vendredi 1 juin 2012


COÏTUS ININTERRUPTUS
 
DANS UN MOIS, DANS UN AN
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
Certains romans de Françoise Sagan sont des coïtus ininterruptus, non pas que le lecteur assiste en gros plan à des opérations d’enfilage aussi précises que celles narrées par un entomologiste commentant le vol nuptial d’un bourdon et d’une abeille, Françoise est plutôt prude dans ses descriptions, mais les personnages ont tous envie de coucher les uns avec les autres, c’est leur nature, ils ont un désir ininterrompu de coucheries. Comme dans certaine ronde de chanson paillarde où on sautille, accroupis, la main du danseur qui vous précède glissant sous ses aisselles pour rejoindre la vôtre, et la vôtre (l’autre) passant sous vos propres aisselles pour s’accrocher à celle du danseur qui vous succède et ainsi de suite, bon, tout le monde voit ça, je ne vais pas faire un dessin, cette ronde ayant lieu sur l’air et les paroles élégantes de : " j’ai, j’ai, j’ai quelque chose dans le cul qui m’empêche de marcher ", comme pour cette ronde donc, dans un roman de Sagan, les héros n’ont que ça dans la tête, quand ils ne l’ont pas dans le derrière.
Dans un mois, dans un an est une ronde culière qui aurait fait bondir de désespoir littéraire Arthur Schnitzler.
Les types ont donc envie de coucher avec les femmes, parfois même avec les hommes mais le roman commence parce que celle qu’on veut sauter ne le veut pas, et en désire un autre qui lui ne pense qu’à une troisième qui est déjà en main (si on peut dire), et qui hésite elle-même pour savoir si elle va se taper celui-ci ou celui-là ou même un qui débarque à l’improviste. Mais comme ces étreintes n’ont finalement aucune importance, qu’elles ne sauvent même pas de l’ennui, qu’on n’y éprouve que de modestes jouissances, on finit souvent par accorder ce que l’on refusait auparavant, et à cesser de donner ce que l’on octroyait jusqu’alors.
C’est le sujet de dans un mois, dans un an, Bernard, Josée, Fanny, Alain, Béatrice, Jacques, Edouard, André veulent tous quelque chose qui a à voir avec le derrière qui appartient à celui qu’on désire mais celui-ci tente de placer cette chose à un endroit où on ne la désire pas.
J’ai résumé, en gros, l’intrigue de dans un mois, dans un an, qu’on ne me demande pas de reconstituer les couples. Tous ces gens sont clonés. Comme d’habitude, chez Sagan, le plus gros travail des personnages consiste à se servir des verres de whisky, à faire tinter les glaçons, à allumer des cigarettes, à souffler de la fumée, ensuite à coucher, puis à bailler et à s’ennuyer, si l’on dispose encore de quelques secondes on feint de se livrer à un travail chic ( attention, chez Sagan, on ne balaie pas les rues, on ne reçoit pas au guichet, on ne relève pas les filets, on ne raccommode pas les chaussettes, on ne découpe pas de la viande sur un étal, on ne soigne pas), de comédienne, d’éditeur ou d’écrivain.
On habite Paris qu’on sillonne en décapotable, entre cafés, boites de nuit et chambres à coucher dans un périmètre bien précis, celui du quartier St. Germain. Quand ça va mal, et à ce moment-là on est tout à fait ridicule, on va passer quelques jours à la campagne, en évitant les cacas de poule et les mares à purin. On retrouve Paris avec plaisir, même si, ô horreur, il est farci de pauvres et de touristes. Le lecteur (moi en tout cas) a envie de dire à Françoise : l’horreur ce serait plutôt que Paris ne soit habité que par des gens de l’acabit de tes héros, zombies qui n’ont d’autre motivation ou art de vivre que l’ennui, la dérision ou le dédain.
C’est du Sagan ! Avec les mêmes ingrédients ses romans peuvent avoir une certain allure et même un certain sourire, mais souvent aussi ils se cassent la figure. Dans un mois, dans un an s’écrase sur un trottoir comme un pot de géranium.
Ce roman n’est remarquable que par son titre. Bien entendu, il n’est pas d’elle, elle l’a piquée à ce pauvre Jean Racine qui, s’il l’avait su, ne se serait pas crevé la paillasse pour écrire ces vers admirables dont elle lui a honteusement piqué un hémistiche:
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Ça en jette, non ?
J’aurais voulu être Jean Racine, ce n’est pas de la baise ces cinq vers, et même si Titus repousse tout en la désirant une Bérénice elle-même désirée par un Antiochus, la chair resplendit grâce à la langue (attention, je parle ici de la langue française).
Art suprême de l’écrivain il ne se passe rien d’autre en quelques mille cinq cents vers qui produiront leur effet jusqu’à la nuit des temps, que cette confrontation entre l’amour et la raison d’état. Pas de mort, pas de dérision, pas d’ennui, aucun dédain, ni ironie une histoire qui se déroule avec la même puissance d’évocation qu’un gorgée de Pétrus et qui laisse en mémoire, comme ce vin, le sentiment d’une longueur indéfinie et l’expression d’une fulgurance inégalable.
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez.
La littérature me fait parfois pleurer de rage mais souvent aussi elle m’inonde de bonheur.

Dubuffet


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire