dimanche 1 avril 2012

COMTESSES FLORENTINES



 
 
JOURNAL D’UN HOMME DE CINQUANTE ANS
 

 
Je savais qu’Henry James ne laisserait pas longtemps séjourner en moi l’impression mitigée dans laquelle sa précédente nouvelle, La Pension Beaurepas, m’avait plongé. Avec le Journal d’un homme de cinquante ans, je retrouve le brillant nouvelliste dans un récit et un décor où il excelle, au sein des splendeurs artistiques et architecturales d’une Italie du XIXème siècle, au contact de la vieille noblesse florentine et dans l’exposé d’amours permises, illicites ou rêvées.
Le narrateur est ici un militaire anglais et le lecteur est censé feuilleter des extraits de son journal. On apprend à la fin de la nouvelle qu’il s’agit d’un général, c’est assez rare pour être signalé, James préférant, la plupart du temps, faire mouvoir devant nous des intellectuels ou des oisifs. Plus surprenant encore ce général est un amateur d’art, et bien entendu, à Florence, son champ de bataille est particulièrement riche en rencontres esthétiques. Le journal de cet officier retrace un événement ayant lieu en 1874, commençant très exactement le 5 avril.
Le journal comme technique de narration est une novation chez James, c’est peut-être la première fois qu’il utilise ce moyen. Derrière sa façade classique, James est un moderne, un explorateur de formes. Je m’aperçois, par exemple, que la nouvelle suivante, Une liasse de lettres, utilise la forme épistolaire, dois-je m’attendre pour cette prochaine lecture aux Liaisons dangereuses ?
Dans mes notes et par conséquent dans mes lectures, que cela soit dit une bonne fois pour toutes, je ne me conduis pas en universitaire, j’en serais bien incapable, d’ailleurs je n’ai rien fait d’autre, en faculté, au temps de ma jeunesse, que me distraire, je ne suis spécialiste en rien, et je détesterais m’approcher de tel ou tel auteur, avec la méticuleuse précision d’un savant. La seule exhaustivité et l’approfondissement culturel auxquels je prétends s’appliquent au vin dont je voudrais être, pour le coup, un éminent spécialiste, non pour parader, ou exposer mon savoir, mais pour goûter à des choses rares, comme par exemple des Yquem, des Petrus, des Latour, des Clos de Tart, des Krug, etc. En littérature je ne compile pas des thèmes ou des formes, je ne m’immerge pas dans la vie d’un auteur et de son œuvre, à la recherche du moindre détail, échafaudant des théories complexes, des spéculations et livrant régulièrement le résultat de mes recherches, je ne fais pas d’inventaire, fi ! de tout ça. Je me laisse seulement aller, je me contente d’éprouver, de m’émouvoir, de m’étonner, de me réjouir, de me scandaliser et d’exprimer avec mes mots, et mes images, ce que, de près ou de loin, la lecture me suggère. On peut me lire sans avoir ouvert l’œuvre dont je parle, et sans même connaître l’auteur, peut-être vaut-il mieux d’ailleurs, je voudrais que chacune de mes interventions soit comprise comme un texte indépendant, une histoire complète à propos d’une autre histoire, un récit au sujet d’un récit, l’élucubration mentale de n’importe quel lecteur rencontrant un livre. Après ce rappel au règlement, je reviens à l’ami James.
Ce général, dont on ignore le nom, fait un séjour à Florence, vingt sept ans après en avoir fait un premier, en 1847 donc. Le journal expose des événements courant d’un millésime à l’autre. Que faisait cet officier à Florence, rôdant dans les musées, au lieu de participer aux guerres que les Anglais, lancés par Disraeli à la conquête d’un empire au profit de sa Victoria de reine, entretenaient d’un bout à l’autre du monde, sur un territoire où le soleil ne se couchait jamais ? James ne nous le dit pas.
Ou plutôt il nous dit qu’il avait connu alors, en 1847, une comtesse Salvi habitant via Ghibellina, un de ces appartements florentins à hautes fenêtres, donnant sur l’Arno et les splendeurs de la ville, plein d’escaliers, d’ancêtres pendus (au mur, hein !) et de tableaux de maître, et qu’il n’était pas insensible alors à son charme (elle non plus, semble-t-il) mais qu’un événement grave fit qu’il décida de quitter Florence et la comtesse Salvi, décédée par la suite. Il a l’air de le regretter autant qu’il s’en félicite.
Or, en 1874, le narrateur rencontre son double, un nommé Stanmer, un Anglais lui aussi, du même âge que le narrateur en 1847, également fasciné par une comtesse florentine, la comtesse Scarabelli, qui n’est autre que la fille de la comtesse Salvi. L’histoire se répète, l’officier qui a rendu visite à la comtesse Scarabelli chez qui il a reconnu des attitudes et des séductions de sa mère, met en garde Stanmer, sur les dangers qui le menacent, telle mère, telle fille, sans dire lesquels. Le récit se déroule donc comme dans la lumière voilée des grandes glaces d’un couloir reproduisant en double et parfois même jusqu’à l’infini ceux qui s’y tiennent devant. Des personnages identiques, des scènes déjà vécues se reproduisent et le lecteur est pris au piège de cette lecture miroitante. Henry James dans ce Journal d’un homme de cinquante ans, invente, en virtuose, l’histoire à double dénouement pour un lecteur doublement intéressé.
Que s’est-il passé avec la comtesse Salvi, que va-t-il arriver avec la comtesse Scarabelli ?
L’art de James est ici survolté par sa présence dans Florence. Cette ville l’émerveille et le stimule. Le dualisme de cette nouvelle, lui a peut-être été soufflé par l’histoire de Florence elle-même. Dualité de la confrontation entre les guelfes et les gibelins (la via Ghibellina m’y fait penser) au XIIIème siècle, et deux siècles après, sous la brève emprise de Savonarole et de son gouvernement théocratique, celle entre les piagnoni ( les pleureurs), partisans de Savonarole, croisant dans les rues de la cité au cri de " repentir, repentir ! " et les arrabiati (les enragés) qui leur répondaient " votre pénitence on s’en fout ".
J’ai eu l’impression de lire ce Journal d’un homme de cinquante ans, en compagnie de mon double, tous deux installés sur un de ces étranges sièges, en forme de S, que l’on appelle, me semble-t-il, un vis à vis ou un tête à tête.
Le récit prend fin trois ans plus tard. Le 19 avril 1877, le général rencontre à Londres, Stanmer, ayant à son bras la comtesse Scarabelli.
Je n’en dirai pas plus.

Au pinceau: Boldini

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