mercredi 18 avril 2012

LES MILLÉSIMES PERDUS DE PICHON LONGUEVILLE



 
 
LE CONTRAT DE MARIAGE
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
C’est la première fois que je lis un acte notarié comme un roman d’aventures. Avec Balzac il faut s’attendre à tout, d’un fatras juridique, il peut extirper un thriller. Certains écrivains sont capables de vous faire lire un annuaire téléphonique avec délectation. Par la seule vertu de l’art d’écrire, une litanie fastidieuse peut prendre l’allure d’une saga et la diversité des noms propres, leur origine, leur sonorité, les digressions historiques ou géographiques que l’on peut imaginer, les références aux lieux, aux hommes célèbres, aux événements, à la littérature, à la beauté du monde que revêtent le nom des rues, des avenues et des places peuvent s’amalgamer comme un texte sacré, une bible. Emporté par ces milliers de références et cette multiplicité où même les chiffres des numéros de téléphone semblent prendre vie, le lecteur se met à rêver. Un annuaire téléphonique devient alors un puzzle, où, assemblées dans un certain ordre, les pièces, grâce au talent de l’écrivain, s’agencent et laissent apparaître des personnages, des paysages ou des aventures. Quel auteur un jour s’attellera à cette tâche exaltante de nous faire lire avec passion un annuaire ? Ce n’est pas un défi, c’est la fonction même de la littérature, ordonner des mots pour raconter une histoire.
Le Contrat de mariage est de cette trempe. L’acte notarié qui se négocie et se rédige sous nos yeux, à l’occasion d’une union projeté, narre le passé des personnages, leur présent et leur futur prévisible dans leur rapport avec le patrimoine, sans qu’il soit besoin que l’histoire se déroule entre les pages qui suivent, car elle est tout entière contenue dans les articles et les alinéas d’un acte authentique. Derrière les mots, les termes savants et la sécheresse juridique, se cachent les déterminations psychologiques et financières, les arrière-pensées et les rancœurs qui vont précipiter un drame que le lecteur peut désormais fort bien imaginer lui-même.
Le projet matrimonial et ses incidences financières qui vont unir Paul de Manerville (amoureux fou) et Natalie (sic) Evangelista, jeune fille de la société bordelaise, fort belle mais ayant pris l’habitude vivre comme une princesse (il n’y a qu’un prince qui puisse épouser Mlle Evangelista, dit-on dans Bordeaux), constituent la trame essentielle du Contrat de mariage.
Après le décès du père Evangelista, entrepreneur audacieux qui s’est constitué une fortune, Mme Evangelista et sa fille Natalie ont mangé, en l’espace de 6 ou 7 ans, à coup de fêtes et de représentation, deux ou trois millions de francs de l’époque, l’équivalent par exemple de deux propriétés telles que Lynch-Bages et Pichon-Longueville, récolte comprise, et on frémit à l’idée des millésimes, de 1813 à 1820, qui leur ont bêtement échappé. Pourtant les Evangelista, mère et fille, continuent de porter beau au sein d’une haute société bordelaise qui n’a pas encore pris la mesure de la diminution de leur fortune. Paul de Manerville, brave jeune homme assez naïf, que son ami de Marsay a pourtant mis en garde, doté d’un titre de comte et, ce qui ne gâche rien, d’une solide fortune familiale, arrive à point. Les Evangelista ne vont pas le laisser passer.
Le notaire Mathias attentif aux intérêts de son client Manerville, comprend qu’il y a un risque, Mme Evangelista et sa fille une fois le poisson bien ferré, dévoreront à belles dents, comme elles l’ont fait pour la leur, la fortune que ses parents ont laissé à Manerville, c’est-à-dire deux ou trois propriétés en Gironde, un hôtel particulier à Bordeaux, un à Paris et quarante mille franc de rente, une beau capital. Il faut installer quelques garde-fous, glisse Mathias à son client qui ne perçoit aucun danger tant l’amour l’aveugle. D’autant que les comptes présentés par Mme Evangelista et son notaire Solonet sont faux, la fortune bien réelle que possédait en son temps Mme Evangelista, au décès de son mari, s’est évaporée et Solonet veut faire passer pour substantiels les quelques lambeaux qu’il en reste. Ses clientes consomment le capital de Paul de Manerville, avant même de l’avoir solidement arrimé, elles ont le projet de partir vivre à Paris, dans l’hôtel où Paul entreprend des travaux considérables pour accueillir sa future épouse, elles lui ont déjà fait réserver un abonnement à l’opéra, et préparer des équipages à la hauteur de leur caste, toutes deux n’ayant point l’intention de vivre dans la capitale sur un pied moindre qu’à Bordeaux. Elles sont sous le starter, le sprint qu’elles vont entreprendre, mènera tout droit à la déconfiture de Paul.
Manerville fasciné par la beauté de Natalie n’est plus en mesure d’écouter un quelconque conseil. Mathias négocie le contrat de mariage presque contre sa volonté, et parvient à mettre à l’abri une partie de la fortune.
La scène entre les deux notaires discutant pied à pied, dans un coin du vaste salon, au collier près, au sou près, tandis que les amoureux se font les yeux doux devant la cheminée est digne du théâtre de Molière.
Hélas, en tentant de protéger son client, en élevant des fascines juridiques, Mathias vient de mettre à jour des suspicions et de fâcher la future belle-mère, il a fait naître en elle une de ces haines que rien ne peut éteindre, qu’on n’exhibe pas et qui tire son efficacité du secret dont elle s’entoure. Mme Evangelista ne jure plus désormais que par la perte de Paul de Manerville, et comme elle est mille fois plus avisé que lui, elle échafaude le plan de dépouiller Paul pour remplumer sa fille.
Balzac sait très bien comment tout cela finira, d’abord parce qu’il est l’auteur, hein ! et qu’il doit bien connaître le dénouement, ensuite parce qu’il est devenu un spécialiste des problèmes patrimoniaux qui fourmillent dans ses Scènes de la vie privée et constituent le nœud des drames de ses romans, et parce qu’il a lui-même goûté, à cette sorte d’ivresse mortifère de l’aveuglement financier conduisant à la ruine. Alors cette fin est évoquée en quelques pages rapides, sous forme épistolaire. Tout était déjà écrit. Le Contrat de mariage faisait foi.
Le Contrat de mariage, est un roman qui se dévore, et se boit, aussi rapidement que le Pichon-Longueville des dames Evangelista.
 
 Galerie: Corot
 
 


 

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