FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)
PARTIE 6
ENSEVELISSEMENT
Quelques secondes plus tard, Rosalie, Rosalie, Rosalie,
remontait en compagnie du chapeau de paille, le jardinier croisé à mon
arrivée, qui était en train d’édifier un mur dans le jardin, cette fois
je compris qu’il était Turc, car il le parlait, ce qui n’est pas donné à
tout le monde. Que venait faire ce Turc dans cette Byzance à nouveau
pillée ?
" Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en vous, madame ", entendis-je, collé contre la porte.
Le mari allait et venait dans la
chambre, ses pas se rapprochaient et s’éloignaient de ma cachette, même à
travers la porte je le sentais préoccupé. Les pas, c’est assez rare
sauf dans les circonstances que je vivais, peuvent aussi laisser deviner
des sentiments.
Le Turc se taisait mais je l’entendais manier des outils et du matériel comme s’il installait un chantier.
" C’est sans doute une stupidité, mais ! " reprit Horace.
Un moment encore, puis.
" Je vous propose que l’on se rassérène mutuellement. "
Que voulait-il dire ? Il n’y a jamais de dictionnaire dans un cabinet de toilette, l’a-t-on remarqué ?
Au bout d’un autre moment.
" À propos, madame, cette Citroën à côté de la vôtre ? "
Zut ! Je l’avais oublié celle-là.
Cette fichue voiture m’avait sans cesse trahi, d’abord par les pannes,
ensuite par les contraventions et voilà maintenant qu’elle me mettait
physiquement en danger.
" Voyez-vous, je dois me résoudre à faire ce que vous allez constater, madame ".
C’était une conversation hachée, elle
révélait un fond de violence sourde. Dans un épisode coléreux le bruit
minimise le ressentiment et finalement le tempère, tandis que la
maîtrise de la voix et des gestes le rend incontestable et redoutable. À
la place d’Horace, je n’aurais eu nul doute sur ma disgrâce maritale
mais j’ai tellement l’habitude des déconvenues. Pour un perdant de mon
acabit, les défaites sont des aléas normaux de la vie. L’échec fait
partie de mon quotidien. Les fastueux comme lui n’ont pas le sentiment
qu’ils peuvent être atteints par les même maux que les vulgaires. Ils se
croient à l’abri des disgrâces communes. Bon, il n’était pas si con que
ça, on va le voir. Je me demandais quelle tête faisait Hortense ? Je
priais pour qu’elle fasse attention à son sein, l’autre, qui risquait de
s’échapper car dans les moments intenses on est souvent trompé par ses
plus beaux atouts.
" Soliman ! veuillez procéder ", entendis-je encore.
Soliman, c’est le nom de l’Ottoman
pensai-je, qui d’autre sinon, se mit à empiler des moellons devant la
porte du cabinet et à les cimenter.
" Oh, peu me chaut, fit Hortense pour se donner une contenance, vous êtes d’un ridicule mon ami "
Elle le prenait à la légère, pas moi.
Il me semblait la voir, toujours assise sur son lit, aussi décontracté
que si l’on enfermait son chien dans un chenil. J’avais eu pleinement
raison à mon arrivée de me méfier de cette tête de Turc. Pourtant Dieu
sait si j’aime le Bosphore, la Corne d’or et les kebabs. À compter de ce
jour mon hostilité à l’entrée de la Turquie dans l’Europe devint
virulente, un pays de maçons, que viendrait-il faire chez nous ? Mais
après tout, que me chaut à moi aussi ? Je suis mort. D’ailleurs y a-t-il
une Europe encore ?
En tout cas on ne perdait pas cette sale habitude de construire des murs entre les hommes.
J’imaginais Horace au pied du lit de
sa femme, les bras croisés, un sale sourire à la bouche, regardant tour à
tour, l’air satisfait, Hortense et Soliman, tandis que j’entendais
passer entre ses lèvres serrées :
" Je sais, je sais, madame, c’est grotesque, mais que voulez-vous, il n’y aura plus aucun doute entre nous! ".
J’entendis aboyer le chien aveugle,
puis de plus en plus loin, les mots échangés entre Hortense et Horace,
et Rosalie peut-être aussi, Rosalie, Rosalie, qui acquiesçait aux
ordres qu’elle recevait, c’était une coalition. Je percevais aussi des
" Soliman, allons, allons, pressons ! ". Les sons me parvenaient de plus
en plus étouffés, comme des personnages que l’on voit disparaître au
loin dont les mots s’évanouissent au fur et à mesure que leurs pas les
éloignent de nous. Je n’entendais plus que les bruits de truelle, le
choc des moellons, les uns sur les autres, puis aucun son n’arriva plus à
mon oreille. Un silence de tombeau.
Je devais me rendre à l’évidence :
J’étais enterré vivant ! Un lapin pris au piège.
Une vision panoramique du cabinet de
toilette qui était composé comme tous les cabinets de toilette d’un
bidet, d’une baignoire, d’un lavabo et d’une cuvette mais tout le monde
s’en fout, je suppose, m’apprit que ma prison n’avait qu’une porte qui
n’en était plus une puisqu’elle était devenue un mur. J’étais non pas
prisonnier mais condamné à mort et enseveli. Une mort que même la
guillotine eut rendu plus douce. Je ne me rendais pas encore tout à fait
compte de la tragédie de ma situation puisque mon émotion provenait
aussi des traces du passage d’Hortense dans ce cabinet et du souvenir
des soins intimes qu’elle se donnait ici.
Je pensais aussi que par ma disparition, je rendais un fier service à Hortense.
Je ne conseille à personne de se
laisser enfermer dans un cabinet de toilette, sauf s’il veut s’attribuer
quelque mérite ou laisser à la postérité la mémoire d’une galanterie
telle qu’elle puisse aller jusqu’à la mort. Il y avait quelque chose
d’une grandeur d’âme dans cette disparition, acceptée, pour ne pas
trahir une dame. C’était le seul fait positif de ma situation et
peut-être le premier geste altruiste de ma vie. Je n’étais certes pas là
par mon entière volonté, et à vrai dire plutôt par mes hésitations
veules, et ma lâcheté devant un mari courroucé, mais c’était ainsi, je
sauvais une femme en me perdant.
Je n’en sortirai plus !
Cette pensée me glaça, pour deux raisons :
L’une prosaïque, ce cabinet ne
disposait d’aucune sortie, quelques aérations au plafond, mais pas de
fenêtre, une porte condamnée par un féroce Turc et des murs épais comme
des blockhaus de bord de mer.
L’autre, chevaleresque celle-là, qui
m’était, je dois le dire, plus ou moins imposée par les circonstances,
la position d’Hortense eut été funeste, si tapant, hurlant, sautant
j’étais parvenu à révéler ma présence. Je l’aurais perdu dans l’esprit
de son mari et n’aurais sans doute rien gagné moi-même à ma trahison car
en me découvrant il aurait pu aussi bien me massacrer. J’étais
chevaleresque à mon corps défendant, mais au fond ce n’est pas donné à
tout le monde.
Soudain cette pensée fausse m’atteignit :
Tu as raté ta vie, tâche de réussir ta mort.
Ce genre de phrase est du roman et du plus mauvais.
(A suivre)
le peintre: Lichtenstein
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire