PIPI DANS LES FLEURS BLANCHES
SOLEIL COUCHANT
Mère poussa un faible cri. Elle prenait sa soupe dans la salle à manger.
Je pensai que quelque chose de désagréable était tombé dans son assiette.
- Un cheveu ? demandai-je.
- Non.
D’où vient que lisant cet incipit,
j’ai eu la révélation immédiate que j’étais en train d’ouvrir un
formidable livre ? Le style ? La modestie du propos ? La dérision ? D’où
provient cette différence, tenant parfois à l’épaisseur d’un simple
cheveu, justement, qui fait passer un texte de l’inconsistance au chef
d’œuvre ? C’est la question que pose la littérature et que l’on ne
résoudra jamais, en tout cas moi, sous mon chapeau de paille, je ne veux
pas y répondre, me tenant comme un pécheur à la ligne, assis à l’ombre,
les yeux fixés sur son bouchon, dans l’expectative d’une rencontre. Le
plaisir de lire c’est d’attendre au bord de l’eau.
Un peu plus loin :
Nichée dans les fleurs blanches, elle m’appela en lançant un petit rire :
- Kazuko ! Devine ce que Mère est en train de faire.
- Elle cueille des fleurs.
Elle dit à mi-voix en riant :
- Pipi !
Ici, en revanche, plus de doute, je
suis sûr, à titre personnel, que je vais lire une grande chose. Pour la
raison principale que je suis très aguiché dès qu’une femme s’accroupit
et fait pipi dans la nature (tant dans un livre que dans la vie (écrire
c’est avouer)), c’est une vision intime qui me comble de désir,
satisfait mes pulsions, me soulage, bref me remplit d’allégresse et fait
flotter au vent mon uroflamme (d’accord, c’est un peu limite !) et pour
la raison annexe, que le titre, Soleil couchant, et le sous-titre, Crépuscule de l’aristocratie,
tous deux d’une insolente nostalgie, me plongent dans une attente
vespérale pleine de mystère, au sein d’une pré-obscurité agissante qui
stimulent cette passion qui m’habite de préférer ce qui finit à ce qui
commence.
À la fin de ma lecture, découvrant sur
la quatrième de couverture (qu’il faut lire, comme les préfaces,
c’est-à-dire, au tout dernier moment, avant de reposer le livre sur le
rayonnage de sa bibliothèque) de cet ouvrage paru chez Gallimard en
1961, que l’expression Gens du Soleil couchant, après la parution
du livre d’Osamu Dazaï, fit fortune au Japon où elle désigna les
membres déchus de l’aristocratie, j’ai compris que je n’étais pas le
seul à avoir aimé ce livre, le Japon entier était derrière moi.
Quand Dazaï écrit Soleil couchant, (Shayo)
en 1947, le Japon découvre le doute, il est confronté au déclin de
l’astre impérial et à quelque chose d’inconnu pour lui jusqu’alors : le
sentiment de la défaite. Nous, nations européennes, sommes rompus à la
notion de défaite, elle nous a façonné au long des siècles, elle a tanné
notre cuir historique, nous a appris que les civilisations sont des
pacotilles que bottes et bombes rendent, à échéances répétées, friables
et ridicules, qu’elles peuvent nous claquer dans les doigts pour un oui
ou pour un non, nous laissant, la gueule ouverte dans la poussière des
démolitions et le sang des innocents, abasourdis, mais prêts à
recommencer. Le Japon lui, devant le gouffre qui s’ouvre sous ses pieds,
a le sentiment de vaciller, d’éparpiller ses îles, ses presqu’îles, ses
archipels, de les noyer sous la vague et de perdre son âme.
Kazuko et sa mère appartiennent à une
famille de la haute aristocratie ruinée par la guerre, elles ont quitté
leur hôtel particulier de Tokyo pour aller vivre dans un modeste chalet
de montagne, au-dessus de la ville. Le frère de Kazuko, Naoji, que
toutes les deux croient mort au combat, dans une île lointaine du
Pacifique, débarque un jour chez elles, lessivé, drogué, inapte
définitif à la vie civile. On croit toujours que la réussite est
exemplaire, il me semble que la force d’entraînement de l’échec est
souvent plus puissante encore. Kazuko éprouve de la curiosité pour la
dépravation qui fait traîner son frère dans tous les bouges de Tokyo et
qui le cloître ensuite des journées entières, dans sa chambre,
désespéré, vide d’un quelconque projet.
Les forces de ces aristocrates les
abandonnent peu à peu, elles leur permettent tout juste de mépriser et
de se mépriser eux-mêmes, de vivre isolés mais ensemble comme pour mieux
se faire souffrir. Les repères sociaux abolis, ce sont, après eux, les
repères moraux qui craquent. Kazuko dans un vertige de déchéance se
force presque à devenir amoureuse d’un ami de son frère, un romancier
débauché de qui elle veut avoir un enfant.
Soleil couchant
c’est la mésaventure d’une classe sociale qui sombre et s’éteint dans
de farouches splendeurs résiduelles, le dédain de la mort, la
fréquentation maladive du malheur, la distance avec les autres, en se
faisant hara-kiri sans aucune intention héroïque, par pur désespoir
d’exister. Oui, je sais, ce n’est pas drôle !
Kazuko ne cesse d’être visitée par ce leitmotiv : " L’homme est fait pour l’amour et la révolution ".
Pure imagination ! Quel ressort lui reste-t-il pour aimer ou se
révolter ? Quelle énergie pourrait encore posséder cette famille, sauf
celle de se torturer soi-même ?
Il existe sans doute dans
l’aristocratie, c’est peut-être le propos de Dazaï (mais il ne veut rien
prouver, il note simplement, il se regarde vivre, ou plutôt, il écrit
sa mort, Soleil couchant est écrit par un mort à l’intention des
morts, oui c’est le premier livre pour lequel j’ai le sentiment qu’il
devrait être lu par des morts, c’est stupide mais c’est ainsi), une
forme de rejet social qui pousse à être différent, toujours différent de
la majorité.
Kazuko lit l’Introduction à l’Economie politique
de Rosa Luxembourg, sa mère venère Hugo, Dumas, Musset, etc, ces
aristocrates nippons sont imprégnés de culture occidentale et, à de
nombreux moments, cette imbrication d’une culture ancestrale japonaise
et d’une influence occidentale m’a fait penser à Tanizaki, autre
écrivain nippon époustouflant, comme si la tradition permettait, au
fond, dans cette course déchaînée au progrès, de sauvegarder des valeurs
pérennes mais ce qui est désillusion chez Tanizaki est désespoir chez
Dazaï. Ce choix de Rosa Luxembourg, c’est-à-dire l’espoir d’un monde
autre, la constitution d’un nouvel horizon, la perspective d’une
possibilité de futur, pourrait empêcher le dévalement vital de Kazuko,
il semble que ça le favorise. Je ne saurais en dire plus car je ne veux
pas sous estimer Rosa Luxembourg, je ne l’ai jamais lue, mais je crois
pouvoir affirmer que c’est sans doute le dernier auteur que je lirai,
tant qu’il en existera d’autres, comme Dazaï par exemple.
Pourquoi éprouvé-je cette fascination à la lecture de Soleil couchant ?
Serais-je sensible à l’orgueil blessé des vaincus (eux au moins portent
la douleur et la punition du sang versé) plus qu’à la stupide vanité ou
au bon droit des vainqueurs ?
Naoji, qui ne se résigne pas à vivre,
se décide à mourir, refaire le Japon, oui, peut-être, mais sans lui, ça
ne l’intéresse pas, il préfère la compagnie des fantômes, et le refuge
des temps anciens, même si sa famille, son histoire ne le concernent
guère, il laisse une lettre à sa sœur, comme un adieu, elle finit par
ces mots :
Je n’ai aucun motif d’espérance. Au revoir.
…..
La nuit s’achève, le ciel s’éclaire. je t’ai fait souffrir longtemps.
Au revoir. Mon ébriété d’hier soir est entièrement finie. Je mourrai sobre.
Ici, le précèdent propriétaire du
livre, sans doute spécialiste comme moi de l’ivresse, a barré le mot
" sobre " et l’a remplacé par le mot " à jeun ", il a raison, la
sobriété est un état plutôt permanent qui s’applique mal au cas d’un
arrêt d’alcoolisation d’un jour (je sais ce que je dis !), le traducteur
a eu une faiblesse passagère, tiens, je me rends compte qu’il y a deux
traducteurs, Hélène de Sarbois et G. Renondeau, à qui il faut rendre
hommage, ils n’ont hoqueté que sur l’ivresse.
Une fois encore, au revoir.
Kazuko.
Je suis un aristocrate.
Osamu Dazaï, dans son puissant constat
de l’impossibilité d’une vie acceptable, est mort comme ses héros,
d’une manière folle, avec l’élégance, dans la déchéance, d’un prince à la tour abolie.
Bon ! Comme moraliste on fait mieux, mais comme écrivain, peu sont de sa race.
Peu de temps après ce livre on trouva
son cadavre dans un barrage. C’était en 1948. Il avait trente-neuf ans.
Lui aussi était un aristocrate.
Il a suffi des quelques pages de Soleil Couchant pour connaître l’intensité de son désespoir et la splendeur de sa littérature.
DECOR:
HOKUSAÏ KATSUSHIKA (1760-1849)
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