jeudi 1 mars 2012

VENDANGES TARDIVES


CONSIDÉRATIONS SUR L’ÂGE
 
L’INTERDICTION
 
 
Nous sommes en 1828, une dizaine d’années après les événements du Père Goriot, Rastignac et Bianchon sont devenus de grands amis, et cette nuit-là, vers une heure du matin, par beau temps, au sortir d’une soirée mondaine, ils devisent dans la rue du Faubourg Saint-Honoré. Quand deux types se retrouvent, en général au bout de trente secondes, ils se mettent à parler de femmes, souvent d’une manière assez croustillante. Balzac le sait bien. Rastignac, cavaleur par goût et ambition, vient de faire une confidence à Bianchon, il envisage de changer de monture, il veut sauter de Mme Nucingen, sa maîtresse en cours, à la marquise d’Espard, la nouvelle pouliche désirée.
Tous deux chipotent sur l’âge des femmes, c’est une manie chez Balzac, il se veut un grand spécialiste de l’âge des femmes, il est curieux des mystères qui l’environnent, des mensonges, des apparences trompeuses, des simulacres, des soins qu’on met à le cacher ou à le mettre en avant, cela constitue un des ressorts dramatiques de pas mal de ses romans.
Bianchon dit alors à Rastignac que celui-ci est en train de faire un pas de clerc : " tu changeras ton cheval borgne contre un aveugle ". On note la délicatesse du propos. Il enfonce le clou, Mme de Nucingen a 36 ans, Mme d’Espard va sur ses 33, alors hein !
Ses plus cruelles ennemies ne lui en donnent que vingt-six, s’insurge Rastignac, volant au secours de sa future proie.
Car, hier comme aujourd’hui, l’âge des femmes n’est pas une science exacte. Bianchon, en tant que médecin a son mot à dire là-dessus, il donne des tuyaux à son ami. Pour reconnaître l’âge d’une femme, les tempes, le bout du nez, le moindre des plis de la peau, explique-t-il, ont leur importance, il ne dit rien au sujet des dents, comme pour les chevaux, mais il pourrait, il reste correct, il ne va pas plus loin ou plus bas, il insiste quand même, il met en garde : certains signes ne trompent pas.
Elle sera belle, elle sera spirituelle, elle sera aimante, elle sera tout ce que tu voudras, mais elle aura passé trente ans, mais elle arrive à maturité.
Je peux illustrer cette pensée de Bianchon en prenant des exemples dans la nature : ainsi, prends une vendange (je te tutoie, ami du vin), si tu cueilles les raisins avant maturité, ton vin sera un peu vert, presque acide, manquant de rondeur, si tu cueilles après maturité, il risque d’être sûr, de s’affaisser, de s’amollir, donc on ne cueille pas au petit bonheur la chance.
Alors il faut faire gaffe, Rastignac, la maturité c’est important, ce n’est ni avant, ni après, c’est au moment exact, un point c’est tout.
D’ailleurs, continue Bianchon : Je ne blâme pas ceux qui s’attachent à ces sortes de femmes (aux vendanges surmuries donc, je rappelle que l’on parle de deux dames qui ont à peine dépassé trente ans, ou pas encore, et que déjà on traite telles des véhicules d’occasion) seulement un homme aussi distingué que tu l’es ne doit pas prendre une reinette de février pour une petite pomme d’api qui sourit sur sa branche et demande un coup de dent.
Ces comparaisons agrestes ont quelque chose de juteux, non ? Comme on ne me demande rien, j’ai envie de dire ceci : Je suis encore en attente d’une pomme d’api qui me demande un coup de dent, cela ne m’est jamais arrivé, aussi vais-je être très vigilant à partir d’aujourd’hui. Balzac en bon phallocrate qu’il est, oublie de signaler (aussi le fais-je à sa place, pour le seul plaisir de me prendre pour lui) que l’âge des hommes n’est pas indifférent aux femmes, et que n’importe quelle pomme d’api n’est pas prête à accueillir n’importe quel coup de dent de n’importe quel homme. Ne rêvons pas ! Restons réalistes les gars !
Puisqu’on ne me demande toujours rien, je continue et je me permets de contrarier l’ami Honoré. En matière de maturité, pour la vendange, je suis strict, je ne veux mettre dans mon verre que le résultat de raisins cueillis à point en vue des vinifications que l’on projette. Pour les femmes, je suis plus laxiste (c’est n’est pas que je sois moins regardant, je les aime toutes), ou plus humain, ou conscient de mes propres faiblesses ou plus gourmand ou plus luxurieux, que l’on choisisse le mot exact, je les mérite tous, j’accepte de mettre dans mon lit des vendanges en primeur, des vendanges matures et des vendanges tardives, je m’adapte aux richesses de chacune des récoltes que je consomme, à toutes les typicités, tous les terroirs m’emballent et aussi tous les millésimes et de ma chambre, comme de mon verre s’élèvent des parfums, apparaissent des gestes du soir, des soleils palissant, des astres resplendissants, des vallonnements, des couleurs, de nobles brouillards, des courbes voluptueuses, des horizons langoureux, des tendresses, des suavités ou des paroxysmes qui m’enivrent.
Un petit mot, pour calmer mes ardeurs oenolo-sexuelles, ayant trait au cynisme de Rastignac. Le voici explicitant, auprès de son ami Bianchon, son ambition et les instruments qu’il utilise pour l’assouvir :
Une femme aimante ne mène à rien, une femme du monde mène à tout.
L’interdiction, comme la Messe de l’athée est une de ces courtes nouvelles qui forment des gros plans au milieu des plans larges et des travellings des grands romans, il s’agit ici de fixer l’image de la marquise d’Espard (que l’on aimerait bousculer tous jupons au vent) que l’on retrouvera et celle du juge Popinot (ami de Bianchon dont Rastignac veut obtenir un service), intègre jusqu’à la passion, caritatif jusqu’au bout des ongles, un personnage plutôt rare chez Balzac, tant il semble posséder de qualités humaines et sociales, et si singulier dans le marais malsain mais ô combien romanesque de la Comédie humaine
Le portrait que fait Balzac de Popinot (exemple : sa bouche, pareille à celle de tous ceux qui travaillent, s’était ramassée comme une bourse dont on a serré les cordons), la description de son lieu de vie, le déroulement de ses affaires quotidiennes, les sollicitations des malheureux qu’il aide à la manière d’un Saint Vincnt de Paul, sont un épatant morceau de bravoure.
Bon, moi, j’ai plutôt choisi de m’étendre sur cette histoire de femmes, je dois bien me faire plaisir quelque fois.


Le peintre: Caillebotte
 

 

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