COÏTUS ININTERRUPTUS
DANS UN MOIS, DANS UN AN
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
Certains romans de Françoise Sagan sont des coïtus ininterruptus,
non pas que le lecteur assiste en gros plan à des opérations d’enfilage
aussi précises que celles narrées par un entomologiste commentant le
vol nuptial d’un bourdon et d’une abeille, Françoise est plutôt prude
dans ses descriptions, mais les personnages ont tous envie de coucher
les uns avec les autres, c’est leur nature, ils ont un désir
ininterrompu de coucheries. Comme dans certaine ronde de chanson
paillarde où on sautille, accroupis, la main du danseur qui vous précède
glissant sous ses aisselles pour rejoindre la vôtre, et la vôtre
(l’autre) passant sous vos propres aisselles pour s’accrocher à celle du
danseur qui vous succède et ainsi de suite, bon, tout le monde voit ça,
je ne vais pas faire un dessin, cette ronde ayant lieu sur l’air et les
paroles élégantes de : " j’ai, j’ai, j’ai quelque chose dans le cul qui
m’empêche de marcher ", comme pour cette ronde donc, dans un roman de
Sagan, les héros n’ont que ça dans la tête, quand ils ne l’ont pas dans
le derrière.
Dans un mois, dans un an est une ronde culière qui aurait fait bondir de désespoir littéraire Arthur Schnitzler.
Les types ont donc envie de coucher
avec les femmes, parfois même avec les hommes mais le roman commence
parce que celle qu’on veut sauter ne le veut pas, et en désire un autre
qui lui ne pense qu’à une troisième qui est déjà en main (si on peut
dire), et qui hésite elle-même pour savoir si elle va se taper celui-ci
ou celui-là ou même un qui débarque à l’improviste. Mais comme ces
étreintes n’ont finalement aucune importance, qu’elles ne sauvent même
pas de l’ennui, qu’on n’y éprouve que de modestes jouissances, on finit
souvent par accorder ce que l’on refusait auparavant, et à cesser de
donner ce que l’on octroyait jusqu’alors.
C’est le sujet de dans un mois, dans un an,
Bernard, Josée, Fanny, Alain, Béatrice, Jacques, Edouard, André veulent
tous quelque chose qui a à voir avec le derrière qui appartient à celui
qu’on désire mais celui-ci tente de placer cette chose à un endroit où
on ne la désire pas.
J’ai résumé, en gros, l’intrigue de dans un mois, dans un an,
qu’on ne me demande pas de reconstituer les couples. Tous ces gens sont
clonés. Comme d’habitude, chez Sagan, le plus gros travail des
personnages consiste à se servir des verres de whisky, à faire tinter
les glaçons, à allumer des cigarettes, à souffler de la fumée, ensuite à
coucher, puis à bailler et à s’ennuyer, si l’on dispose encore de
quelques secondes on feint de se livrer à un travail chic ( attention,
chez Sagan, on ne balaie pas les rues, on ne reçoit pas au guichet, on
ne relève pas les filets, on ne raccommode pas les chaussettes, on ne
découpe pas de la viande sur un étal, on ne soigne pas), de comédienne,
d’éditeur ou d’écrivain.
On habite Paris qu’on sillonne en
décapotable, entre cafés, boites de nuit et chambres à coucher dans un
périmètre bien précis, celui du quartier St. Germain. Quand ça va mal,
et à ce moment-là on est tout à fait ridicule, on va passer quelques
jours à la campagne, en évitant les cacas de poule et les mares à purin.
On retrouve Paris avec plaisir, même si, ô horreur, il est farci de
pauvres et de touristes. Le lecteur (moi en tout cas) a envie de dire à
Françoise : l’horreur ce serait plutôt que Paris ne soit habité que par
des gens de l’acabit de tes héros, zombies qui n’ont d’autre motivation
ou art de vivre que l’ennui, la dérision ou le dédain.
C’est du Sagan ! Avec les mêmes
ingrédients ses romans peuvent avoir une certain allure et même un
certain sourire, mais souvent aussi ils se cassent la figure. Dans un mois, dans un an s’écrase sur un trottoir comme un pot de géranium.
Ce roman n’est remarquable que par son
titre. Bien entendu, il n’est pas d’elle, elle l’a piquée à ce pauvre
Jean Racine qui, s’il l’avait su, ne se serait pas crevé la paillasse
pour écrire ces vers admirables dont elle lui a honteusement piqué un
hémistiche:
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Ça en jette, non ?
J’aurais voulu être Jean Racine, ce
n’est pas de la baise ces cinq vers, et même si Titus repousse tout en
la désirant une Bérénice elle-même désirée par un Antiochus, la chair
resplendit grâce à la langue (attention, je parle ici de la langue
française).
Art suprême de l’écrivain il ne se
passe rien d’autre en quelques mille cinq cents vers qui produiront leur
effet jusqu’à la nuit des temps, que cette confrontation entre l’amour
et la raison d’état. Pas de mort, pas de dérision, pas d’ennui, aucun
dédain, ni ironie une histoire qui se déroule avec la même puissance
d’évocation qu’un gorgée de Pétrus et qui laisse en mémoire, comme ce
vin, le sentiment d’une longueur indéfinie et l’expression d’une
fulgurance inégalable.
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez.
La littérature me fait parfois pleurer de rage mais souvent aussi elle m’inonde de bonheur.
Dubuffet
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