mardi 22 mai 2012


LE COLONEL DES UHLANS
 

L’ASCENSION DE M. BASLÈVRE
 

 
Dans l’entreprise que je mène, exploratoire d’une littérature oubliée, on a peu de chances de se réjouir d’une redécouverte, lorsque cela arrive, c’est à coup sûr l’occasion de se redonner une nouvelle motivation, à l’instar d’un type qui ne cesse de bouffer des sardines à l’huile rance, et qui, tombant un jour sur une boite de sardines non rances, se lève, ôte sa serviette autour du cou et la posant sur la table d’un geste brusque, proclame triomphant, devant sa femme et ses enfants " je vous avais bien dit qu’un jour j’en trouverais une de bonne, n’ai-je pas eu raison d’insister ? ".
D’accord, mais avaler une sardine demande à peine une seconde tandis qu’un livre, on y perd du temps et de l’énergie et lorsqu’il est mauvais on se désespère. Déconfit, regrettant de s’être lancé dans ce récit interminable aux héros stupides, à l’histoire grotesque, au décor ridicule (je parle des romans de terroir qui sont pour moi l’exemple parfait d’une littérature rance), excédé, on finit par le balancer au fond d’un tiroir ou sur le toit d’une bibliothèque. Un mauvais livre à la main, le monde paraît gris, les Chinois menaçants, le ministre de l’intérieur suspect, et tous les auteurs se mettent à ressembler à Max Gallo, aussi dois-je dire que j’en ai abandonné beaucoup en chemin avec mauvaise conscience certes mais avec une souffrance bien inférieure à celle que j’endure lorsque, pour cause de maréchaussée puritaine rôdant éthylomètres en main, je dois abandonner dans son seau à glace, au restaurant, le fond d’un Chablis Grenouilles. Il est donc vital de trouver un bon livre et très rare, mais ô combien agréable lorsque cela arrive, d’éprouver ce regret qui vous prend de le trouver si court.
L’Ascension de M. Baslèvre d’Edouard Estaunié vient de m’enthousiasmer, au moins autant qu’une sardine non rance (puisque j’y suis), un livre paru chez Perrin en 1918 que je lis dans une édition bon marché ( à 3 fr. de 1926), Le livre moderne illustré, J. Ferenczi et Fils, Editeurs. Paris. Les éditions Ferenczi avaient cette détestable habitude d’intégrer à leurs romans des gravures terrifiantes de laideur, qu’ils appelaient " bois gravés " aussi nauséeuses à mon goût que des sardines rances, tu tournes une page et paf ! tu tombes sur un visage monstrueux, gravé, oui, mais à la machette ou au couteau de cuisine. Toutefois mon exemplaire Ferenczi ayant été relié par un précédent propriétaire, je dois préciser que la lecture de l’Ascension de M. Baslèvre m’a été rendue plus agréable et même un brin sensuelle grâce à son dos de cuir souple au toucher équivalent à celui d’un dessous de soie. Sous cette livrée, j’ai eu tout au long de ma lecture, le sentiment de bénéficier d’une richesse indue, de posséder un bijou de fête foraine, métal doré et verre, inséré dans le velours incarnat d’un écrin ayant contenu les diamants de la couronne.
Wikipedia, parlant d’Estaunié, est assez méchant avec lui ou avec les Postes et Télégraphes, on ne sait qui pourrait s’en scandaliser le premier, ils disent : avant d'entamer sa carrière de romancier, qu'il peut poursuivre grâce au temps libre que lui laisse son poste d'inspecteur des Postes et Télégraphes.
Il y a pire. Aujourd’hui, ce sont les ministres qui écrivent. En sont-ils moins nuisibles ? Les joueurs de foot aussi publient des livres, mais au moins il leur reste les pieds.
Estaunié a siégé à l’Académie française, il ne fut pas le seul postier à jouir d’une gloire littéraire, il eut un illustre devancier, Anthony Trollope, qui légua au roman anglais du XIXème siècle, une œuvre que l’on peut comparer à celle de Dickens, ou de Thackeray et aux postes anglaises une singulière boite à lettres, la pillar box.
Cet Estaunié a le cheveu planté en brosse comme le maréchal Hindenburg, tu le colles colonel des uhlans, il ne dépare pas. Mais il ne charge pas lui, il écrit et plutôt bien, j’avais déjà remarqué une de ses œuvres, Les Choses voient, un exercice littéraire difficile dont il se sortait assez bien où il s’agissait de faire parler des chaises, des armoires, des horloges et même des lits. De la même façon cette Ascension m’a parfaitement captivé.
Le Baslèvre en question dont l’ascension est ici conté, mais quelle ascension ! est réglé comme une machine à coudre, à son arrivée à Paris où il venait prendre un emploi de fonctionnaire, il s’est installé dans la mansarde d’un immeuble jouxtant la Place des Vosges, trente ans après il y est toujours mais il a pris du galon, il est devenu directeur de ministère. C’est alors que le roman démarre. Baslèvre a consacré son énergie et son temps, à son travail et même ses sentiments puisqu’il est célibataire et sans aventures connues, qu’il ne parle à personne sauf aux huissiers du ministère et à sa concierge, qu’il est assez peu sympathique et même hautain et méprisant, qu’il n’a aucun loisir ou plutôt que le seul qu’il s’autorise consiste à s’installer à la fenêtre de son petit logement et à contempler la Place des Vosges.
Le début du roman ressemble à un conte ou à une fable, les personnages sont hiératiques, personnalisés à grands traits, le cadre est stylisé, on va et vient dans un Paris esquissé mais tout de même vivant, l’écriture est sobre, l’action économe, les situations non outrées et ceci, concentrant l’attention du lecteur sur le déroulement de l’histoire, donne une incomparable force à la dramaturgie.
Un jour Baslèvre rencontre un des ses camarades d’enfance de Limoges où il est né et paf ! il va tomber follement amoureux de Claire son épouse.
Le lecteur, captivé, va assister à la transformation de Baslèvre, à sa mue, à son ascension oui mais dans le sens d’une élévation qui va porter un haut fonctionnaire robotisé au statut d’un individu à dimension humaine.
Cette ascension est une rédemption.
Et c’est à lire.
Les éditions Pierre Belfond ont récemment réédité l’Ascension de M. Baslèvre dans une collection Mémoire du livre.
Le peintre: Cucuel , Américain, 1879/1954




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