mardi 1 mai 2012

LA BLANQUETTE DE SIMENON



 
BERGELON
 

 
Bergelon est ce genre de roman sombre qui porte la marque de fabrique de Simenon lorsqu’il s’éloigne de la pipe de Maigret et de la daube que cuisine sa femme.
Il n’est pas positif Simenon, et pas du tout tenté par l’humour, son regard sur la vie est plutôt morose, ses personnages fort médiocres et peu doués de volonté, ou alors de volonté négative, de cette volonté qui se constitue comme le torrent d’un fleuve, qui ne roule que dans un sens. C’est le ton général de Bergelon. Le monde de Simenon est enveloppé d’une brume tenace qui ne se lève pas, ou quelques instants seulement, il est triste à la vérité, tout s’y accomplissant au fil de l’eau dans un désespoir intermittent que ni les apéritifs, ni la chair ne réussissent à estomper et que l’écriture de l’auteur, volontiers atone, rend lancinant.
Bergelon est médecin généraliste dans une petite ville du centre de la France, Poitiers ? Bourges ? Moulins ? Peu importe. Exerçant son activité dans un quartier peu reluisant, le quartier où il est né, il soigne plutôt les pauvres. Sa mère, veuve et sans ressources, a pu le conduire, à force de privations et d’humbles travaux ménagers, jusqu’à la situation qu’il occupe, que ses origines n’auraient jamais pu laisser espérer, et dans cette ville où il connaît tout le monde. Il a une femme et des enfants, dont il ne paraît pas très fier, pas même aimant, d’ailleurs ni sa situation, ni son métier, ni ses relations ne le font exulter. Il possède le moral d’un coquillage fatigué qu’un jour, par hasard, un courant décroche de son rocher et emporte au loin. Les héros de Simenon peuvent se plaindre de la fatalité et du désintérêt pour la vie dont les afflige leur auteur.
Un grand ponte, Mandalin, chirurgien accoucheur, vient de s’installer dans la ville. Afin de se constituer une clientèle, Mandalin propose une commission à Bergelon pour chacun des clients que celui-ci lui enverra.
Pour sceller cette collaboration, Mandalin invite, un soir chez lui, un Bergelon très intimidé par le luxe, n’osant pas refuser les excellents plats, les vins prestigieux, les alcools servis à profusion et c’est justement ce soir-là qu’une patiente de Bergelon décide d’accoucher. Mandalin, qui avait récupéré cette cliente, et Bergelon partent pour la clinique, éméchés, rigolards, cravate en bataille, cigare à la bouche, haleine fétide, dans le style fêtards que l’on connaît tous et auquel on n’échappe pas de temps en temps, mais nous, on n’accouche personne. Après avoir laissé longuement poireauter la future maman, ce qui devait arriver arriva, Mandalin, surexcité et voulant exhiber sa virtuosité devant Bergelon qui comprend ce qui est en train de se passer, flingue lamentablement le bébé et la mère dont la grossesse n’était pourtant pas à risques.
Le mari, un nommé Cosson qu’on avait empêché d’assister à l’accouchement de sa femme, mais qui avait vu arriver les deux médecins à la clinique dans un état fort identifiable, comprend qu’il y a un lézard là-dessous. Désespéré, il se met à boire, à négliger son travail, et surtout à harceler Bergelon qu’il prend pour premier responsable de cette catastrophe. La justice bourgeoise ne reproche rien à Mandalin qui est de sa caste, alors Cosson concentre sa rancœur contre Bergelon, il agit comme sa conscience le hantant, le rencontrant, lui écrivant et menaçant même de le supprimer. Mandalin n’est pas de son monde tandis que Bergelon est de son milieu et en acceptant ces compromissions financières, il a trahi son quartier, ses origines et ses connaissances. Le criminel c’est lui.
C’est la première partie du roman, la deuxième partie consiste en une errance. Les menaces de Cosson font déborder le vase d’un Bergelon, fatigué des conditions ternes de sa vie, et se décidant à lever l’ancre. Il quitte, du jour au lendemain, sans un adieu, sa femme, ses enfants, son cabinet, ses clients, son milieu et part non pas à l’aventure, mais au hasard, sans projet, ni libération, ni enthousiasme. L’errance est une ressource romanesque classique de Simenon qu’il maîtrise avec talent, c’est peut-être ce qu’il réussit le mieux, cette course aléatoire vers rien, à travers un présent réaliste fait de trains, d’autobus, d’hôtels miteux, de nappes à carreaux, d’apéritifs sur un zinc constellé de traces de ronds de verres, de blanquettes de veau dans des restaurants au bord d’un canal, d’hésitations, de bifurcations, d’abandons, de refus, de rencontres incongrues, et de femmes de passage.
Chez Simenon, les femmes sont souvent pitoyables (elles ont un mari alcoolique, un enfant malade, un passé tragique, un présent douloureux), un peu cochonnes, pas trop difficiles à baiser et elles ont toujours quelque chose qui cloche. Lorsqu’elles se déshabillent, on ne peut s’empêcher de remarquer une tâche à la cuisse, ou aux seins, ou sur les fesses, un bas qui a filé, un grain de beauté, le poil trop long, un cheveu gris, et quant à l’amant impromptu, il est nauséeux, ou buté, ou furieux. Il n’y a jamais de perfection chez Simenon surtout dans ces moments-là (d’ailleurs les différences de classe sociale s’arrêtent à la chambre à coucher, le sexe nivelle la société), et même si ces défauts peuvent être de petits riens, cette particularité reste présente à l’esprit des partenaires, d’autant que pendant l’opération, on est souvent perturbé par un robinet qui coule, un néon qui clignote sur la façade, la culotte qui gît sur la descente de lit, un tiroir de commode qui pend, la glace d’une armoire fendue ou un livreur qui hurle dans la rue. On fait jamais l’amour pour faire l’amour, mais par crainte d’être seul, par soumission, compassion ou instinct.
On fait l’amour comme une guerre perdue d’avance.
Les romans de Simenon, Bergelon est de cette veine, se terminent en général par un drame ou un retour au bercail, l’errance parfois régénère mais elle peut aussi être mortifère, et rien dans la lecture ne laisse présager le dénouement, la technique de l’écrivain étant justement, à l’opposé de ce qu’il fait dans les Maigret, de ne pas semer d’indices.
Alors le lecteur tourne fébrilement les pages, en se demandant si l’auteur va choisir la vie ou la mort.
 
 
 
 


 
 à la manoeuvre: Bernard Buffet

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