mardi 1 janvier 2013


SAUVER LA LUNE
 
LE JOURNAL D’UN FOU
 

 
Gogol c’est de la cosmoslittérature, c’est-à-dire une chose dont la seule contrainte est d’utiliser des mots, de les ordonner et pour le reste de planer haut, très haut avec cette sorte de vol amusé de libellule, une chose qui peut faire un bruit d’aile ou reproduit parfois le choc de l’aplatissement d’un bourdon sur une vitre, une chose inattendue comme le nez d’un grand vin, complexe et persistant. Lire Gogol c’est respirer un grand cru. Le Journal d’un Fou est un espace de temps prélevé sur le temps de vie d’Auxence Ivanovitch et la question que se pose aussitôt un lecteur en refermant la nouvelle, comme si une sorte de parenté s’était instaurée, car cet imaginaire-là est profondément sensible, est : Mon Dieu ! cet Auxence, qui était-il avant, que va-t-il advenir de lui après ?
Issu des Nouvelles pétersbourgeoises, qui comprend aussi La perspective Nevski, Le nez, La calèche, Le manteau, Le journal d’un fou comme les autres nouvelles du récit, exprime à la perfection la fantaisie et le délire littéraire de Gogol et sa nouveauté dans une Russie de 1835, qui ne s’amuse pas, elle, soumise à un despotisme féroce lequel avalait de travers la liberté de Gogol et sabrait à tire-larigot des passages entiers de ses œuvres.
Le vieux fou, du Journal d’un vieux fou de Tanizaki, qui m’a fait repenser au Journal d’un Fou de Gogol était surtout fou des pieds de sa bru qu’il rêvait de sucer (les pieds), le fou de Gogol, quant à lui, parle au chien de la fille de son directeur et devient insane de la tête aux pieds.
Auxence, une quarantaine d’années, est un employé de trente sixième zone d’un ministère à Saint Pétersbourg ; depuis Pierre le grand, le fonctionnariat en Russie est organisé, comme l’armée, selon une hiérarchie divisée en grades, Auxence doit être royalement l’équivalent de caporal, il taille des plumes (pour écrire) à l’intention de son directeur, c’est sa principale tâche, et le soir ou le matin, on n’en sait rien, il rédige son journal. Le 3 octobre d’une année indéfinie, c’est le début du journal, il se rend à son ministère et s’y fait sermonner, il est en retard, il n’en fout pas une rame, sur le trajet, ce jour-là, au milieu de la perspective Nevski, sont descendus devant lui d’une calèche, Sophie, la fille de son directeur, et son chien Medji qui, sous le nez d’Auxence, a été interpellé par le chien de passantes et s’est mis à parler avec lui, rien de si étrange, a pensé Auxence, un poisson en Angleterre serait, paraît-il, sorti de l’eau pour dire bonjour à la cantonade. J’ai lu aussi dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour acheter une livre de thé. Donc tout va bien, sauf pour le lecteur qui comprend qu’Auxence est en train de couper ses principales lignes de communication avec la raison. Le fou de Gogol met plusieurs longueurs d’avance au vieux fou de Tanizaki. C’est parti : le 6 novembre son chef de section lui crie à la figure qu’il n’est qu’un zéro, rien de plus. Le 9 novembre, plus personne ne s’aperçoit de sa présence dans son bureau, le 11, il s’installe dans le cabinet du directeur : j’ai taillé pour lui vingt-trois plumes, le 13 novembre, il lit des textes rédigés par un chien, cette lettre est écrite très correctement, note-t-il, la ponctuation et les accents sont toujours à leur place. Le 3 décembre, il pense qu’il est comte ou général, que rien ne s’oppose donc à ce qu’il épouse Sophie, le 5 il se préoccupe de ce qui se passe en Espagne où le trône est vacant, à cause des débuts du carlisme, le 8 décembre, il jette deux assiettes sur le plancher et réfléchit toujours aux affaires d’Espagne, le lecteur comprend qu’il n’y a pas que des assiettes cassées, la mesure semble comble.
La date qui vient après est An 2000, 43ème jour d’avril, ça y est il a levé l’ancre, Auxence navigue dans une soupe irréelle où le temps, l’espace et les événement extérieurs sont mixés, il est devenu roi d’Espagne. Tout s’accélère. Il se rend au ministère, on lui fait parapher des papiers pour le foutre dehors, il signe Ferdinand VIII.
C’est l’effondrement, il note à la suite de l’an 2000 : Pas de date. Ce jour-là était sans date, c’est justement le jour où il croise le tsar sur la perspective Nevski, mais il ne se présente pas comme roi d’Espagne : Ce qui m’arrête, c’est que je n’ai pas encore le costume national espagnol. Puis on le retrouve à Madrid le 30 février. Au Conseil d’Etat où ne siègent que des gens très intelligents, il proclame : Messieurs, sauvons la lune, car la terre veut s’asseoir dessus. Le chancelier entre, tous les conseillers s’enfuient, enfin tous ceux qui n’ont pas grimpé aux murs pour attraper la lune, lui, en revanche, se prend un coup de bâton. Mais le chancelier, à ma stupéfaction, m’a donné un coup de bâton et m’a reconduit de force dans ma chambre. Il confond l’étiquette de la cour d’Espagne avec le règlement intérieur de l’asile.
C’est un grand n’importe quoi finissant à une date indéchiffrable par un appel à sa mère du fond de sa cellule, il n’y a plus qu’une mère pour le sortir de là, et par ce mot : Hé, savez-vous que le dey d’Alger a une verrue juste en dessous du nez ?
J’entends souvent cette réflexion qui m’exaspère, d’écrivains, de mauvais écrivains plutôt : " ce livre est une thérapie, il fallait que je l’écrive ", sale coup pour la littérature cette idée qu’elle puisse soigner, dans le cas d’Auxence Ivanovitch, elle le flingue, je suis plutôt content de proclamer avec Gogol que l’écriture ne sert à rien et que souvent elle rend fou, allez, couché ! non, ce n’est rien, c’est mon chien qui me parle.
Kafka devait être jaloux de Gogol.
Quand on demandait à celui-ci quelles étaient ses intentions en écrivant ce genre de nouvelles, il répondait qu’il n’en avait aucune, qu’il s’amusait, sans direction, ni projet préalable, que c’était ça la littérature, mais moi je sais bien qu’il voulait sauver la lune.
Bon sang ! Je vais me remettre aux Ames mortes.
DECOR: Alexej Jawlensky (1864-1941)

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