jeudi 24 janvier 2013



GOMBROWICZ OU L’ART DU ROMAN NON TEMPÉRÉ


COSMOS

Qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos.
En guise de préface à Cosmos, Witold Gombrowicz donne des extraits de son Journal des années 62 et 63, où il notait quelques réflexions au sujet du roman qu’il était alors en train d’écrire. Ce qu’est-ce qu’un roman policier ? et cette histoire d’organiser le chaos ne sont pas inutiles, loin de là, à la compréhension de ce livre. Cosmos est le premier roman de Gombrowicz que je lis, c’est même le premier livre de lui que j’ouvre et je suis estomaqué par la liberté et la loufoquerie qui s’en dégagent. Sortir secoué d’un roman est la meilleure chose qui puisse arriver à un lecteur, même si la secousse le laisse ahuri et perplexe.
Le but de Gombrowicz, à travers Cosmos, consiste, en effet, à extraire un roman du sein du chaos, il ne s’agit pas d’arriver à reproduire une réalité du monde par l’entremise de l’écriture, il est question de se saisir de perceptions disparates et de tenter d’en faire un roman.
Ce que je viens de dire serait encore trop simple pour Gombrowicz car cet écrivain est un loustic, un artificier, un écrivain du désordre, il prétend organiser le chaos mais son projet est de nous y enfoncer avec lui.
 
Saisir des événements au sein d’un chaos c’est capter des sensations et en faire le récit suppose de découvrir des relations entre des objets, des actions, des événements, des caractères, fragments de vie recollés par tout romancier normal en une réalité harmonieuse ou au moins cohérente, possédant un début, une fin et une continuité logique. Gombrowicz procède, semble-t-il, de la même façon, mais sa reconstitution est aléatoire et son but est de faire de ce cheminement erratique le roman proprement dit, le lecteur étant impliqué dans ce processus de création, comme si se reconstituait sous ses yeux une céramique ancienne, une sorte de puzzle auquel, grâce à quelques morceaux récupérés çà et là, on donne une forme en tentant de retrouver ou d’inventer l’anecdote qui la sous tend. À certains moments on surprend Gombrowicz en train d’enfoncer de force, en tapant, en pestant comme un enfant, une pièce de puzzle dans un emplacement qui n’est pas le sien, qu’est-ce qu’il fait, se dit-on, ça ne marchera pas, il le sait bien, pourquoi procède-t-il ainsi et il tape, tape, et à d’autres moments dans un grand rire, le même Gombrowicz balance toutes les pièces, avec l’air de dire, à vous maintenant, allez-y puisque vous êtes si forts.
Deux étudiants polonais, Fuchs et le narrateur, qui se prénomme Witold (quelle coïncidence !), quittent Varsovie en quête d’un séjour temporaire à la campagne. On ne sait guère pourquoi ils partent, on ne sait même pas s’ils sont de vrais amis, d’ailleurs l’auteur s’en fout un peu, il ne tient pas à savoir d’où ils viennent, d’autant que s’agissant de lui, il sait parfaitement d’où il vient. Une famille assez caricaturale les prend en pension : Léon Wojtys, un retraité de la banque, une tête de courge, une tête de gnome dont la calvitie, rehaussée par l’éclat sarcastique d’un binocle, envahissait la table, sa femme dite Bouboule, bourgeoise grosse et ronde, leur fille Léna, plutôt séduisante, son mari Lucien plutôt imbécile et une Catherette parente éloignée jouant ici un rôle de servante.
Voilà pour la distribution.
Pour l’action, on dispose de ce qui suit :
Le premier élément déclencheur est un moineau pendu à un fil de fer, à proximité de la maison des Wojtys, le deuxième élément est la bouche comme trop fendue d’un côté de Catherette puis, au fur et à mesure du récit, d’autres éléments s’ajoutent à la manière d’indices dans un roman policier, Gombrowicz s’attachant à corser la difficulté : la main de Léna, un cendrier, une théière, un chat, bref n’importe quoi, allez donc faire un roman avec ça, dit Gombrowicz en rigolant et s’enfermant dans son piège, eh bien ! justement c’est ce qui m’amuse, je parsème mon récit de fragments normaux ou insolites et tente de les relier entre eux, moi Witold, je vais essayer de tirer quelque chose de ça, et peu importe si cela tient avec des bouts de ficelle, c’est ainsi que s’écrit un roman, peu importe son accomplissement, d’ailleurs rien n’est accompli dans la vie, suivez-moi, on verra bien, que risque-t-on après tout ?
Très vite on s’aperçoit que Gombrowicz n’a aucune intention de mettre fin au chaos, il a plutôt envie d’en rajouter, d’ailleurs créer n’est-ce pas, sous prétexte d’un ordre, rajouter du chaos au monde, alors il y va, fonce, se déchaîne, invente ce qu’il peut trouver de plus loufoque, de plus absurde, cela tient comme ces machines de Tinguely, construites de bric et de broc, avec ce qui lui tombait sous la main, qui n’ont aucune utilité, qui font un certain bruit, sont mues par des mouvements sans but, c’est suffisant pour faire une œuvre : par exemple, ce pauvre Wojtys qui est un fou pur, s’exprime parfois, à coups de Tri Li Li ou d’autres fois à coup de " berg " auquel cas ça peut donner ceci :
Il dit alors :
- Berg
Je répondis :
- Berg
- Bemberguement du bemberg dans le berg ! s’écria-t-il, sur quoi je m’écriai :
- Bemberguement du bemberg dans le berg !
Il se calma complètement et l’on n’entendit plus rien, moi je pensai le moineau Léna le bout de bois Léna le chat la bouche le miel la lèvre déviée le mur la motte la raie le doigt Lucien les buissons il pend ils pendent la bouche Léna ici là-bas la théière le chat la clôture le bout de bois la route Lucien le prêtre le mur le chat le bout de bois le moineau le chat Lucien il pend le bout de bois il pend le moineau il pend Lucien le chat je vais pendre.
Voilà, qu’est-ce que je disais, ça secoue non ? Quelques morceaux de bravoure sont jetés ça et là : Bouboule tape à coups sourds sur une souche, Witold étrangle un chat par hasard, Lucien se pend, tout ceci forme un joyeux bordel dont il ne sortira rien et d’ailleurs à quoi bon ordonner le chaos, ordonnons-nous dans la vie tout ce qui nous est extérieur, relions-nous un sourire à je ne sais pas moi, une paire de pantoufles par exemple, ou une poêle à frire, ou un bidet, ou un type qui tombe d’un vélo, ou une musique sortant d’une fenêtre, cela existe ensemble mais cela ne forme pas nécessairement une histoire, ordonner ces événements ôterait de l'inattendu au monde, et le roman est du pur inattendu, l’ordre nous consume, le chaos nous met en mouvement.
Gombrowicz avec un matériau disparate essaie de construire quelque chose, puis le déconstruit, puis construit autre chose, et par son génie, ce constructivisme absurde finit par faire un roman.
La leçon de Cosmos ? Il n’y a pas de leçon, Gombrowicz s’amuse, certaines scènes sont désopilantes, il procède par accumulations ou juxtapositions, et son style possède quelques ressemblances avec la manière de Thomas Bernhard, autre grand amuseur loufoque.
À la fin on pense, mais que voulait-il dire ? Trop tard, lui, Witold, alors que l’on en est encore à se poser des questions est déjà retourné à Varsovie, chez son père. Aujourd’hui à déjeuner, on a mangé de la poule au riz. C’est la dernière phrase du roman. Vous voyez bien qu’il s’en fout.
Désormais j’ai très envie de lire Ferdydurke, considéré comme son livre majeur, car cette ahurissement-là, seule la littérature le permet et Gombrowicz est un grand maître de l’art ahurissant.

Décor: Jean ARP

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire