dimanche 1 janvier 2012

LES BARRIQUES DE GULLIVER


LE TAXIDERMISTE FOU
 
L’ÎLE VERTE
 
(ÉCHOS D’UNE VIEILLE BIBLIOTHÈQUE)
 
Tous les romans de Pierre Benoit possèdent le même nombre de pages, aux alentours de 315.
Sur des rayonnages, ils occupent autant de place qu’un roman, en réalité leur dimension est plutôt celle d’une nouvelle. Typographie et mise en page aérée de l’éditeur de l’époque, Albin Michel, contribuent à donner une impression d’épaisseur, épaisseur augmentée par le papier jauni et comme feutré par le temps, au point que ces volumes me font l’effet, sous ma main, tant le papier s’est assoupli, d’une pile de serviettes de toilette, rangée dans une armoire, mais que cela soit bien entendu, je ne mélange pas les serviettes et les livres. Car il y a tout de même aussi cette fragilité que l’on ressent (on tourne les pages avec précaution, comme si elles allaient se briser et malgré tout il arrive qu’elles le fassent), je ne sais pas comment la définir cette fragilité, celle par exemple d’une fleur séchée, disons d’une marguerite découverte entre les pages, et placée là par un amoureux, qui choirait quatre-vingts ans environ plus tard (pas l’amoureux, la marguerite je veux dire). Parution en 1932 pour L’Île verte que je suis en train de lire. À noter que c’est sans doute pour L’Île verte qu’Albin Michel inaugure sur la page de couverture, le titre tout récent de son auteur, un événement datant de 1931, Pierre Benoit de l’Académie française.
Les récits de Pierre Benoit se lisent d’une seule traite, au bout d’un court moment de lecture, on se trouve tout à fait étonné de ne plus avoir de réserves sous la main. Zut ! dit-on, j’arrive au bout. C’est bon signe ce zut. Car on est plutôt habitué, en général, à jeter un livre au loin, en hurlant : il y en a marre de cette grosse bouse !
Pierre Benoit place ses histoires dans tous les coins de la terre et souvent dans le cadre d’événements historiques. On y rencontre des révolutionnaires, des marins, des navigateurs, des espions, des femmes fatales, des danseuses, c’est-à-dire des lieux ou des personnages en général assez exceptionnels avec lesquels l’auteur compose un plat tout à fait digeste.
Ici, dans L’Île verte, il réussit ce tour de force de nous dépayser chez nous, il nous fait un exotisme franco français, dans notre propre pays et on n’y voit que du feu. Une île sur la Garonne, l’île verte, un nommé Ruiz, empailleur d’oiseau, sa fille et sa cousine Andrée, Bernard, l’employé de la boutique autant d’ingrédients qu’il lie dans une sauce romanesque de bon aloi, et en avant pour l’aventure.
L’île verte ? Qui ne connaît pas ? Moi, en tout cas, il a fallu Pierre Benoit pour que je découvre ce long serpent qui épouse la Garonne au moment où celle-ci, pleine de rêves d’Amazone, se gonfle comme un bœuf et devient si belle et si grasse qu’on est obligé de l’appeler la Gironde. J’étais impardonnable de ne pas connaître cette île, car en face sur la rive gauche, on pourrait presque apercevoir les barriques reposant dans les chais sombres et odorants des châteaux Margaux, Issan, Palmer, Giscours, Chasse Spleen, et autres grands bordelais classés. Par vent favorable sur l’île on doit même percevoir ces effluves vanillés de bois et de vin que leur sous-sol lâche en brumes parfumées, on se prend alors à penser que si l’on était un géant, dans le style Gulliver par exemple, on aurait seulement à enjamber les deux ou trois cent mètres qui séparent l’île de la rive, comme s’il s’agissait de sauter un simple ruissellement d’après la pluie, de marcher précautionneusement en évitant d’écraser les vignes de ces lilliputiens besogneux, de se pencher vers les caves, et accroupi d’ouvrir d’une chiquenaude leurs grandes portes, d’en extraire les barriques une à une, et de les avaler, chacune en une gorgée, à la manière d’un dé à coudre, ou comme si on gobait un oeuf, allez hop, voilà pour Palmer, les vieux millésimes, à Chasse Spleen maintenant, les blancs et les rouges, gloup, gloup, en rejetant dans son dos les bordelaises comme des coquilles de noix, sus à Margaux, toute la récolte, gloup, gloup, en souhaitant ne jamais étancher sa soif tant ce qu’on avale est civilisé, riche, complexe, et en s’autorisant des renvois vineux aromatisés au merlot et au cabernet que triomphalement, soudain redressé et immense, on adresse aux cieux, comme une action de grâces.
Bon je ne suis pas là pour ça, je ne veux pas faire avaler par un géant, même s’il a bon goût, des centaines de millions d’euros de stock, du respect, monsieur ! On ne joue pas avec le vin comme on joue avec les sous !
Je suis là pour l’Île verte, et même si faisant le snob, ou le fin lettré, on se dit au cours de la lecture : " tu ne m’auras pas, Benoit, tu ne m’auras pas, tu n’es pas assez bon écrivain, d’autres te valent et te surpassent ", il nous piège le type, il fait ce qu’il veut du lecteur et même si celui-ci voit les ficelles, les raccommodages, les mauvaises jointures, le conteur assure, comme on dit aujourd’hui.
Il assure et se permet de faire d’un fou d’oiseaux un sorte de héros délirant sacrifiant tout à sa passion, et même moi, qui n’aime que les oiseaux lardés et rôtis, j’ai dû m’incliner.
L'île verte, d’une superficie de 790 hectares, est un sanctuaire pour plusieurs espèces ornithologiques. On y trouve des cigognes blanches, des busards des roseaux, des aigrettes garcettes ou des milans noirs, Pierre Benoit avait relevé ce fait, il ne lui en fallut pas plus pour inventer une histoire abracadabrante à laquelle on ne croit pas une seconde où un taxidermiste, désormais ornithologue se met à protéger les oiseaux et se refuse à les empailler au grand dam de sa famille, de sa fortune et de sa raison, une histoire qui nous émeut parce que, même si on tente de résister, de ne pas se laisser embarquer par la musique du compositeur, on comprend bien qu’elle est la création d’un écrivain, qu’en un mot, c’est de la littérature.
À un moment, l’auteur se rend compte que son héroïne, Andrée Ruiz, est bidon, (il est comme ça Pierre Benoit, de temps en temps il s’applique et à d’autres moments, il cabotine), qu’elle n’a ni queue, ni tête, qu’elle est actionnée par des motifs incompréhensibles et que le lecteur va s’en apercevoir, alors il écrit, page 264 : Votre Andrée Ruiz, ne manquera-t-on pas de m’objecter, vous auriez pu vous arranger pour la faire un peu plus vraisemblable. Qu’est-ce que c’est que cette existence, cette beauté, cette jeunesse gaspillée par une femme que ne guident même pas l’amour du prochain ou le goût du sacrifice.
Bref, il voit bien qu’il a déconné, trop tard, on est à cinquante pages de la fin, il ne reste que le dénouement, pas le temps de tout remodeler. Alors, comme il est, dans son habit vert, épée au côté, un immortel de l’Académie française et qu’il peut désormais plastronner, il ajoute :
Et puis, après ? Comment songerais-je à lui en vouloir ? Il est des créatures de chair et de sang auprès de qui j’ai vécu, et dont j’avais en mains tous les atouts pour surprendre le secret, si elles en avaient eu un…Il me semble, en définitive, les avoir encore plus mal comprises et connues que cette jeune fille solitaire et taciturne, qui elle, au moins, possède l’excuse de n’avoir sans doute jamais existé.
Et hop ! Joli tour de passe passe et combien cette excuse de n’avoir jamais existé est belle sous la plume d’un romancier. Ce type de remarque, un auteur la sert en général dans un envoi en tête de roman, quelle importance ! lui, Pierre Benoit, fourgue une préface en plein milieu du roman, et miracle, ou virtuosité de l’écrivain, ça marche quand même.
Mais nous, lecteurs, en prenons pour notre grade, il nous lance en quelque sorte ce défi : J’écris ce que je veux, allez vous faire voir.
Je dois avouer que ce clin d’œil que j’appellerais même impertinence d’auteur me remplit de joie.
J’ajoute ceci, à l’heure où l’on voit tant de pseudo romans publiés, je ne comprends pas pourquoi Albin Michel ne s’attelle pas à une édition des Œuvres complètes de Pierre Benoit, cela aurait au moins le mérite d’ôter un peu de place à la mauvaise littérature.
Allez je continue, j’ai encore une quinzaine de Pierre Benoit à lire.


Le tableau: Cucuel

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