mardi 2 octobre 2012


CHAIR FRAÎCHE
 
LA MAISON DES SEPT JEUNES FILLES
 


 
Si je devais trier les romans de Simenon comme Jean Anouilh a trié ses pièces, Pièces roses et Pièces noires, il me semble qu’avec La maison des sept jeunes filles je viens de dégotter du rose dans l’œuvre de Simenon pourtant fort versé dans la peinture du noir, du ténébreux, du veuf et de l’inconsolé. De mémoire, je n’ai pas souvenir d’un roman de lui plus allègre que celui-ci.
Ce n’est pas l’Os à moelle, tout de même il y a de la misère, du ciel gris, du crachin, des huissiers, des lâchetés et pas beaucoup d’humour mais pour une fois cela s’ordonne selon un tempo plutôt enlevé, on n’est pas dans la complainte, dans le naufrage ou l’échec, on avance au rythme d’une samba, ça bouge, ça saute, on court, on rit, on flirte, on embrasse.
Guillaume Adelin est un brave type, professeur d’histoire au lycée de Caen, plutôt brillant dans l’exercice de ses fonctions de maître mais très insuffisant dans son rôle de chef de famille. Sept filles et une femme, c’est trop pour un seul homme, il est dépassé par les événements. Il en tient un petit grain tout de même, mais on a tous nos faiblesses, il prétend descendre de Guillaume le conquérant, après tout à Caen on peut se sentir plus proche de Guillaume le conquérant que de Soliman le magnifique, Giscard se croit bien un d’Estaing, lui. Il a une responsabilité le Guillaume, il s’est rendu coupable d’engendrement intempestif, il est à la tête d’une série rapprochée de sept filles, qui vont, au moment du roman, de l’adolescence pour la plus jeune, à l’âge adulte, vingt-cinq ans environ, pour l’aînée. Il a procréé à répétition, usant sa monture sous lui. Madame Adelin, son épouse, que ces chevauchées nocturnes ou peut-être diurnes et en tout cas fertiles ont épuisé, a pris (aussi) un coup sur la tête, elle se tient à une certaine distance de la réalité, elle laisse filer sa barque, toujours lunaire et comme flottante, pareille à un personnage de rêve plutôt qu’à un être de chair et de sang. Ses filles pourraient lui ramener comme fiancés des bébés phoques ou des thons rouges de Méditerranée, elle n’y verrait guère d’inconvénient. Elle dispose d’un optimisme de ravi de la crèche et on peut lui faire prendre, comme qui rigole, des vessies pour des lanternes et vice versa. Tout va bien pour elle, ne changez rien.
Ces jeunes filles rêvent bien entendu de mariage, c’est là le hic, elles se disputent le moindre prétendant qui croise dans les parages, que l’on voit au cinéma, au café, en promenade, elles se jalousent, se chamaillent, normal il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde, mais cela se fait dans une bonne humeur communicative, une inconscience sympathique, sous l'oeil attendri du père. Tout ceci est très gai, musical, virevoltant et Simenon, lui même, semble s’amuser de cet art de vivre qui naît sous sa plume, lui qui, penché sur son bureau, ses crayons pointés devant lui et ses idées noires dans la tête voit toujours le monde sous des couleurs de pomme de terre. Ces jeunes filles en fleur le font trémousser.
Il y a un marchand de fromages dans l’histoire, il en faut un, à la retraite, un nommé Rorive, un veuf cousu d’or ayant fait fortune dans le camembert, bête comme ses pieds. Le fromage ne l’a guère affiné, cet irresponsable a prêté de l’argent à Adelin aux fins d’achat d’une grande maison apte à abriter toute sa smala.
Bien entendu Adelin est incapable de rembourser le premier sou.
Mais Rorive prend goût à cette situation de créancier à créance irrécouvrable. Venant tous les jours réclamer son dû, il ne semble pas si mécontent de ne pas se le voir remettre. Dans cette proximité avec son débiteur, il trouve une forme d’attachement, ce sont ses sous c’est donc un peu sa famille qu’il a sous les yeux, il s’installe, participe aux conversations, donne son avis sur des choses qui ne le regardent pas, et prend du plaisir à voir ces sept jeunes filles tourner autour de lui, dans des froufrous de robe, des parfums de jeune fille, et tout le saint frusquin. Au fond, il est prêt à convertir sa créance en chair fraîche, on va le voir bientôt. Sur les sept, il y en aura bien une pour moi, libidine-t-il, en secret. Laquelle ! Peu importe, marchand de fromages ça ouvre à la diversité, plus l’étalage est garni, plus le choix est ouvert, plus on peut vendre. À son âge, n’importe laquelle de ces poupées dans son lit serait inespéré.
Évidemment il rase tout le monde, et le créancier est par essence haïssable, au point qu’on lui fait sentir qu’on ne veut plus le voir. Ce qui va le vexer. Et lorsqu’on vexe un créancier il rue dans les brancards.
Il est temps de faire ici l’éloge du créancier, souffre douleur des romanciers. Ce riche qui prête pourtant sa fortune aux autres est leur âme damnée. Je veux le réhabiliter, lui tresser des louanges. C’est un type méritant, toujours présent quand on a besoin de lui, dans ces grands moments de nécessité, on le respecte, on lui fait des manières, on l’aime, le soir, à genoux devant la sainte vierge enguirlandée de fleurs, on prie pour qu’il ouvre sa bourse le plus largement possible, on lui promet le paradis, on voit un ange sur son épaule et une auréole sur ses cheveux, il est le sauveur. Ce type a économisé sous après sou, s’est privé de tout, et il arrive au bon moment, chaleureux, compassionnel, compréhensif, on a l’impression qu’il est prêt à donner cet argent, sans contrepartie, tant il paraît généreux. Et lui touche à une parcelle de bonheur, il partage le mérite de tous les saints, ses sacrifices n’étaient pas vains, son argent fait enfin des heureux. Soudain dès que ses sous ont changé de poche, il est suspect d’arrière pensées, et très vite il devient un galeux, un rapiat, il est ladre, laid, con, pervers. Lui qui dans sa quête harassante d’argent a risqué son âme et qui était en train de la regagner dans cet admirable geste du prêt est redevenu ce qu’il a toujours été, un ignoble individu. Dès la première échéance, on a envie de le piétiner, de lâcher les chiens sur lui, de lui arracher les testicules. Être créancier c’est avoir vocation au martyre, la créance c’est le péché originel des autres, la représentation iconique du bien et du mal. Aurait-on besoin des créanciers comme on a besoin de la souffrance pour éprouver de temps en temps de la joie, pourquoi pas ?.
Créanciers, nous, débiteurs, sommes des êtres abjects, sans mémoire ni reconnaissance, miserere pro nobis !
La fin de cette histoire ? A chacun de l’imaginer, sinon il faut lire Simenon.
Ultime satisfaction à la lecture de ce roman, les prénoms des filles Adelin sont épatants : Huguette, Mimi, Rolande, Colette, Roberte, Clotilde, Elisabeth.
Aujourd’hui on aurait eu droit à Charline, Elyne, Hayden, Océane, Léna, Jade, Kloé.
 

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