mardi 27 mars 2012

PRENDRE POSSESSION PAR MEPRIS DE L'HUMANITE



 
TAIPI
 

 
Herman Melville est un aigrefin, c’est normal c’est un écrivain. Il est né en 1819, à New-York et à vingt-deux ans, en 1841, à la poursuite de l’aventure et d’une réussite dans la vie, il embarque sur un baleinier pour une campagne de pêche qui va le mener en Océanie. C’est le cadre de cette histoire et de son premier livre : Taipi.
Devant les îles Marquises, l’île principale, Nuku Hiva précisément, Melville se rendant compte qu’il n’est pas fait pour être marin et surtout pas pour obéir à un capitaine violent et inique, abandonne le navire en compagnie d’un autre membre d’équipage, un nommé Toby. Une nuit, en cachette, tous deux gagnent le rivage et hop ! ils s’enfoncent dans les terres. Au revoir et merci !
Avant sa désertion, Melville est estomaqué de voir mouiller, dans une des baies de Nuku Hiva, quatre frégates et trois corvettes françaises, soit environ soixante-huit canons tout entier tournés vers les quelques individus vivant indolemment ici, depuis la nuit des temps. Il rapporte ce que fut cette expédition française et comment étaient perçus les Français à cette époque, je ne résiste pas au plaisir de le citer :
L’expédition des Marquises avait appareillé de Brest au printemps de 1842, et le secret de sa destination n’était connu que de son seul commandant. On ne saurait s’étonner que ceux qui complotaient une si insigne violation des droits de l’humanité aient tenté d’en voiler l’énormité aux yeux du monde. Et pourtant, en dépit de leur conduite inique en cette matière comme en bien d’autres, les Français se sont toujours targués d’être la plus humaine et la plus civilisée de toutes les nations.
Une vingtaine d’années passées, un couteau et de la poudre entre les dents, une épée sanglante à la main, derrière des maréchaux chamarrés et gangsters, à bafouer les droits des peuples d’Europe, puis, une fois abattu le dictateur sanguinaire, s’attaquer derechef aux populations les plus démunies du monde et les moins menaçantes pour le seul plaisir de la domination et de l’exposé de sa force, accréditent ce jugement de Melville.
Hélas ! Ce n’était pas fini.
Aujourd’hui encore, la France continue de fréquenter ce chemin empuanti. Vivant sur l’acquit du siècle des lumières et de la révolution, tout en refusant l’idée que s'en montrer digne impose des devoirs et de la grandeur d’âme, elle traite les immigrés, les gens du voyage et les étrangers (ceux du Sud, en particulier) avec la même indignité qu’elle le fit pour les indigènes du Pacifique.
Les Français sont des veaux, disait quelqu’un de bien informé et haut placé, il aurait pu ajouter, ce sont aussi des paons stupides et dangereux.
Un nommé Aubert du Petit-Thouars, l’amiral de cette flottille, prit courageusement possession des îles Marquises, au nom du roi. Circonstance aggravante, il s’agissait du roi poire, Louis Philippe, mi bourgeois, mi aristo, monté sur le trône ou y ayant roulé dessus, en escroquant une révolution.
Prendre possession d’une île consistait, à cette époque (je ne bénéficie d’aucun détail particulier mais je peux en parler comme si j’y étais), à montrer les dents, à battre du canon, à massacrer quelques indigènes pour le principe, à se moquer de la gueule des autres en leur refilant du verre cassé, à planter un drapeau sur une case ou sur une colline, à faire violer par les équipages le maximum de femmes du cru (jeunes ou vieilles) puis à foutre le camp pour revenir quelques années plus tard avec une nouvelle expédition afin de faire respecter des droits acquis lors de la spoliation d’origine, en recommençant les exactions : tuer à nouveau des types qui n’ont pour toute arme que des régimes de bananes, brûler leurs maisons, violer leurs femmes (elles sont déjà à moitié à poil, ces sauvages), installer un chef (ivrogne si possible) et une garnison quelque temps, afin de violer les jeunes filles au fur et à mesure qu’elles arrivent à maturité et dès qu’elles sont en passe d’être violées (encore que nombre de ces soudards apprécient les vendanges vertes) et même de sodomiser quelques types puisqu’ils sont très beaux. Se rendant compte qu’ils connaissent bien désormais le trou du cul des indigènes, ces phares de l’humanité conviennent, dans leur grande mansuétude, de s’occuper de leurs âmes puisqu’ils ont fini par accepter l’idée qu’ils en ont une. On envoie alors un missionnaire armé d’un bâton qui leur tape sur la tête et bousille leurs idoles. Enfin pour combler les trous occasionnés par les bienfaits de la civilisation française, on établit ici et là quelques colonies de prisonniers.
Je crois que je me suis emballé. J’en ai peut-être fait un peu trop. Mon tempérament anticolonialiste m’emporte ou peut-être est-ce la littérature qui m’enflamme ainsi. On va croire que je n’aime pas mon pays. Au contraire je rêve de l’embellir, je l’imagine, proue d’un navire, à l’extrémité occidentale de l’Europe, apportant au monde un message de compassion, je le vois exemplaire en vertu de son comportement solidaire, attentif aux misères du monde, soutenant de justes causes, précautionneux de la dignité humaine, attaché aux idées généreuses, et oubliant ses fantasmes de grandeur ou ses réflexes égoïstes, alors j’accepterais de naviguer fièrement, à travers toutes les mers du monde, sous son pavillon de liberté et de justice.
Je voulais parler de Taipi.
Sur Nuku Hiva, à l’intérieur des terres, vivant sur des vallées parallèles, deux tribus ennemies se font face et s’affrontent, celle des Taipi et celle des Hapaa (on dirait Koh Lanta, mais ne nous y trompons pas il est question de gens dignes ici, non d’une honteuse émission de télé où l’on joue les naufragés), tribus plus ou moins cannibales, surtout les Taipi. Dans leur fuite, les deux hommes espèrent tomber chez les Hapaa, réputés moins sanguinaires, et paf ! après une longue marche à l’intérieur des terres, franchissant des crêtes, traversant les touffeurs montueuses et denses d’une végétation océanienne accrochée au roc comme de la mousse, descendant des torrents furieux et de vertigineuses cascades, lecture passionnante pour un lecteur comme moi qui déteste l’eau et les voyages sauf à l’intérieur des pages d’un livre, voici nos deux amis rencontrant bien entendu ceux qu’ils voulaient à tout prix éviter : les Taipi. Au bout de quelques jours, Toby parvient à s’échapper, il quitte Melville (Tommo dans le récit) qui reste prisonnier des Taipi et attendra Toby tout au long du roman. Incarcération paradisiaque, puisque la principale activité de Tommo, alias Melville, sera la baignade, les gueuletons et la baise. Ça c’est de l’hospitalité ! Messieurs les Français, prenez en de la graine ! Ces Taipi enfantins et émerveillés (j’écris sous le contrôle de Melville, qui en rajoute, imprégné sans doute par le mythe du bon sauvage), quelle leçon pour les civilisés que nous sommes ! Ce sont des anges.
Taipi se veut une histoire vraie, elle a, paraît-il, un fond de réalité, mais aucun écrivain ne pourrait vivre une telle aventure sans éprouver l’envie d’inventer, de créer. Pour cette raison, Taipi eut, à sa sortie, un grand succès, non à mon avis pour ce qu’il comportait de vrai mais pour ce qu’il contenait d’inventé. C’est ça la littérature ! Elle se tient à autant de distance de celui qui la fait que de celui qui la lit. Elle est un compte partagé, utile à chacun des deux. J’ai dévoré Taipi avec d’autant plus de plaisir que j’avais le sentiment que ce que je croyais réel ne l’était pas et vice versa. Au fond, lire c’est accepter, dans l’enthousiasme et en connaissance de cause, de se faire berner.
Taipi, cette sorte de reportage, à la manière de Robinson Crusoé, ne constituait pas un travail de journaliste ou le simple compte rendu d’un marin, mais bel et bien les prémisses de l’œuvre d’un grand écrivain.
Après bien des péripéties, dues justement, de la part des éditeurs, à leurs doutes sur l’authenticité du témoignage, le manuscrit Taipi fut tout de même accepté par un éditeur américain en 1845, Melville avait vingt six ans.
Tout au long de ma lecture de Taipi, des images mentales composées de grands aplats de couleur et de femmes fleuries n’ont cessé de me hanter. Je sentais une présence sur mon épaule, d’où jaillissait une lumière éclairant les pages que je tournais et les scènes que l’on me décrivait.
Je compris soudain. Gauguin !
Gauguin était à mes côtés. Mes congénères et moi, à travers toute notre histoire, il nous rachetait.
L’art est une rédemption.
 (Gauguin)



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