FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)
PARTIE 11
WALDEN
Un matin, je suis descendu dans la vallée.
J’ai caché le texte de ce récit dans
un interstice du muret de pierre qui borde l’Aude, lorsqu’elle traverse
Escouloubre les bains. Peut-être y est-il encore, sous cette ardoise
descellée, tremblante et grise, parmi les pavés de granit, en avant du
petit pont de pierres, face à l’entrée du Grand Hôtel des bains.
L’a-t-on découvert ? Quelqu’un s’en est-il emparé et l’utilise-t-il en
faussaire pour son compte, sur un blog ou dans quelque site ? Je ne veux
plus être visible mais mon histoire est racontable et elle appartient
au monde. Pour cette raison, je l’ai déposée là, dans une attente
indéfinie que rythme l’écoulement du fleuve à côté d’elle.
La destinée de l’écriture n’est pas
d’être lue, ni d’être crue, elle est d’être disponible, ou aussitôt, ou
dans un mois, ou dans mille ans, ou jamais mais si elle apparaît un
jour, elle est remplie de la vie de son auteur, plus forte que sa mort,
plus éclatante que la mode, plus réelle que la vérité, la plus haute
parmi les hautes voix, plus définitive, plus exemplaire, plus
intemporelle et pourtant plus contemporaine que toutes les autres
expressions humaines. Même durant son absence, elle vit et agit comme
agit sur une toile la touche de peinture recouverte par d’autres qui,
devenue invisible, continue de participer à l’âme du tableau. L’écrit
non lu, de par sa seule existence, a un effet sur le monde. Quelque
part, cachée dans une malle, au fond d’un grenier, au verso d’une
ordonnance, dans les marges d’un livre, roulée dans une bouteille,
glissée entre les pages d’un missel, griffonnée au recto d’un bulletin
de vote, dort peut-être une littérature qui influence le monde et un
jour le bouleversera.
Ce ne sera pas la mienne mais sait-on
jamais ? Comment apparaissent les mythes ? Peut-il devenir écrivain
devant les hommes et l’histoire de la littérature, celui qui selon toute
vraisemblance n’aurait dû rester que raconteur d’histoires ?
Avant de confier cette aventure, la
mienne, à la pierre et à l’Aude, j’ai encore quelque chose à dire, j’ai
écrit ces quelques lignes qui ont rapport à mes derniers moments sur
cette terre, à mon expérience d’ermite, à la continuation de mon
isolement, j’allais dire de mon enfermement, par d’autres moyens qu’à la
Grande Bretèche, à ma libération je veux dire, au sein d’un monde
authentique qui croît sans nous, malgré nous même, auquel j’appartiens
et avec qui je ne veux faire plus qu’un. Qu’importe que je vive encore
au moment où on me lit, ou que mon corps disparu depuis des siècles,
déchiqueté par les animaux des bois et les vautours du ciel, se soit
mélangé à l’humus de la forêt. Ce que j’ai écrit est. Définitivement.
Voici quelle fut ma vie après la Grande Bretèche.
Je ne mangerai plus jamais de savon.
Je me gorge de myrtilles, de
framboises, pas de fraises, elles ont excédé mes papilles, trop de
dentifrices se sont emparés de leur arôme synthétique, je hais les
fraises des bois et celles des villes. Je vis dans les pentes abruptes,
touffues et inexplorées de la haute vallée de l’Aude, que l’on appelle
le Carcanet par où monte un brouillard qui se couche sur les pâturages,
là-haut dans le Capcir. Pour économiser le papier, j’écris maintenant
sur les arbres ou bien grâce aux graviers blancs des ruisseaux, aux
feuilles et aux branches, je compose des phrases. Tout fait lettre. Tout
fait mot. La nature est un alphabet qu’il suffit d’ordonner. J’écris le
monde. Je me vêts de peaux de bêtes, j’ai fait mon abri de la dalle
d’un rocher surplombant l’eau vive, je m’y abrite du vent et de la
pluie, j’y dors sur un lit de fougères, je foule pieds nus cette terre
où personne n’était encore passé, ou plus personne ne passera peut-être,
je fais griller des truites sur des pierres plates, je frotte ma peau
avec des orties et plonge mon corps dans toutes les sources et vasques
d’eau de mon territoire, étiré sur les herbes tendres des clairières, je
me sèche et accueille le soleil, je bois, je mange, je broute, je vole,
galope, cascade, je chante et les nuits de pleine lune, je cours sur
les crêtes et danse nu entre les arbres.
Comme Thoreau je redécouvre la vie des
bois, comme Jean-Jacques, je me promène en solitaire et je rêve, je
connais le sens des nuages, je prévois le basculement de soleil, je sais
le vent, je sais la pluie et la neige, je connais les odeurs des bois,
je déchiffre le cri des oiseaux, le glissement des bêtes, et j’entends
les champignons pousser sous les feuilles. Mon territoire est une carte
géographique où tout ce qui a un nom m’appartient et tout ce qui n’a pas
de nom, je le nomme, je monte au pic Madres, j’en redescends dans les
éboulis et dans les bois, en effarouchant les coqs de bruyère, je
sillonne les pentes, les sommets, les vallons, j’apparais dans les cols,
de loin on peut apercevoir ma silhouette au Péric, dans les méandres du
Galbe ou les déversoirs des étangs de Camporeills, mes nuits et mes
jours s’écoulent dans la couleur des montagnes, au rythme de la vie des
animaux, du grondement des orages et du périple de la lune.
Je vis dans les montagnes.
Je suis le roi des montagnes.
Isard ivre, plus agile, plus caché, plus bondissant que lui, je fais corps avec les pierres, les arbres et l’air des cimes.
(A suivre)
le peintre: Rothko
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