mardi 13 novembre 2012


RANGE TA FLUTE, J’AI MA GAMBE

 

CLARA STERN

 


 
Il s’appelle je ne sais pas comment et dès qu’il la rencontre il tombe amoureux fou d’une certaine Clara Stern, une musicienne classique qu’il compare à Cameron Diaz et Uma Thurman, avec en plus la morbidesse étisique des figures de Stuck et de Rossetti, voire de Cabanel.
Lorsqu’on regarde certains tableaux de ces trois-là on comprend avec horreur qu’ils déterrent des cadavres féminins, les rafistolent, ajoutant un peu de poudre aux joues, de rouge aux lèvres, enjolivant un sein, faisant rebondir une fesse, qu’ils les collent, raides, contre une colonne dorique, en leur liant discrètement les pieds ou les mains, pour éviter qu’elles ne glissent le long du fût, ou qu’ils les allongent sur un divan en plaçant leurs bras et leurs jambes ou leur cul dans les dispositions qui leur conviennent, ensuite ils se dépêchent de peindre ces modèles avant que l’odeur ne devienne intolérable et puis hop ! ils reposent le cadavre dans son tombeau et au revoir et merci.
Leurs toiles font évidemment montre d’une certaine rigidité et il semble toujours qu’un air glacial et empuanti circule entre les personnages.
Dieu nous garde de tomber amoureux d’un modèle de Stuck, on finirait tout sanglotant dans un cimetière, creusant ça et là, sous les cyprès, pour retrouver, allongée dans ses longs voiles blancs ou noirs et moisis, l’héroïne blanchâtre qui d’un clin d’œil nous inciterait sans doute à la rejoindre sous sa pierre tombale, et en raison de l’attrait que nous éprouvons pour notre condition future, nous ne résisterions pas à lui infliger les derniers outrages d’outre-tombe. Brr…
Clara Stern n’est pas un cadavre, loin de là, elle gigote pas mal, et lui, le narrateur aimerait bien s’installer à ses commandes et la manœuvrer un peu.
Ce lui est une sorte de Don Juan cavalant de femme en femme, appelons-le Eric Laurrent, qui ne peut ôter de sa tête et de ses désirs cette Clara Stern qui donne son nom à ce roman paru aux Editions de Minuit, en mai 2005.
Il a l’air de faire, en général, des conquêtes faciles ce narrateur qui de temps en temps boit comme un Polonais, jusqu’à l’ivresse (c’est donc un écrivain), dans des raouts parisiens du côté de St Germain où on se réunit pour pas grand chose ou pour des exercices d’admiration mutuelle, et dans lesquels on retrouve ce genre de fille à la Clara Stern. En principe, il suffit qu’il les regarde ou leur marche sur le pied ou même leur vomisse dessus pour les emballer. Comme si c’était tout simple, combien de fois ai-je essayé, même en vomissant je n’y suis jamais arrivé, il est vrai que je ne suis pas écrivain (s’il m’arrive d’écrire c’est comme un vigneron), qu’on ne doit pas me trouver beau, ni riche, ni intelligent, ni cultivé, que j’habite la campagne, et que je ne fréquente que des kermesses paroissiales, peut-être même ne bois-je pas assez. Pourtant ! Mais, lui, mettez-le, dans une réunion tupperware, ou un groupe de réflexion sur l’éducation des enfants, il embarquera, c’est sûr le moindre élément féminin, disponible ou pas.
Eh bien ! Ici, face à Clara Stern, il tombe sur un os. Et c’est tant mieux, se dit le lecteur que je suis, infructueux dans ses séductions, si peu connaisseur de l’Italie de la renaissance, et notamment de Florence, tandis que lui, le coq savant, cite les façades de San Miniato al Monte, de Santa Maria Novella, et balance de l’Ucello avec sa Bataille de San Romano, du Lippi avec sa Vierge à l’Enfant, du Botticelli avec son Printemps et sa Vénus, du Caravage et du Cellini au centre, à l’arrière les Gozzoli, les Masaccio, aux ailes le Ghirlandaio et le Fra Angelico et, en numéro 10, le Raphaël. Tu as plus de chances de baiser en évoquant les splendeurs esthétiques de la Toscane qu’en narrant les péripéties d’une récolte d’artichauts en Salanque.
Pour des séductions huppées dans ces réunions mondaines, l’étalage culturel est plus propice que la composition de l’équipe de rugby de ma ville, que je connais pourtant par cœur, que je nomme avec des signes : Parlant d’un pilier, je rentre les épaules et je pousse comme un bœuf, d’un demi de mêlée, je mime des passes d’une extrême élégance, d’un troisième ligne, les bras en avant et la tête basse, j’imite les tampons qu’il inflige au type d’en face, et comme un trois quart centre, tout en vélocité, je cadre et déborde le centre adverse, j’effectue si parfaitement ces gestes, qu’il m’arrive parfois de bousculer le serveur et son plateau de flûtes, de bourrer la poitrine rebondie d’une voisine ou de taper malencontreusement dans les testicules de mon interlocuteur. Bref je me ridiculise, on détourne la tête, les femmes, dédaigneuses et hautaines, n’ont aucun désir pour moi et il arrive même qu’on me chasse.
Et lui aussi pour une fois, car la dénommée Clara Stern, si elle joue de la gambe avec virtuosité, ne s’intéresse nullement à la flûte du narrateur, ou plutôt elle lui fait tirer une langue de dix mètres tout au long du roman, cent quatre vingt dix pages douloureuses où elle en fera son toutou qui l’accompagnera partout, tout excité, qu’elle rendra fou de jalousie et de désir, à qui elle ne fera voir qu’un bout de culotte, une échancrure de corsage, dont elle acceptera un baiser par ci par là, ou une caresse qu’il croira préliminaire, puis stop, tu peux ranger tes outils ! On n’aimerait pas être à sa place. Mais Dieu combien cette musicienne connaît la chanson. Le Don Juan ne serait-il pas elle ?
J’ai l’air de plaisanter mais cette sorte d’Amour de Swann, où le désir s’entremêle à la jalousie, ou la chair en impose à l’esprit, est un excellent roman par la grâce d’une écriture sinueuse, proustienne par moments, parfois trop, mais lancinante, insupportable au début, puis obsédante comme le désir et finalement épatante.
Eric Laurrent se tapera-t-il Clara Stern ?
Il suffit de lire.

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