mercredi 17 octobre 2012

OFFICIER OUVRIER OU VOLAILLER NOTAIRE
 
CŒUR PENSIF NE SAIT OÙ IL VA
 

 
Cœur pensif ne sait où il va : quel titre de roman ! Hé, Bourget, la gloire littéraire t’est monté à la tête, tu n’as plus peur de rien !
Pour corser la chose, cette histoire est insérée dans les remous de la guerre de 14/18. La grande guerre est une aubaine pour un romancier tel que Paul Bourget, il y trouve des quantités de personnages dont il fait des héros ou des lâches, qu’il maintient en vie ou dont il explose la tête dans un trou d’obus, ou à qui il flanque une balle dans la cafetière, ou seulement dans le genou s’il veut les utiliser encore. Ici, dans ce Cœur pensif ne sait où il va  Paul fait un usage romanesque et sociologique de son soldat, il n’est que blessé, d’une classe sociale bien définie, et on dispose d’une veuve séduisante dont le Cœur pensif etc. (un cœur qui pense, quel embarras !) est en quête de destination. Bernard Moncour, le blessé en question, ne tombe donc pas comme un cheveu sur la soupe, au contraire.
Le casting est le suivant :
  1. Une veuve, Irène, dont le père a fait fortune, s’est mariée avec un agent de change plein aux as lui aussi mais très chiant. Il a eu la bonne idée de se faire dégommer au tout début de la guerre, durant la bataille de la Marne. En voilà au moins un qui l’a sûrement perdue, dirait le généralissime Joffre, sur son cheval à qui l’on récusait le droit de l’avoir gagnée, pas au cheval, à lui, je ne sais pas qui l’a gagnée mais je sais bien qui l’aurait perdue, va, avait-il coutume de dire. Je me demande si je suis clair dans mes citations. Bof ! Autant que lui. Irène est donc bourrée d’oseille, et nantie d’une fillette dont je dirai le nom plus tard, si c’est utile, pour l’instant je ne me le rappelle pas.
  2. La belle-sœur, sorte de cerbère, Agnès Arnaudi, la sœur de l’agent de change aplati comme une obligation convertible, sur le champ d’honneur, elle surveille Irène comme le lait sur le feu, à cause de ses miches, les miches d’Irène, fort appétissantes, et de son coffre fort, désirable aussi. Agnès et Irène soignent des soldats blessés, dans un hôpital de l’arrière.
  3. Le soldat blessé, le voilà, Bernard Moncour, sérieusement touché à la jambe, qui se fait charcuter par le chirurgien mais refuse d’être endormi. Un héros, quoi ! Un héros con, je dirais. La particularité de ce Moncour est d’être officier. Jusque là, rien de bien original, certes. Sa seconde particularité est d’être ouvrier. Ici, rien non plus de bouleversant. Pourtant un ouvrier qui tombe amoureux d’une grande bourgeoise et vice versa , il y a de quoi en faire tout un roman.
Cette pâte sentimentale, psychologique, sociologique, guerrière et héroïque est la matière première de l’œuvre de Bourget, il la malaxe, l’étire, l’assouplit, la laisse reposer, la façonne et hop ! il la passe au four et à son éditeur pour en faire une grosse galette.
La partie la plus intéressante de ce Cœur pensif, etc et qui fout les boules comme aurait dit madame de Sévigné, consiste dans l’étonnement de Bourget devant cet oxymore qui le scandalise. Peut-on être officier lorsqu’on est ouvrier ? Il n’en revient pas. Non, n’est-ce pas ? On ne peut pas, ce sont deux mondes à part qui ne peuvent se rejoindre. C’est tellement invraisemblable qu’il appelle Moncour, l’ouvrier officier. Irène aussi, son malade l’étonne, un ouvrier, une sorte de pauvre qui défend la France. Est-ce que la France peut être défendue par des ouvriers ou par des misérables ? En sont-ils dignes ? Non, se répètent-ils en chœur. L’héroïsme, la tradition, c’est pour les nobles et les bourgeois. Ah ! Bravo ! Ils ont bon esprit, ces gens, voilà un type qui se fait trouer la paillasse d’une manière désintéressée pour l’idée de la France, idée sanglante au demeurant, un garçon qui ne défend pas son patrimoine, ni même son emploi, mais la bourse des nantis, leurs hôtels particuliers, leurs châteaux, leur prétendu honneur, et nul ne lui en sait gré.
On ne me demande rien et je ne suis pas responsable de ce roman, c’est pourquoi je peux répondre en hurlant (au fond, c’est un exploit du romancier de faire réagir son lecteur avec virulence, car la trame du livre est saisissante et le savoir-faire du type est évident) : Oui ! ce pauvre Bernard Moncour représente sûrement mieux la France et la défend au moins autant et sans doute plus, qu’un galonné d’état-major issu d’une famille de militaires à moustaches et à crimes impunis, qu’un écrivain patriotique tremblant sa plume dans le sang, ou qu’un trader qui conserve sa vie à l’abri afin de continuer à piller la nation en encaissant ses mirobolantes commissions.
Sous la plume de Bourget, cet ouvrier officier est aussi incongru qu’un volailler notaire ou un dentiste poissonnier. Bon l’histoire on s’en fout, Paul, comme à son habitude, fait de ce Cœur pensif, de cette rencontre au pied d’un lit, d’un militaire, et d’une cossue, un ragoût psychologique et moralisant mais il y ajoute l’ignominie en livrant cette réflexion d’Agnès (j’extrais celle-ci mais le livre fourmille de notations de ce genre, j’en suis sûr, même en me contentant de le survoler), allant bien au-delà du caractère et des arrière-pensées d’un personnage de roman.
Elle était trop réfléchie pour n’avoir pas noté aussitôt, en dépit de ses préjugés, que Bernard Moncour ne se rattachait à aucun des divers types d’ouvriers qu’elle connaissait. Il n’était ni le tâcheron abêti par le métier, ni le bambocheur qui crapule entre deux besognes, ni le primaire qui s’enivre d’utopie, ni l’anarchiste enragé d’envie et qui veut la Révolution, pour détruire ce qu’il ne peut pas posséder.
Ami du peuple merci ! Voilà en général ce que représente un ouvrier chez une bourgeoise de Paul Bourget, et encore je ne cite pas les propres pensées de l’auteur, sans doute pires.
Au fond rien n’a changé depuis environ un siècle, Cœur pensif est paru en 1924, récemment un type qui n’avait même pas l’alibi de forger un personnage de roman et qui, faisant de la politique, était censé être en charge d’une cohésion nationale, avait appelé " racaille " ces laissés pour compte de la société, ces malheureux que l’on craint parce que l’on n’ose pas les regarder en face, tant le sentiment que nous les abandonnons, nous poursuit. Combien en est-il mort de ceux-la durant la guerre de 14/18, de ceux que les bien-pensants appelaient à l’époque les " métèques ", combien ? Pour quelles raisons ? Quels intérêts ? Sinon la seule sauvegarde des nantis !
D’ores et déjà je peux donner un avis négatif sur ce Cœur pensif puisque je viens de décider à l’instant même de pratiquer la fast critique qui est à la critique ce que le sandwich à la viande est à la gastronomie.
Je juge sur les premières pages, ce qui après tout n’est pas plus scandaleux que l’avis que l’on peut avoir sur un vin à la première gorgée. Est-on obligé de finir le flacon ?
Et je vais faire mieux, en inaugurant un autre type de critique, une sorte de Son et lumière littéraire.
Un " Son et lettres " dont voici un exemple sonore, digne et compassionnel celui-là, où il est aussi question de la guerre de 14:
 
 
 

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