mercredi 1 août 2012


FEUILLETON TRAGIQUE(SUITE)
 
PARTIE 9
 
L’ÉVASION
 
Il n’était plus temps de déclamer des poèmes ou d’écrire sur les murs en nuisette galonnée de plumes d’oie, l’eau allant manquer, l’urgence était ailleurs : mourir ou sortir. M’évader était un vœu pieux. Installé dans une boite de petits pois sans petits pois, étiquetés surfins ou extra fins, en fer blanc serti à la machine, il était probable qu’aucune perspective de gigot ou de pigeon rôti ne m’en ferait sortir. Comme à mon habitude, j’avais négligé tout ce qui était nécessaire à ma pérennité, j’étais un genre d’escroc de ma propre vie, je connaissais mes faiblesses, je savais qu’elles m’entraîneraient par le fond mais je n’omettais jamais de les exercer, y trouvant de quoi sustenter ma paresse naturelle ainsi que mes curiosités pour l’inattendu et l’insolite. Les seules sensations qui me faisaient lever le petit doigt ou anticiper des situations étaient le champagne, les grands vins et le sexe. Tout le reste allait à vau l’eau, je préférais rêver et ne rien projeter, ne réglant mes problèmes qu’à l’ultime minute, au son du canon de la nécessité vitale et encore n’était-ce souvent qu’en me laissant imposer une solution extérieure envoyée au dernier moment par le sort ou le hasard.
Prisonnier de ma boite, je n’avais examiné nul recoin de la salle de bains, ni échafaudé un quelconque plan, girouette grinçante, je me laissais aller au vent mauvais, quitte on l’a vu à bouffer du savon et à presser des tubes de dentifrice. Ma destinée avait toujours été celle d’un esquif avalant au fil de l’eau, des rapides, des chutes, des courants, des tourbillons, tête en haut tête en bas, et finissant par aboutir dans quelque étalement d’eau calme où sautaient des poissons, coassaient des grenouilles et nageaient des canards. C’était là ma vie. À l’abri des grandes décisions, dans les prospérités comme dans les épreuves, je ne changeais pas d’un iota son déroulement.
Mais à la Grande Bretèche, le présent immédiat devenait mortel, captif d’un vortex dont on venait de couper l’eau, je me trouvais subitement rejeté sur une berge d’où le flot venait de se retirer et, palpitant, toutes ouies battantes, je me préparais à exhiber au soleil mes arêtes et ma peau séchée. Je disposais de peu de temps. L’insolite et l’inattendu que j’avais l’air de tant apprécier allaient me tuer.
La cuvette des W.C avait aussi perdu son eau, je restais un long moment, éperdu de réflexion, devant elle, pensant qu’un tel trône asséché et devenu inutile serait sans doute celui de mon abdication. M’apprêtant donc à m’y asseoir une ultime fois pour y attendre ma fin, sous les vivats d’une foule enfin débarrassée de moi, je m’avisai soudain de deux choses, la première : mon indécision était la mère de tous les hasards, ceux-ci me conduisaient, brinqueballant et flâneur, mais libre, dans toutes les impasses de ma vie et le plus beau était qu’ils arrivaient aussi à m’en sortir, la preuve de cette constatation était la seconde chose qui me sauta alors brutalement au visage : les fils électriques et les étroites gaines d’aération parvenaient à s’échapper de cette prison, mais seul le tuyau d’évacuation de la cuvette constituait une voie de sortie vers l’extérieur à dimension quasi humaine. Vu mon état actuel, que la balance n’avait cessé de souligner, ce qu’on pourrait appeler ma ligne dentifrice, je me trouvais adaptable à peu de chose près à cette circonférence. Mon profil de cigare, genre Cohiba Exquisito, n’était pas une calamité cubaine mais une chance d’évasion. La devrais-je à Castro ?
Ma décision fut prise en un clin d’œil, était-ce moi, le sort, le ciel, le hasard qui me l’imposèrent ? Sans moi ou malgré moi, c’était en tout cas la première fois que je prenais un petit temps d’avance sur les événements. Par force, puisque celui qui suivait ne pouvait être que ma mort. La soif ne passerait pas par moi. Tu partiras comme tu es venu, me disais-je, à la manière d’un suppositoire, surgi du néant à ta naissance, et absorbé par un tuyau, à ta disparition. Boucle bouclée, j’aurais fait mon tour sur terre.
Mon salut dépendait désormais d’un tuyau d’égout. Malgré mon amaigrissement il y manquait quelques centimètres, ne pouvant les conquérir sur ma personne au risque de disparaître, je me mis en mesure de les gagner en descellant le trône de porcelaine et en évasant sa sortie. Les tubes de dentifrice compressés à mort pouvaient être utilisés comme tournevis et pioche. Après avoir déposé la cuvette, je parvins, en grattant, au prix d’efforts manuels jamais faits par moi auparavant avec autant d’acharnement, même si la matière (je parle de la matière du tuyau) était vieille et friable, à agrandir l’ouverture de l’évacuation. Par l’évasement ainsi aménagé, j’aperçus, en me penchant, une sorte de lueur tubulaire qui signifiait qu’à deux ou trois mètres de là, on débouchait sur un gros collecteur et que ce jour faible annonçait, à son extrémité, une sauvegarde possible. Passé le premier rétrécissement, tu seras comme un poisson dans l’eau, me dis-je. Je commençais à m’en réjouir, la perspective d’une évasion n’était plus une illusion même si les dangers étaient toujours aussi menaçants. De toute façon la seule route non coupée était celle-la. Sans plan, comme à mon habitude, je voulus expérimenter le passage que je venais d’élargir à coup de tubes de dentifrice, je passais mes deux jambes dans l’orifice, ensuite ma taille et ma poitrine et tout à coup zipp ! aspiré, mes mains se tenant au rebord avaient lâché et je me trouvai projeté dans le gros collecteur à la vitesse d’une particule dans un accélérateur du Cern.
Les parois défilèrent en stries grises et noires, ma vitesse ne faiblissait pas, au passage j’avais récupéré des eaux usées venant d’autres parties du château, je glissai tel un hors-bord survolant une masse liquide, mes oreilles sifflaient, autant de sensations qui m’empêchèrent de m’appesantir sur l’insupportable odeur que mon tuyau exhalait. Je ne voguais pas sur des flots, j’étais vomi par des intestins. Etourdi par ma vitesse souterraine et à vrai dire assez inquiet du sort que mon arrivée sans doute brutale allait me réserver, je n’eus pas la conscience claire que j’étais parti dans la nature en plumes d’oie. Où et quand allais-je aboutir à quelque chose et dans quel état ?
Je n’eus pas à réfléchir plus longtemps à mes fins possibles, le tuyau me rejeta d’une hauteur assez considérable dans un étang saumâtre où, après un plongeon spectaculaire et l’absorption d’une importante quantité d’eau et d’un certain nombre de têtards en voie de grenouillisation, ils avaient des pattes, je me mis à flotter parmi les nénuphars, toutes plumes mouillées, froissé, mes flancs irrités par la glissade, mon nez exaspéré par des odeurs d’outre tombe, mais vivant. Si j’avais pu me regarder j’aurais compris que je jouais là une danseuse étoile cabossée et échouée dans le lac des cygnes.
Ma provision d’aromates et de parfums divers m’avait constitué une armure odoriférante. Précaire et alternative elle composait plutôt une sorte d’odeur de vidange, je sentais comme une poubelle un lendemain de fête dans laquelle les fleurs en bouquet offertes par les invités jettent leurs derniers éclats en le disputant aux émanations de fruits pourris et aux effluves de poisson mort. Aucune vie n’est à l’eau de rose, aucune non plus ne se résume à une fosse à purin.
Restait ma grande satisfaction, je n’avais pas dérogé et m’étais libéré presque par hasard, j’éprouvais une sorte de fierté devant cet exercice automatique où je semblais exceller, je revêtais grâce à lui cette élégance de ne pas paraître attaché à ma propre vie. D’ailleurs je finirai par croire que le ciel porte sur moi une attention particulière, que ma protection lui incombe plus que celle d’autres humains. Ne serais-je pas un échantillon d’un homme futur ? Cette vigilance naturelle pour ma sauvegarde ne s’expliquerait-elle pas ainsi ? Je ne veux pas porter la poisse à l’humanité, mais s’il en était ainsi, ses jours à venir seraient sombres.
Je vais abandonner cette perspective pour en rester à cette impression qui ressurgit à ce moment-là, de ma disparition à organiser. J’avais expérimenté un isolement non volontaire, je n’y avais pas spécialement pris goût, mais je n’en étais pas mort. Alors ! Peut-on vivre inaperçu ? Oui, pourquoi pas ?
Au bout de quelques exercices qui me rapprochèrent de la berge, mes pieds touchèrent un sol boueux mais relativement ferme. J’étais vivant, libre et absolument repoussant d’allure.
N’importe qui, m’ayant vu sortir de ma mare, se serait enfui en courant devant le spectacle hirsute d’un type à barbe (je n’avais pu me raser durant mon séjour dans la salle de bains d’Hortense, aucune femme ne se rase, c’est bien connu), à plumes, à cheveux longs, dégoulinant et puant. Je ressemblais à Edmond Dantès, échappé de la noyade et du château d’If, dans le suaire de l’abbé Faria, après quatorze ans de cachot.
Aurais-je comme lui une vengeance à exercer ?

(A suivre) 
le peintre: Lichtenstein
 
 

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