’on fait dans ce magasin bien situé dans une rue commerçante de Moscou, on ne sait pas d’où vient la marchandise, ce qu’elle vaut, pourquoi on entre ici, clients de gros ou de détail, ce qu’ils emportent, on se demande comment autant d’argent passe par la caisse du magasin, mais c’est un fait, ça roule. Ça roule tellement que devenu unique chef de cette affaire, Laptev s’en désintéresse, les commis qui la dirigent suffisent malgré tout à assurer sa prospérité et sa pérennité. Laptev n’a besoin de passer sur les lieux que pour empocher son argent, pour le reste, débrouillez-vous.
Je me demande si ce magasin miraculeux n’est pas un pied de nez de l’auteur, les mauvaises affaires de son père avaient mis la famille Tchékhov dans de sérieuses difficultés alors il invente le magasin qui marche tout seul.
Car derrière cet automne littéraire de Trois années, il y a pas mal de distance, d’humour même et dans cette marche de la vie où tout est fragile et incertain, le bonheur, le malheur, l’amour, le lecteur lui-même se sent bercé d’une langueur certes monotone mais plutôt positive.
Et puis, alors que Trois années s’achève et que le lecteur n’y croyait plus, Ioula non plus, Laptev encore moins et Tchékhov pas plus, voici mon Laptev de retour de voyage qui est accueilli ainsi par Ioula:
Pourquoi es-tu resté si longtemps sans venir ? lui demanda-t-elle, sans lui lâcher la main. Je reste là des journées entières à regarder si tu arrives. Je m’ennuie sans toi.
Elle se leva, passa la main dans les cheveux de son mari et regarda avec curiosité son visage, ses épaules, son chapeau.
Tu sais, je t’aime, dit-elle en rougissant. Tu m’es très cher. Tu es là, je te vois et je ne saurais te dire combien je suis heureuse. Voyons, parlons. Raconte-moi quelque chose.
Et lui, Laptev qui aurait dû sauter comme un cabri, en entendant ça :
Elle lui parlait d’amour, mais lui, il avait le sentiment d’être marié depuis dix ans et avait envie de déjeuner.
C’est ça Tchekhov !
On ne sait jamais par où passent la détresse, ou le désespoir, ou l’amour mais ils passent, on ne sait pas non plus comment s’installe le plaisir du lecteur, mais il s’installe.
C’est subtilement beau !


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