mardi 23 octobre 2012


LA CÔTELETTE DE MOUTON SUR LE POUCE
 
RETOUR EN POLOGNE

 
 
 
Joseph Conrad est un phénomène littéraire. De ma vie de lecteur je crois n’avoir jamais rencontré un écrivain doué d’un tel art de la narration. Recopiant l’annuaire du téléphone, ce type donnerait envie d’en réciter par cœur toutes les pages. Disons les pages jaunes. Par quel prodige son " il fait froid " possède un pouvoir réfrigérant supérieur au " il fait froid " de n’importe quel autre auteur. L’efficacité d’une langue choisie par rapport à une langue maternelle ? Mots régénérés dans la première, usés jusqu’à la corde dans la seconde. Constatation d’autant plus frappante, en ce qui me concerne, que je ne lis Conrad qu’en traductions (très bonnes en général, mais le style si particulier de Conrad ne serait-il pas dû (je le suppose) au fait qu’il bâtit d’abord sa phrase en français avant de la coucher sur le papier en anglais ; la traduction de Gide pour Typhon est un peu trop lyrique à mon goût).
Retour en Pologne est le récit d’un voyage, avec femme et enfants, durant l’été 1914, à travers l’Europe, à destination de Cracovie où Conrad a passé une partie de son enfance. Moment bien choisi : le récit démarre au lendemain de l’assassinat du prince héritier François Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, et s’achève en novembre 1914. Entre temps la guerre a éclaté et Conrad et sa famille retournent en Angleterre, via l’Autriche et l’Italie, au prix de nombreuses difficultés. Tout autre écrivain, exploitant cette coïncidence épatante entre un voyage personnel et un événement historique considérable aurait fait des tonnes et des tonnes de considérations sur la paix, la guerre, la vie, la mort, pas Conrad, son aventure intérieure et son univers romanesques suffisent à nourrir ses récits de voyage même au milieu des tempêtes. Pour l’écrivain dont l’œuvre est hantée par les routes maritimes, son propre déplacement est de l’ordre de l’anecdote. L’espace s’abolit au profit d’un périple mémoriel. Le récit sinue au gré de souvenirs que n’occulte pas le fracas d’une Europe en guerre. Retour en Pologne se situe dans la même lignée que Souvenirs personnels, en plus concentré.
Conrad possède cet art de donner à ses fictions une allure autobiographique et à ses fragments autobiographiques le ton d’une fiction.
La Pologne existe-t-elle géographiquement ? En subsiste-t-il quelque chose dans l’esprit de Conrad ? Ainsi, la Pologne, bien qu’effacée de la carte, existait pourtant en réalité ; ce n’était pas un simple pays du rêve. D’accord, Joseph (je t’appelle Joseph, tu permets, n’est-ce pas), pourtant sur les vingt-cinq pages de ce court récit, tu n’en accordes que deux ou trois à ton pays natal. Le titre original est : The Shock of War. Trough Germany to Cracow. Pas plus que sa lointaine traduction, il ne révèle l’exact contenu de ce texte qui est avant tout une action de grâces et une reconnaissance de Conrad envers son pays d’adoption, l’Angleterre. La guerre, les sites traversés, l’itinéraire du voyage, la navigation sur la mer du Nord, la destination y tiennent peu de place, tout au plus y figure-t-il une réminiscence de son séjour d'enfance à Cracovie.
Au bout de quelques lignes on comprend que l’intérêt du voyage de Conrad réside dans la topographie du lieu qu’il quitte et les souvenirs qu’il suscite. Ce grand écrivain dont l’immensité du monde constitue le décor usuel, fouille la terre qu’il a sous les pieds au moment de s’en éloigner. Le début de Retour en Pologne pourrait s’intituler :
Mon Angleterre
Ce pays m’était cher, non comme héritage, mais comme acquisition : comme conquête, au sens où l’on conquiert une femme par amour. Conrad est si préoccupé de cette conquête qu’il en éprouve la crainte d’en être indigne. On peut dilapider un héritage, pas une acquisition, elle impose des devoirs. Un simple passage par la gare de Liverpool street et adieu la Pologne, voici Londres. Qui peut décrire Londres sans parler de Dickens (peut-on marcher dans Paris sans penser à Balzac ?), cette ville prodigieuse dont le développement ne porte aucune marque de dessein intelligent mais de nombreuses traces d’une fantaisie sombrement capricieuse que le grand maître savait si bien mettre en évidence par la magie de son affection compréhensive, (magistrale définition de Londres dont le charme provient en effet de son non-apprêt, une ville qui s’est faite d’elle-même, un tiroir de commode renversé du haut du ciel lâchant au sol pêle-mêle des rues, des immeubles, des monuments, des parcs, des ponts plus ou moins agencés selon la forme d’une ville ; dans la même phrase Conrad témoigne de son amour pour Londres et de son admiration pour Dickens), il se souvient d’avoir rencontré à son arrivée à Londres, il y a une trentaine d’années, un agent maritime dans un bureau sombre et encombré de papiers, il trace une de ces silhouettes que Dickens excellait à rendre, un homme d’age mûr, en longue redingote de drap noir (il pousse l’hommage jusqu’à faire servir sur le pouce à ce personnage un des plats favoris des héros de Dickens), il mangeait une côtelette de mouton qu’on venait de lui apporter de quelque gargote dickensienne située au coin de la rue.
Cette référence n’est évidemment pas innocente. Dickens, c’est l’Angleterre en majesté. Un écrivain d’origine polonaise dont l’ambition est d’être considéré comme un romancier anglais se mesure ici à un romancier viscéralement anglais. Ils sont très différents l’un de l’autre - Conrad ne possède pas ce don de légèreté et d’allégresse et il est loin d’avoir rencontré le succès qui a toujours accompagné Dickens – mais avec ce rapprochement Conrad poursuit son rêve d’une régularisation de sa condition d’écrivain en Angleterre, il postule en quelque sorte à une naturalisation littéraire.
Même démarche à l’évocation de l’année 1878. Cette année-là un personnage de l’histoire de l’Angleterre, lui aussi à la recherche d’anglitude, s’est triomphalement révélé à son pays : Disraéli. Au Congrès de Berlin, l’Angleterre sans avoir sorti l’épée du fourreau obtiendra grâce à lui, après la guerre russo-turque, de vastes concessions, pour les Anglais ce fut " l’année de la paix dans l’honneur ". Disraeli lui aussi a dû conquérir l’Angleterre, elle ne lui a pas été donnée en héritage et s’est longtemps refusée à lui. Il a dû la séduire ainsi que la reine Victoria (d’une manière platonique, elle, rassurons-nous) foncièrement opposée au début (envoûtée à la fin) à l’ascension de cet ambitieux à l’appartenance contestée. Arrivé au sommet Disraeli s’est installé avec les Pitt, Gladstone et Churchill dans le Panthéon des grands premiers ministres anglais. Coïncidence, Disraéli fut aussi un romancier, ma foi, tout à fait acceptable, double raison pour être l’objet de l’admiration de Conrad.
Le deuxième et ultime mouvement de Retour en Pologne pourrait s’appeler :
Cortège funèbre à Cracovie
Je l’ai dit, la Pologne n’occupe qu’une place restreinte dans ce récit, elle a été avalée par ses voisins, c’est son sort tout au long de son histoire, Conrad lui-même n’en garde qu’un morceau. L’écrivain est en quête d’une explication de sa formation non par ses racines polonaises, ces racines-là pourraient l’éloigner de l’Angleterre, mais par des événements fondateurs. Les héros conradiens sont des nomades qui se posent partout dans le monde sans se chercher d’origine géographique, ils ne sont pas le résultat d’une biologie façonnée par un milieu, ils sont habités par une faute. L’œuvre de Conrad est hantée par un péché originel qui ne serait pas la dette que Dieu colle aux humains, mais une aptitude à l’erreur que chaque humain va commettre un jour ou l’autre.
Konrad Korzeniowski est âgé de 12 ans, lorsqu’il suit le cortège funèbre d’Apollo Korzeniowski, son père. Depuis que sa famille a quitté la partie de la Pologne alors sous occupation russe, elle s’est installée à Cracovie du côté de la porte Florian, pas loin de la si belle Place du marché. C’est avec une terreur incrédule que j’envisageais ce qui allait arriver. Le père est gravement malade. Conrad s’étonne pourtant de n’avoir pas eu une seule larme à verser le jour de sa mort au risque d’être considéré comme le petit misérable le plus insensible de la terre.

Passe de perdre son père, il faut encore que cette stupide et accidentelle absence de larmes lui lègue, comme à bon nombre de héros conradiens une culpabilité d’autant plus difficile à oublier qu’elle est souvent fondée sur un malentendu. Le cortège qui suit la dépouille de son père est lourd aussi d’échecs passés et futurs. Ces gens n’étaient pas venus honorer une grande œuvre, ni même un échec éclatant. Le défunt et eux étaient pareillement victimes d’une impitoyable destinée qui leur avait barré tous les chemins du mérite et de la gloire.
Perpétuelle errance du héros conradien louvoyant entre l’échec, la grande œuvre, le mérite, la gloire, l’anonymat et compassion sans fin de l’écrivain devant les faiblesses humaines.
Au fond l’ADN de Conrad est présent dans ses personnages romanesques comme dans sa mémoire.
Le voyage se prolonge à cause de la guerre, la famille va rester en Pologne jusqu’au 7 octobre, mais le souvenir de l’enterrement met presque fin au récit. La Pologne se résume à un enterrement. Ce voyage n’est pas un commencement, c’est un rideau tiré définitivement sur Conrad le Polonais. On est frappé par le contraste entre la vision optimiste de Londres et celle, tragique, de Cracovie.
Conrad est un visuel, il fonctionne par éblouissements, chacune de ses phrases porte en elle la possibilité de l’apparition d’une île, de l’irruption d’un ciel bleu après une tempête ou de la remontée majestueuse d’un navire vers Londres.
Les Downs ! (Première apparition de l’Angleterre lorsqu’on s’approche de ses côtes en bateau, deux chaînes de collines parallèles, North Downs et South Downs) Ils étaient là, riches en souvenirs de ma vie de marin. Mais que m’importaient à présent les faits insignifiants d’un passé personnel. Quand notre avant changea de cap pour s’engager dans l’estuaire de la Tamise, un ébranlement profond mais en en même temps faible, passa dans l’air, un choc plutôt qu’un bruit, qui faute d’atteindre mon oreille trouva directement le chemin de mon cœur.

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