mercredi 16 janvier 2013




PIPI DANS LES FLEURS BLANCHES




SOLEIL COUCHANT


Mère poussa un faible cri. Elle prenait sa soupe dans la salle à manger.
Je pensai que quelque chose de désagréable était tombé dans son assiette.
- Un cheveu ? demandai-je.
- Non.
D’où vient que lisant cet incipit, j’ai eu la révélation immédiate que j’étais en train d’ouvrir un formidable livre ? Le style ? La modestie du propos ? La dérision ? D’où provient cette différence, tenant parfois à l’épaisseur d’un simple cheveu, justement, qui fait passer un texte de l’inconsistance au chef d’œuvre ? C’est la question que pose la littérature et que l’on ne résoudra jamais, en tout cas moi, sous mon chapeau de paille, je ne veux pas y répondre, me tenant comme un pécheur à la ligne, assis à l’ombre, les yeux fixés sur son bouchon, dans l’expectative d’une rencontre. Le plaisir de lire c’est d’attendre au bord de l’eau.
Un peu plus loin :
Nichée dans les fleurs blanches, elle m’appela en lançant un petit rire :
- Kazuko ! Devine ce que Mère est en train de faire.
- Elle cueille des fleurs.
Elle dit à mi-voix en riant :
- Pipi !
Ici, en revanche, plus de doute, je suis sûr, à titre personnel, que je vais lire une grande chose. Pour la raison principale que je suis très aguiché dès qu’une femme s’accroupit et fait pipi dans la nature (tant dans un livre que dans la vie (écrire c’est avouer)), c’est une vision intime qui me comble de désir, satisfait mes pulsions, me soulage, bref me remplit d’allégresse et fait flotter au vent mon uroflamme (d’accord, c’est un peu limite !) et pour la raison annexe, que le titre, Soleil couchant, et le sous-titre, Crépuscule de l’aristocratie, tous deux d’une insolente nostalgie, me plongent dans une attente vespérale pleine de mystère, au sein d’une pré-obscurité agissante qui stimulent cette passion qui m’habite de préférer ce qui finit à ce qui commence.
À la fin de ma lecture, découvrant sur la quatrième de couverture (qu’il faut lire, comme les préfaces, c’est-à-dire, au tout dernier moment, avant de reposer le livre sur le rayonnage de sa bibliothèque) de cet ouvrage paru chez Gallimard en 1961, que l’expression Gens du Soleil couchant, après la parution du livre d’Osamu Dazaï, fit fortune au Japon où elle désigna les membres déchus de l’aristocratie, j’ai compris que je n’étais pas le seul à avoir aimé ce livre, le Japon entier était derrière moi.
Quand Dazaï écrit Soleil couchant, (Shayo) en 1947, le Japon découvre le doute, il est confronté au déclin de l’astre impérial et à quelque chose d’inconnu pour lui jusqu’alors : le sentiment de la défaite. Nous, nations européennes, sommes rompus à la notion de défaite, elle nous a façonné au long des siècles, elle a tanné notre cuir historique, nous a appris que les civilisations sont des pacotilles que bottes et bombes rendent, à échéances répétées, friables et ridicules, qu’elles peuvent nous claquer dans les doigts pour un oui ou pour un non, nous laissant, la gueule ouverte dans la poussière des démolitions et le sang des innocents, abasourdis, mais prêts à recommencer. Le Japon lui, devant le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds, a le sentiment de vaciller, d’éparpiller ses îles, ses presqu’îles, ses archipels, de les noyer sous la vague et de perdre son âme.
Kazuko et sa mère appartiennent à une famille de la haute aristocratie ruinée par la guerre, elles ont quitté leur hôtel particulier de Tokyo pour aller vivre dans un modeste chalet de montagne, au-dessus de la ville. Le frère de Kazuko, Naoji, que toutes les deux croient mort au combat, dans une île lointaine du Pacifique, débarque un jour chez elles, lessivé, drogué, inapte définitif à la vie civile. On croit toujours que la réussite est exemplaire, il me semble que la force d’entraînement de l’échec est souvent plus puissante encore. Kazuko éprouve de la curiosité pour la dépravation qui fait traîner son frère dans tous les bouges de Tokyo et qui le cloître ensuite des journées entières, dans sa chambre, désespéré, vide d’un quelconque projet.
Les forces de ces aristocrates les abandonnent peu à peu, elles leur permettent tout juste de mépriser et de se mépriser eux-mêmes, de vivre isolés mais ensemble comme pour mieux se faire souffrir. Les repères sociaux abolis, ce sont, après eux, les repères moraux qui craquent. Kazuko dans un vertige de déchéance se force presque à devenir amoureuse d’un ami de son frère, un romancier débauché de qui elle veut avoir un enfant.
Soleil couchant c’est la mésaventure d’une classe sociale qui sombre et s’éteint dans de farouches splendeurs résiduelles, le dédain de la mort, la fréquentation maladive du malheur, la distance avec les autres, en se faisant hara-kiri sans aucune intention héroïque, par pur désespoir d’exister. Oui, je sais, ce n’est pas drôle !
Kazuko ne cesse d’être visitée par ce leitmotiv : " L’homme est fait pour l’amour et la révolution ". Pure imagination ! Quel ressort lui reste-t-il pour aimer ou se révolter ? Quelle énergie pourrait encore posséder cette famille, sauf celle de se torturer soi-même ?
Il existe sans doute dans l’aristocratie, c’est peut-être le propos de Dazaï (mais il ne veut rien prouver, il note simplement, il se regarde vivre, ou plutôt, il écrit sa mort, Soleil couchant est écrit par un mort à l’intention des morts, oui c’est le premier livre pour lequel j’ai le sentiment qu’il devrait être lu par des morts, c’est stupide mais c’est ainsi), une forme de rejet social qui pousse à être différent, toujours différent de la majorité.
 
Kazuko lit l’Introduction à l’Economie politique de Rosa Luxembourg, sa mère venère Hugo, Dumas, Musset, etc, ces aristocrates nippons sont imprégnés de culture occidentale et, à de nombreux moments, cette imbrication d’une culture ancestrale japonaise et d’une influence occidentale m’a fait penser à Tanizaki, autre écrivain nippon époustouflant, comme si la tradition permettait, au fond, dans cette course déchaînée au progrès, de sauvegarder des valeurs pérennes mais ce qui est désillusion chez Tanizaki est désespoir chez Dazaï. Ce choix de Rosa Luxembourg, c’est-à-dire l’espoir d’un monde autre, la constitution d’un nouvel horizon, la perspective d’une possibilité de futur, pourrait empêcher le dévalement vital de Kazuko, il semble que ça le favorise. Je ne saurais en dire plus car je ne veux pas sous estimer Rosa Luxembourg, je ne l’ai jamais lue, mais je crois pouvoir affirmer que c’est sans doute le dernier auteur que je lirai, tant qu’il en existera d’autres, comme Dazaï par exemple.
Pourquoi éprouvé-je cette fascination à la lecture de Soleil couchant ? Serais-je sensible à l’orgueil blessé des vaincus (eux au moins portent la douleur et la punition du sang versé) plus qu’à la stupide vanité ou au bon droit des vainqueurs ?
Naoji, qui ne se résigne pas à vivre, se décide à mourir, refaire le Japon, oui, peut-être, mais sans lui, ça ne l’intéresse pas, il préfère la compagnie des fantômes, et le refuge des temps anciens, même si sa famille, son histoire ne le concernent guère, il laisse une lettre à sa sœur, comme un adieu, elle finit par ces mots :
Je n’ai aucun motif d’espérance. Au revoir.
…..
La nuit s’achève, le ciel s’éclaire. je t’ai fait souffrir longtemps.
Au revoir. Mon ébriété d’hier soir est entièrement finie. Je mourrai sobre.
Ici, le précèdent propriétaire du livre, sans doute spécialiste comme moi de l’ivresse, a barré le mot " sobre " et l’a remplacé par le mot " à jeun ", il a raison, la sobriété est un état plutôt permanent qui s’applique mal au cas d’un arrêt d’alcoolisation d’un jour (je sais ce que je dis !), le traducteur a eu une faiblesse passagère, tiens, je me rends compte qu’il y a deux traducteurs, Hélène de Sarbois et G. Renondeau, à qui il faut rendre hommage, ils n’ont hoqueté que sur l’ivresse.
Une fois encore, au revoir.
Kazuko.
Je suis un aristocrate.
Osamu Dazaï, dans son puissant constat de l’impossibilité d’une vie acceptable, est mort comme ses héros, d’une manière folle, avec l’élégance, dans la déchéance, d’un prince à la tour abolie.
Bon ! Comme moraliste on fait mieux, mais comme écrivain, peu sont de sa race.
Peu de temps après ce livre on trouva son cadavre dans un barrage. C’était en 1948. Il avait trente-neuf ans. Lui aussi était un aristocrate.
Il a suffi des quelques pages de Soleil Couchant pour connaître l’intensité de son désespoir et la splendeur de sa littérature.
DECOR:
HOKUSAÏ KATSUSHIKA (1760-1849)

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