lundi 6 août 2012


FEUILLETON TRAGIQUE(SUITE)
 
PARTIE 10
 
LA LONGUE MARCHE
 
Je me trouvais dans un tel état de faiblesse qu’une belette aurait pu constituer une menace, d’ailleurs le friselis d’aile d’un serin quittant son nid sous un arbre du bord me remplit de terreur. Au sortir d’un tombeau toute manifestation de vie représente un danger. Allongé sur la berge de ce petit étang, je reprenais ma respiration et inventoriais mes membres, entiers malgré la vertigineuse descente, et mes chances de survie, qui venaient d’effectuer un saut de puce. J’avais progressé dans l’ordre du vital, d’une existence d’éponge synthétique je venais de passer à celle d’un rescapé vaseux entrevoyant une lumière affaiblie dans les interstices de son cauchemar mais doutant encore d'être en vie. Mes plumes autour du cou me faisaient un collier brillant et lustré. Tel une légende, j’étais sorti de l’eau, je pensais à Botticelli, je n’étais pourtant pas Vénus dans sa coquille, une Vénus en nuisette cela peut-il exister ? C’était inquiétant. Mon état mental avait-il laissé des plumes dans ce séjour à la Grande Bretèche ?
Les yeux au ciel, le monde m’apparaissait immense, mon horizon avait été limité à un plafond, et tout ce que je redécouvrais, les plantes, les bêtes, l’air devenait hostile au regard du silence de porcelaine du sanitaire de ma prison. Il fallait que je reprenne mes esprits à tout prix.
Je me retournai, la gentilhommière, au-dessus de moi, montrait ses murs puissants, le soir commençait à obscurcir ses contours mais je pouvais deviner dans un angle de la bâtisse le lieu dans lequel on m’avait emmuré. Ha ! ha ! fis-je l’air presque triomphant d’un évadé des mines du rois Salomon fuyant ses misères souterraines mais je ne voulais repenser ni au Turc, ni à Horace, ni à Hortense. Pour elle d’ailleurs un reste de chevalerie (la chevalerie est une galanterie montée) me disait qu’il fallait me taire et disparaître, je ne voulais pas constituer un accident grave de sa vie. À certains moments je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle m’avait tout de même sacrifié à une paix conjugale et au maintien de ses acquits sociaux, ma réclusion, pour le peu que j’en avais vu, n’avait pas eu l’air de l’effaroucher plus que la disparition de ses pantoufles, de ses mules pardon. Mais aussitôt après, des bribes de sensualité mêlées à une tendresse encore vive se mettaient à lécher mon cœur comme des brumes matinales lèchent un étang de pêche dans un roman Harlequin, alors je repensais à la soirée Bollinger, au sac d’Hortense, à mon approche sur sa couche où, abandonnée, elle était en position de céder, et je m’émerveillais à l’idée que grâce à son aplomb et parce qu’elle tenait à moi, elle m’avait sauvé la vie en me sortant des griffes de son mari.
Un chien, sans doute le chien aveugle au service du grand Turc, s’approcha de l’endroit où je me trouvais, j’entendis ses pattes gratter sous les ronces, puis il se mit à hurler à la mort en pointant son museau vers la lune dont la consistance fluide commençait à se dessiner. Décidément même les chiens m’en voulaient dans cette maison, il fallait que je quitte ces lieux. Le soir tombait, le ciel s’étoilait et le parc du château s’était mis à ressembler à une forêt profonde de Tim Burton, celle de Sleepy Hollow . J’aperçus une décapotable qui filait sous les arbres, à son volant, cheveux au vent et écharpe flottante, il me semblait avoir reconnu Hortense, des images passèrent dans son sillage puis seuls, à l’arrière, tels un regard de loup, les feux percèrent les sous-bois dans la décroissance des roulements mécaniques.
Je me levai, il était temps que je file, je n’avais plus rien à voir avec ce lieu et ses habitants, c’était un épisode de ma vie que je voulais oublier, je marchais faiblement au début puis, mes forces revenant, avec énergie et m’éloignais assez ahuri de constater que vivre ne consistait pas à tourner en rond autour d’une baignoire.
Laisse-leur la Citroën, me dis-je magnanime, d’ailleurs ils l’ont sans doute déjà vendue. Existe-t-il un marché d’occasion de ces voitures ?
Je venais de prendre une grande décision. Deux décisions en quelques heures, j’avais changé. Je devais finir le travail commencé que ma descente en tuyau avait interrompu : il me fallait disparaître. Je n’avais plus de papiers, ils étaient restés dans mon bermuda et mon absence définitive devait être maintenant entérinée chez les quelques-uns qui connaissaient mon existence, il a soldé ses comptes, devait-on dire, et levé l’ancre. Il a disparu, quoi d’étonnant ! Quoi d’étonnant en effet pour un type de mon espèce pesant si peu sur la vie du monde. Ma disparition n’était ni un bienfait, ni une perte, ce n’était rien. Je devais parachever ce rien. On m’avait oublié, c’était évident et au fond je finissais par me sentir à mon aise dans le rôle d’un absent. Pourquoi ne pas continuer ? D’autant que pendant mon retrait du monde un besoin irrépressible s’était levé en moi : écrire ! Lorsque naît ce désir et qu’il possède une force suffisante pour s’exercer à l’aide de bâtons de rouge à lèvres sur des murs et des serviettes entre un bidet et une cuvette de w.c, on peut dire que l’écriture s’est frayée un tel passage à l’intérieur des nécessités organiques qu’elle ne peut devenir qu’une passion définitive, elle qui a seulement besoin de silence et de solitude.
Alors j’ai franchi des forêts, passé des ponts, j’ai couru dans les combes, grimpé à des collines, j’ai emprunté des voitures qui m’enlevaient au passage, puis me déposaient dans des villages, sur des bords de route ou à des carrefours par la grâce de chauffeurs pleins de sollicitude qui me posaient des questions sur mon histoire, sur mes projets. Ah, j’en ai fait des connaissances, je m’inventais des noms, des professions. J’avais vécu mille vies, toutes les destinées des hommes, tout leur passé m’appartenaient, j’étais explorateur ou rebelle ou philosophe, je répondais à tout, j’étais porteur de l’intégralité du monde, n’étant plus rien, je pouvais tout et je jouissais de ce bonheur inespéré de ne plus être moi.
J’ai bouffé des pommes au clair de lune. Quelle consistance la pomme ! Je connaissais à la perfection le goût de la pomme, dans le savon, le shampoing, les parfums, mais je redécouvrais sa consistance, son craquant, sa fraîcheur naturelle, la vraie, celle qui ne naît pas dans un laboratoire, mais sur une branche, sous le soleil, le vent et la nuit, celle qui vous emplit la bouche. Il faut avoir mangé du savon pour comprendre ce que consistance veut dire. Mais passons, oublions, tout était lessivé, j’étais désormais un autre.
Mon allure ? J’avais abandonné mes effets d’oie. Dès les abords du château, j’avais prélevé dans un appentis à outils des vêtements de forestier, je ressemblais à l’amant de Lady Chatterley, en un peu plus cloche, pantalon de velours, veste de drap rustique et chapeau de paille rural. J’avais laissé ma Lady Jane au bercail, mais malgré mon allure d’épouvantail, des oiseaux voletaient sur mes épaules.
Je descendais plein sud.
Comment ne pas me souvenir durant ce voyage, de ce lieu, entre les pins, assis sur un toit tranquille et palpitant entre les tombes :
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
Mais Sète n’était point encore mon futur, je savais où je voulais aller, plus au sud, plus loin au cœur des touffeurs de la haute vallée de l’Aude, sous les pics cernés et les pâturages constellés, dans les fougères et les gentianes, et l’humidité ruisselante des mousses, je voulais m’installer là-bas entre le ciel et la neige, auprès de l’eau qui saute au fond de la vallée, grimpant les rochers qu’elle contourne ou couché sur eux, je voulais vivre sous les arbres aux verticales verdeurs. Je voulais être seul et libre, à l’abri du soleil, des autres, du monde et de moi-même !
Enfin, je devenais !
.
 
(A suivre) 
le peintre: Lichtenstein
 
 

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