jeudi 19 juillet 2012


FEUILLETON TRAGIQUE(SUITE)
 
PARTIE 7
 
LA SALLE DE BAINS
 
J’étais seul au monde, isolé, ouaté même, plus aucun son ne me parvenait, tout frémissant à l’idée de ce à quoi je venais d’échapper, je me tenais vis à vis de moi, abasourdi et conscient de ne posséder plus désormais qu’une durée d’existence assimilable à celle d’une libellule ou d’un papillon de nuit. N’ayant jamais su m’extirper d’aucun embarras dans la vie, je ne me faisais guère d’illusion sur ma capacité à sortir de celui-là.
Je m’étais enfin débarrassé de mon bermuda et de ma chemise à fleurs, ils n’étaient pas de mise, on n’enterre pas quelqu’un dans son déguisement du Club Méditerranée, j’étais désormais nu devant l’adversité mais celle-ci induit parfois des effets auxquels on n’aurait jamais osé penser durant les périodes favorables.
Je jetai un coup d’œil sur moi dans la glace au-dessus du lavabo, je ne me reconnus pas. Ce n’était pas moi. Je faisais vibrer mes joues, je grimaçais, je tirais sur mes orbites, il me semblait être en face de mon masque funèbre, tel qu’en moi-même la mort me changeait déjà.
C’en est fini de toi, pensais-je, tes jours et tes nuits passeront dans l’atmosphère humide d’une salle de bains, entre des glaces, de la porcelaine et des carreaux de faïence, au milieu d’éponges et d’étoffes, dans la respiration musquée des parfums de luxe et des crèmes de beauté, tu t’étioleras et disparaîtras sans que quiconque s’en aperçoive, poussière que les aérations du plafond emporteront au vent léger ou bien squelette désassemblé et sans nom qu’un agent immobilier dans cinquante ou cent ans d’ici poussera négligemment du pied derrière la baignoire, après avoir dégagé la porte, soucieux de ne point effaroucher les acheteurs à qui il fera visiter la Grande Bretèche. Un humain est peu de chose : une soirée parisienne, une rencontre, du Bollinger vieilles vignes, un sac oublié, un adultère avorté et voilà un squelette immémorial.
Cela ne pouvait arriver qu’à moi, ma vie allait s’achever entre un bidet et une cuvette.
Puis aussitôt un élan vital me saisissait, un sorte d’espérance soufflant à mon oreille : tu respires, tu as échappé à la vengeance d’un mari, tu dois vivre.
Mais qu’est-ce que la vie sans les bruits quotidiens, du vent, de la pluie, des oiseaux, des autobus, des pompiers, des paroles des hommes ? Peut-on exister dans le silence ? Y a-t-il quelque chose de moins ressemblant à la vie que le silence ?
Dehors, dans la chambre d’Hortense, les explications avaient dû continuer, mais je n’étais plus acteur de cette histoire, une autre commençait où j’étais seul. Je me dois d’aller au bout de mon récit car je suis conscient de ne plus appartenir au fait divers, d’être devenu malgré moi une destinée, et peut-être même, pour le monde extérieur, s’il advenait qu’il apprit un jour mon sort, une légende. En attendant, je ne comptais pas plus qu’un peignoir suspendu derrière la porte ou une serviette éponge séchant sur un radiateur. J’avais passé un déshabillé d’Hortense dont le col s’ornait d’une fourrure en duvet d’oie et qui s’arrêtait à mes genoux. Y gagnais-je en prestance par rapport au bermuda ? En imaginaire, oui. Son souvenir (pas de l’oie, d’Hortense) résidait maintenant dans son odeur qui m’englobait et dans le chatouillement des plumes dans mon cou.
Je ne souffrais pas encore de la faim ni de la soif, le lavabo distribuant de l’eau fraîche à satiété.
Ma première sensation, mon retour à la vie en quelque sorte fut le sommeil.
Je tombai de fatigue. Cela faisait bien deux ou trois jours que tournant dans ma cage je n’avais pas fermé l’œil. Sondant les placards pleins de vêtements d’intérieur, j’y trouvais de quoi organiser une couchette à l’aide des robes de chambre et des chemises de nuit d’Hortense, les hommes sont ainsi faits que même mourants, ils ont peur d’avoir mal au dos. Mais pas seulement ça, ils ont toujours apporté une attention méticuleuse à l’art de coucher. L’évolution des lits à travers les siècles explique sans doute mieux l’histoire du monde que le déroulé des batailles. Les unes (les robes de chambre) me servirent de matelas et les autres (les chemises de nuit) de couvertures. Mes sens, quoique émoussés, continuaient encore à vibrer aux senteurs que recelaient les effets d’intérieur d’Hortense, je couchais enfin sur elle, elle était dessus et dessous, je tripotais ses linges, pourtant je n’en retirais plus guère d’attrait, quelque chose avait disparu définitivement, sa chair et aussi l’image que je m’étais formée d’elle. Restaient encore flottant dans mon esprit le souvenir héroïque de ma galanterie mortelle et aussi, dois-je le dire, l’effroi que j’avais de rencontrer le mari si par miracle on m’extrayait d’ici. Les fantasmes alimentent le mental mais ne nourrissent plus les sens.
J’en vins à m’organiser comme pour un long séjour ou un voyage. Je compris qu’Hortense jamais ne me ferait délivrer, trop dangereux pour elle, son confort de vie, peut-être sa vie elle-même en dépendaient et son mari m’ayant confié à la garde vigilante de Soliman n’accepterait pas non plus que je sorte de ma prison vivant. Pour le monde extérieur je n’existais déjà plus. Mais l’idée de mort qui aurait dû être prégnante s’estompait et ne parvenait plus à l’emporter facilement sur l’idée de vie. Au fond on n’est pas responsable de toutes nos idées, certaines, les plus vitales souvent, nous sont imposées. Mais je ne suis pas obligé d’exposer ici des lieux communs. Ma tragique aventure pourrait me pousser à des considérations plus élevées et plus singulières. J’étais un Robinson Crusoé foulant aux pieds un sol connu mais définitivement abandonné qu’il devait réinvestir. Je voyageais autour de ma salle de bains, je ne pensais plus à ma fin. Je m’installais, quiconque aurait vu l’ordonnance que j’avais donnée à mon logement aurait pu évoquer l’idée d’aises. Commençait à s’infiltrer aussi dans mon esprit ce projet bizarre de mourir tout en continuant à vivre. Je pourrai m’en expliquer.
Mes jours passèrent.
Je lisais.
Avant que l’on ne se révolte et considère que je dis n’importe quoi : il lit dans une salle de bains, quel hâbleur ! Ah, laissez-moi rire ! Cette histoire est-elle réelle ? Je prie pourtant tous de comprendre. L’armoire à pharmacie était ma bibliothèque, mes livres étaient les posologies, et les contre-indications des médicaments. Celles-ci constituent une nourriture littéraire dont nombre d’auteurs modernes devraient s’inspirer. Les notes que l’on trouve dans les boites, pliées en quatre, écrites en minuscule, sont des trésors, elles ne sont pas destinées à être jetées sitôt le médicament entamé, il faut avoir vécu ce que j’ai vécu pour le découvrir. Elles racontent mieux que les romans des histoires sur les maux qui nous attendent si on fait ceci, ou si on ne fait pas cela, si on force la dose ou si on la diminue, ou si par malheur on est doté d’une telle constitution ou sujet à de telles réactions. Insérés dans les cachets, tapis dans les ordonnances, concoctés dans des laboratoires, des drames, des tremblements, des saignements, des ballonnements, des maux de tête, des vertiges, des attaques, des crises, nous guettent et nous promettent une vie pleine de mystères et de rebondissements. Les médicaments soignent plus nos maux par leurs mots que par leur formule chimique, leurs molécules nous tuent et leurs mots nous sauvent. Je puis réciter par cœur la formule de l’Efferalgan, dans mon réduit, jour après jour, j’ai rimé les contre indications du Pneumorel 80, mis en sonnet les effets nocifs du Locabiotal 0,25% et de nombreuses autres potions, j’ai composé et presque fini un oratorio avec la notice d’utilisation du Diamicron 30mg. Je suis le chantre de la pharmacopée.
Un fièvre créatrice, celle d’un inventeur fou me tenait en haleine et en vie.
J’écrivais sur des serviettes, sur les murs, les miroirs, les glaces à l’aide de rouges à lèvres, de bâtons de maquillage, la salle de bain était devenu un livre ouvert où s’inscrivaient des slogans et des tags. Si on retrouve un jour cette œuvre écrite par moi dans le seul but de me maintenir en vie, on découvrira le " Journal d’un voyage autour d’une salle de bains,  écrit sur un mur et des serviettes". L’écriture est un antidote aux fins dernières.
Je faisais la sourde oreille à l’idée de ma mort, elle pouvait attendre.
Un jour une balance corporelle trouvée au fond d’un placard, révéla la vérité, et afficha une valeur inférieure à 50 kg. Par des diminutions successives et inexorables, jour après jour, j’atteignis le score de 40. Je m’amenuisais. C’était alarmant j’allais finir en négatif.

(A suivre) 
le peintre: Lichtenstein
 
 


 
 
 

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