CHAIR FRAÎCHE
LA MAISON DES SEPT JEUNES FILLES
Si je devais trier les romans de Simenon comme Jean Anouilh a trié ses pièces, Pièces roses et Pièces noires, il me semble qu’avec La maison des sept jeunes filles
je viens de dégotter du rose dans l’œuvre de Simenon pourtant fort
versé dans la peinture du noir, du ténébreux, du veuf et de l’inconsolé.
De mémoire, je n’ai pas souvenir d’un roman de lui plus allègre que
celui-ci.
Ce n’est pas l’Os à moelle,
tout de même il y a de la misère, du ciel gris, du crachin, des
huissiers, des lâchetés et pas beaucoup d’humour mais pour une fois cela
s’ordonne selon un tempo plutôt enlevé, on n’est pas dans la
complainte, dans le naufrage ou l’échec, on avance au rythme d’une
samba, ça bouge, ça saute, on court, on rit, on flirte, on embrasse.
Guillaume Adelin est un brave type,
professeur d’histoire au lycée de Caen, plutôt brillant dans l’exercice
de ses fonctions de maître mais très insuffisant dans son rôle de chef
de famille. Sept filles et une femme, c’est trop pour un seul homme, il
est dépassé par les événements. Il en tient un petit grain tout de même,
mais on a tous nos faiblesses, il prétend descendre de Guillaume le
conquérant, après tout à Caen on peut se sentir plus proche de Guillaume
le conquérant que de Soliman le magnifique, Giscard se croit bien un
d’Estaing, lui. Il a une responsabilité le Guillaume, il s’est rendu
coupable d’engendrement intempestif, il est à la tête d’une série
rapprochée de sept filles, qui vont, au moment du roman, de
l’adolescence pour la plus jeune, à l’âge adulte, vingt-cinq ans
environ, pour l’aînée. Il a procréé à répétition, usant sa monture sous
lui. Madame Adelin, son épouse, que ces chevauchées nocturnes ou
peut-être diurnes et en tout cas fertiles ont épuisé, a pris (aussi) un
coup sur la tête, elle se tient à une certaine distance de la réalité,
elle laisse filer sa barque, toujours lunaire et comme flottante, pareille à un personnage de rêve plutôt qu’à un être de chair et de sang.
Ses filles pourraient lui ramener comme fiancés des bébés phoques ou
des thons rouges de Méditerranée, elle n’y verrait guère d’inconvénient.
Elle dispose d’un optimisme de ravi de la crèche et on peut lui faire
prendre, comme qui rigole, des vessies pour des lanternes et vice versa.
Tout va bien pour elle, ne changez rien.
Ces jeunes filles rêvent bien entendu
de mariage, c’est là le hic, elles se disputent le moindre prétendant
qui croise dans les parages, que l’on voit au cinéma, au café, en
promenade, elles se jalousent, se chamaillent, normal il n’y en aura
peut-être pas pour tout le monde, mais cela se fait dans une bonne
humeur communicative, une inconscience sympathique, sous l'oeil attendri
du père. Tout ceci est très gai, musical, virevoltant et Simenon, lui
même, semble s’amuser de cet art de vivre qui naît sous sa plume, lui
qui, penché sur son bureau, ses crayons pointés devant lui et ses idées
noires dans la tête voit toujours le monde sous des couleurs de pomme de
terre. Ces jeunes filles en fleur le font trémousser.
Il y a un marchand de fromages dans
l’histoire, il en faut un, à la retraite, un nommé Rorive, un veuf cousu
d’or ayant fait fortune dans le camembert, bête comme ses pieds. Le
fromage ne l’a guère affiné, cet irresponsable a prêté de l’argent à
Adelin aux fins d’achat d’une grande maison apte à abriter toute sa
smala.
Bien entendu Adelin est incapable de rembourser le premier sou.
Mais Rorive prend goût à cette
situation de créancier à créance irrécouvrable. Venant tous les jours
réclamer son dû, il ne semble pas si mécontent de ne pas se le voir
remettre. Dans cette proximité avec son débiteur, il trouve une forme
d’attachement, ce sont ses sous c’est donc un peu sa famille qu’il a
sous les yeux, il s’installe, participe aux conversations, donne son
avis sur des choses qui ne le regardent pas, et prend du plaisir à voir
ces sept jeunes filles tourner autour de lui, dans des froufrous de
robe, des parfums de jeune fille, et tout le saint frusquin. Au fond, il
est prêt à convertir sa créance en chair fraîche, on va le voir
bientôt. Sur les sept, il y en aura bien une pour moi, libidine-t-il, en
secret. Laquelle ! Peu importe, marchand de fromages ça ouvre à la
diversité, plus l’étalage est garni, plus le choix est ouvert, plus on
peut vendre. À son âge, n’importe laquelle de ces poupées dans son lit
serait inespéré.
Évidemment il rase tout le monde, et
le créancier est par essence haïssable, au point qu’on lui fait sentir
qu’on ne veut plus le voir. Ce qui va le vexer. Et lorsqu’on vexe un
créancier il rue dans les brancards.
Il est temps de faire ici l’éloge du
créancier, souffre douleur des romanciers. Ce riche qui prête pourtant
sa fortune aux autres est leur âme damnée. Je veux le réhabiliter, lui
tresser des louanges. C’est un type méritant, toujours présent quand on a
besoin de lui, dans ces grands moments de nécessité, on le respecte, on
lui fait des manières, on l’aime, le soir, à genoux devant la sainte
vierge enguirlandée de fleurs, on prie pour qu’il ouvre sa bourse le
plus largement possible, on lui promet le paradis, on voit un ange sur
son épaule et une auréole sur ses cheveux, il est le sauveur. Ce type a
économisé sous après sou, s’est privé de tout, et il arrive au bon
moment, chaleureux, compassionnel, compréhensif, on a l’impression qu’il
est prêt à donner cet argent, sans contrepartie, tant il paraît
généreux. Et lui touche à une parcelle de bonheur, il partage le mérite
de tous les saints, ses sacrifices n’étaient pas vains, son argent fait
enfin des heureux. Soudain dès que ses sous ont changé de poche, il est
suspect d’arrière pensées, et très vite il devient un galeux, un rapiat,
il est ladre, laid, con, pervers. Lui qui dans sa quête harassante
d’argent a risqué son âme et qui était en train de la regagner dans cet
admirable geste du prêt est redevenu ce qu’il a toujours été, un ignoble
individu. Dès la première échéance, on a envie de le piétiner, de
lâcher les chiens sur lui, de lui arracher les testicules. Être
créancier c’est avoir vocation au martyre, la créance c’est le péché
originel des autres, la représentation iconique du bien et du mal.
Aurait-on besoin des créanciers comme on a besoin de la souffrance pour
éprouver de temps en temps de la joie, pourquoi pas ?.
Créanciers, nous, débiteurs, sommes des êtres abjects, sans mémoire ni reconnaissance, miserere pro nobis !
La fin de cette histoire ? A chacun de l’imaginer, sinon il faut lire Simenon.
Ultime satisfaction à la lecture de ce
roman, les prénoms des filles Adelin sont épatants : Huguette, Mimi,
Rolande, Colette, Roberte, Clotilde, Elisabeth.
Aujourd’hui on aurait eu droit à Charline, Elyne, Hayden, Océane, Léna, Jade, Kloé.
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