lundi 23 janvier 2012

UN MORT QUE L'ON TUE


EYLAU DARLING

 

LE COLONEL CHABERT
 


 

- Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
- Chabert.
- Est-ce le colonel mort à Eylau ? demanda Huré qui n’ayant encore rien dit était jaloux d’ajouter une raillerie à tous les autres.

- Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
Quelque temps après la fin des guerres napoléoniennes, voici donc un mort vivant qui, tapant à la porte de l’étude de l’avoué Derville, subit les sarcasmes de ses employés.
Un peu plus tard devant le patron lui-même :

- Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ?
- Au colonel Chabert.
- Lequel ?
- Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.

Ce sont les premières mesures de ce qu’on pourrait appeler un thriller où un mort intervient dans une histoire de vivants.
Eylau, une boucherie que Balzac évoque seulement parce que le colonel Chabert y a perdu la vie sans y trouver la mort. Eylau est une victoire française obtenue dans des ruisseaux de sang. Après Iéna où Napoléon a battu les Prussiens assez proprement (on sait la réussite, de nos jours, de ce concept de " guerre propre ", cet impudent oxymore, dans les élucubrations militaires), il s’est mis à courir après les Russes (venus au secours des Prussiens, mais qu’ils ne purent rejoindre à temps) jusqu’en Prusse Orientale. Comment peut-on appeler victoire, une tuerie où disparurent en quelques heures, dix mille tués ou blessés chez les Français, et douze mille morts et quatorze mille blessés (qui mourront faute de soins) chez les Russes. On dit que le lendemain matin, Ney, parfumé et clinquant, parcourant le champ de bataille à cheval, champ de bataille qui était déjà un cimetière et que le combat venait de transformer en abattoir, s'exclama, avec un reste de raison : " Quel massacre ! Et tout cela pour rien ! ", puis il revint sous sa tente se faire reluire les bottes et servir un café chaud. Alors les morts, entrés dans leur trépas, demeurèrent dans la boue et la neige avec leur dernière interrogation sur les lèvres, cette surprise colossale que portent tous les morts pour l’éternité et que nous porterons aussi à notre tour  : " Que nous est-il arrivé ? "
Pas tout à fait pour rien puisque nous est resté Le Colonel Chabert que sa mort et Balzac ont rendu immortel.
De retour à Paris, réclamant ses droits, Le Colonel Chabert comprend, devant la mauvaise foi qu’on lui oppose, qu’il est plus mort qu’un mort. Il faut dire que sa femme a récupéré la fortune du colonel, rayé des cadres, et qu’étant devenue la comtesse Ferraud, elle que Chabert avait sorti du ruisseau pour en faire son épouse, il n’est pas question qu’elle en rende un liard, malgré la transaction envisagée par l’avoué Derville.

J’ai été enterré sous des morts, maintenant je suis enterré sous des vivants, dit Chabert.
Les circonstances de la mort et de l’ensevelissement prématuré de Chabert sont un morceau de littérature très réaliste. Ce colonel prend sur le crâne un coup de sabre russe qui l’étend pour le compte et, gisant, il est piétiné par les quatre-vingt dix escadrons de cavalerie de Murat (le gandin masqué mais malgré tout courageux) lors de la célèbre charge. On lui passe sur le corps, hommes et chevaux, par milliers, ferrés et cloutés, à l’aller comme au retour, de sorte que le personnel de santé, au soir de la bataille, ne s’enquiert même pas de sa vie, considérant qu’aplati comme il est, il ne peut être que mort. Et zou ! dans la fosse.
En se réveillant sous un monceau de cadavres, dans l’odeur fade du sang et des excréments, le brave Chabert (en furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien) convient, s’il ne veut pas mourir, pour de vrai, qu’il doit s’extraire le plus tôt possible de ce steak tartare. En touillant cette matière ex humaine, à l’aide de ce bras isolé dont il se sert comme d’une pioche, il finit par s’ouvrir, à bras raccourcis, un chemin vers la surface.
Recueilli par des paysans du coin, et soigné par eux (ils n’ont pas de rancœur, ces Prussiens) il réussit, s'étant débarrassé du bras, à quitter la Prusse orientale et à regagner Paris après des aventures successives à travers toute l’Europe.

J’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques (l’aventure napoléonienne prenait fin en effet avec les Cosaques bivouaquant au Champ de Mars).
Chabert croyait avoir accompli le plus difficile, erreur ! il lui faut maintenant s’extraire de la mêlée d’une société sans mémoire, ni gratitude, seulement crispée sur l’argent, avide de représentation et qui enterre les vivants plus facilement encore que les morts.
Voilà comment il se retrouve, dépouillé, désormais persona non grata, demi-solde sans solde, vivant déjà mort, ancien mort encore vivant, avec sa face de requiem, devant l’avoué Derville, à la quête d’au moins quelques-uns de ses droits.
Il était plus simple de ressusciter à Eylau.
Ce dernier combat-là, il le perdra.


et

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