jeudi 5 janvier 2012

MORALE PUBLIQUE


DE SACRÉES GARCES


 
LE PÈRE GORIOT

 

(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 

Devant Le Père Goriot, ce monument de la littérature, je me sens aussi plat qu’un scolopendre. Quoi ! Moi, misérable rampant, irais faire des commentaires sur ce roman ! D’autant que des gens extrêmement savants et super spécialisés (qu’on n’est pas obligé de lire, qu’il vaut même mieux parfois ne pas, l’auteur se suffisant à lui-même) ont publié une infinité d’études, de thèses, d’analyses sur Le Père Goriot et que tout le monde connaît ces personnages et ces lieux (et ceux qui ne connaissent pas doivent faire un acte de contrition et se mettre à jour instantanément), Paris, la pension Vauqer, les hôtels particuliers des grandes dames, la veuve Vauquer, Vautrin et son étrange séduction, les filles de Goriot, Anastasie de Restaud et Delphine Nucingen (des garces !), Rastignac et son ambition, papa Goriot et son passionné, déraisonnable, infini, maladif amour pour ses filles, fatal jusqu’à en mourir complètement rincé, sans même un linceul pour l’ensevelir, et sans leur présence à son lit de mort lui qui, riche, leur a distribué l’essentiel de sa fortune et qui, tombé dans le dénuement, a lâché aux prêteurs ses derniers lambeaux, rentes, meubles, linge et vaisselle afin de financer leur démesure financière et amoureuse.
Donc je n’en parlerai pas.
Je préfère évoquer une courte préface de deux pages de Balzac, écrite en mai 1835, à l’occasion de la seconde édition (Werdet) du Père Goriot, quelques lignes reflètant, entre autres, l’attitude de Balzac face à la presse et l’accueil qu’elle fit du roman.

Le Père Goriot, dit-il, est l’objet d’une censure de Sa Majesté le Journal, cet autocrate du dix-neuvième siècle, qui trône au-dessus des rois, leur donne des avis, les fait, les défait ; et qui, de temps en temps, est tenu de surveiller la morale depuis qu’il a supprimé la religion de l’Etat.
L’avis des journalistes sur son roman ou en l’occurrence ici le non avis, le fait fulminer, pourtant un journal qui trône au-dessus des rois, c’est plutôt rassurant. Mais le conservateur qu’il était, royaliste légitimiste, s’en offusque et surtout il trouve plus conservateur que lui en ce qui concerne la morale. Mais ses personnages et ses récits, qu’ont-ils à faire de la morale ? Ne se situent-ils pas au-delà ? La littérature ne réside-t-elle pas ailleurs ? Comment le champ de la morale pourrait l’investir ? Le lecteur tombe des nues en songeant que l’on a pu reprocher au père d’Anastasie et de Delphine son immoralité.
À l’époque des restaurants du cœur et des grandes entreprises philanthropiques, où l’amour, la compassion dégoulinent comme du caramel mou sur nos écrans, nous ne sommes pas choqués de la soi-disant immoralité du Père Goriot, elle ferait le délice des chanteurs à la mode. Aujourd’hui le sentiment est tout, à condition qu’il s’exprime publiquement. À l’heure de la " vérité vraie " (oui !), du " c’est que du bonheur ! " de " l’on doit faire son deuil ! " du " c’est clair ", du " cœur grenadine ", et de je ne sais quoi encore de bien sirupeux, bref de l’émotion marketing qu’on ne tardera pas un jour à acheter en supermarché, entrelardée de chansons d’amour, ou qu’on nous servira bientôt sous la forme de pommes de terre frites, dans quelque gargote à la mode organisée comme une chaîne, un père Goriot exemplaire, pourrait à coup sûr, avoir son visage sur les tee-shirt, sur les étiquettes des produits équitables ou donner son nom à un sandwich. Trouverait-on à redire aujourd’hui, dans les kermesses expressionnistes du cœur, à l’attitude révoltée de ce papa face à une société qui lui gâte ses filles, qui l’empêche de les couvrir d’argent et qui ne songe pas un seul instant, ou à peine, durant les quelques moments de faiblesse de son agonie, que les secourues étaient de sacrées ingrates.

Le père Goriot est comme le chien du meurtrier qui lèche la main de son maître quand elle est teinte de sang ; il ne discute pas, il ne juge pas, il aime.

L’auteur savait bien qu’il était dans la destinée du Père Goriot de souffrir pendant sa vie littéraire, comme il avait souffert durant sa vie réelle. Ses filles ne voulaient pas le reconnaître parce qu’il était sans fortune ; et les feuilles publiques aussi l’ont renié, sous prétexte qu’il était immoral.,
Nous sommes en 1835, on a chassé Charles X à coups de pieds dans le derrière, mais son puritanisme et son élitisme de classe ont laissé des traces sous cet ersatz de roi qu’était Louis Philippe. La restauration et la monarchie de juillet n’ont de cesse de rétablir l’ordre ancien, la hiérarchie nobiliaire, les dogmes religieux, les fluctuations de la justice au gré de l’argent et des influences. L’ordre et la morale règnent, opposables seulement aux classes inférieures, la misère est le talon d’Achille du pouvoir, de tous les pouvoirs, non parce qu’elle les révolte mais parce que ne se satisfaisant jamais de son sort, elle les hante comme un remords, et mieux vaut alors la considérer comme immorale. On se scandalisait plus volontiers du cri d’un père hurlant contre une société qui l’empêchait d’aider ses filles (une société qui en réalité les avait pourries), que des frasques amoureuses et financières commises par des baronnes ou des femmes de banquier dans les alcôves du faubourg St. Germain.
Bon après tout, je ne sais pas si cela a tellement changé. La morale c’est toujours pour les autres et face à l’argent, elle a rarement le dessus. Mais la dictature du cœur nous fera-t-elle un meilleur sort ?
Tiens, je préfère me concentrer sur la vision d’un Honoré, dans sa robe de chambre aux allures de chemise de nuit, sa cafetière à portée, s’épuisant à sa table de travail, sur laquelle s’amoncellent des gigantesques travaux littéraires, ayant pondu, en même temps que Le père Goriot, ou durant les mois qui ont précédé, Le Colonel Chabert, Ursule Mirouët, Eugénie Grandet.
Qui dit mieux.
Un tel génie littéraire est-il moral ?
Ce sont sans doute, les cris de révolte que poussent les littérateurs d’aujourd’hui, envieux et admiratifs : " Pourquoi un tel talent chez un seul ? "’


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