lundi 15 octobre 2012

GALERIE DE PORTRAITS
 

URSULE MIROUET
 

 
Dans les questions d’héritage, de captations d’héritage ou de suspicions de captations d’héritage, Balzac est très à l’aise, plus réaliste qu’un notaire, plus perspicace qu’un juge, plus complet et précis qu’un greffier, plus vivant qu’un peintre. Ballet littéraire autour de l’héritage d’un docteur Minoret venu prendre sa retraite à Nemours, Ursule Mirouet est un de ses grands romans. Est-ce à cause du titre ? Y aurait-il une constante " grand roman " dans les titres féminins, Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Cousine Bette, etc. Pourrait-on faire une étude de la féminité dans ces romans-là et de la masculinité dans les titres masculins : Louis Lambert, Cousin Pons, le Père Goriot, etc. ou au contraire, de la part de féminité dans les masculins et celle de masculinité dans les féminins, bon je m’en fous, je n’ai guère envie de fouiller ce thème, je lis, je ne dissèque pas, je laisse cela aux universitaires.
J’abandonne aussi ces histoires d’héritage, j’avais l’intention d’en parler, je fourbissais mes mots, j’aiguisais mes idées (façon de parler), et tout à coup je n’ai plus eu envie d’écrire quoique ce soit à ce sujet, d’autres occasions se présenteront au long de mon intégrale de la Comédie humaine, je n’en suis qu’au tome III de la Pléiade, mon garde-manger littéraire et balzacien déborde encore. Je ne suis pas prêt de mourir. Je me trouve d’ailleurs bien présomptueux face à ce géant d’avoir toujours quelque chose à dire. Au fond, dis-je quelque chose ?
Oui, je peux dire au moins ceci, Ursule Mirouet m’a foudroyé.
Foudroyé par la qualité des descriptions des genres humains qui figurent dès le début de ce roman, ces parents ou amis qui rôdent autour d’un Minoret vieillissant et porteur d’un héritage convoité.
La caractéristique d’un grand auteur, nul besoin d’une étude exhaustive pour découvrir cela, est de laisser pantelant un lecteur. Je pantèle en lisant Dostoïevski, Tolstoï et Tchekhov, ou Conrad, ou Proust, ou Mann ou Bernhard et quelques autres encore. Un grand auteur foudroie, coupe la respiration, les jambes, le sifflet, la chique, le quiqui et laisse son lecteur estomaqué, aussi ahuri qu’un type qui a la chance de boire un château Pétrus, et qui repose son verre sur la nappe, les yeux humides, disant : que m’est-il arrivé ?
Je croyais jusqu’alors Dickens supérieur à Balzac dans le foudroiement lorsqu’il décrit d’un trait acéré un personnage de ses romans. Eh bien ! Balzac est son égal. D’accord, Dickens foudroie plus vite et souvent plus drôlement, tel un dessinateur humoristique de quotidien, c’est vif, désopilant, on se dit comment fait-il mais comment fait-il ?
Balzac n’est pas en reste il foudroie aussi sûrement que Dickens mais pas à la manière d’un humoriste, à celle d’un peintre, par touches, d’abord légères, où veut-il en venir se dit-on, puis par des traits plus appuyés qui atteignent, lorsque le portrait s’achève, l’intensité dramatique d’un Rembrandt ou la cruauté d’un Goya.
Ainsi au fil du récit s’inscrivent des tableaux que le lecteur accroche dans son couloir mental, auquel il peut se référer tout au long des événements, et, dans cette galerie, les personnages sont si parfaitement définis par l’art du romancier que l’histoire coule de source et que le lecteur pourrait lui-même la conter.
Mieux vaut être Balzac tout de même.
Voici quelques figures construites par l’artiste :
Minoret-Levrault le maître de poste :
De chaque côté de la tête, on voyait de larges oreilles presque cicatrisées sur les bords par les érosions d’un sang trop abondant qui semblait prêt à jaillir au moindre effort.
L’énorme ventre de ce géant était supporté par des cuisses grosses comme le corps d’un adulte et par des pieds d’éléphant.
Voilà pour Minoret-Levrault, ce n’est qu’un extrait, il y en a une page complète.
Goupil le premier clerc de M. Crémière Dionis :
Des jambes grêles et courtes, une large face au teint brouillée comme un ciel avant l’orage et surmontée d’un front chauve…
Cet ensemble de choses sinistres était dominé par deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches.
Mme Crémière :
Mme Crémière était une grosse femme d’un blond douteux, au teint criblé de taches de rousseur, un peu trop serrée dans ses robes.
L’abbé Chaperon :
Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient ; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d’aménité semblaient vous sourire.
M. de Jordy :
Petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu’il eut la face très pâle, vous frappait tout d’abord par son beau front à la Charles XII, au dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux du roi-soldat.
Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d’Artois (ex Charles X), en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable.
Un peu plus loin :
M. de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre.
Tout cela dans les trente premières pages d’Ursule Mirouet. Ces portraits (il y en a d’autres, de quoi remplir un couloir infiniment long) pourraient suffire à mon bonheur.
Mais ils ne sont que la bande annonce d’une œuvre éblouissante.
Entrez dans Ursule Mirouet, le spectacle peut commencer 

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