samedi 23 juin 2012


FEUILLETON TRAGIQUE (SUITE)°
 
PARTIE 3
 
ROSALIE, ROSALIE, OH !
ROSALIE, ROSALIE, AH !
 
Un chapeau de paille croisant entre les magnolias for ever, parlant entre eux d’amour et d’hirondelles, répondit à mon interrogation d’une laconique et ottomane réflexion qui, traduite, donnait ceci :" Voyez avec Rosalie, je n’ai pas le temps ". Sous ce couvre chef se trouvait un jardinier bossu et peu amène, suivi d’un chien aveugle, poussant (pas le chien, lui) une brouette d’où jaillissaient, entre des feuilles sèches et des fleurs fanées, une pelle, un râteau, des truelles et quelques moellons. Il s’éloigna vers les grands champs de magnolias, le chien derrière lui, se repérant sans doute au bruit ou à l’odeur et aboyant comme un con (pas lui, le chien). Je le suivis des yeux jusqu’à une murette en construction, pierres et ciment, devant laquelle il s’installa, déposa ses matériaux et reprit son édification.
Du sein des colonnes formant un majestueux péristyle, jaillit Rosalie telle un coquelicot, un petit coquelicot, mon âme, elle était la femme de confiance et néanmoins de chambre d’Hortense : " Monsieur Un tel, je présume " dit-elle, en tirant un peu sur les côtés de sa jupe et en ployant légèrement le genou, le droit ou gauche, je ne me souviens plus, dans une esquisse de révérence. " Suivez-moi, madame vous attend ". Je ne donne toujours pas mon nom, on pourrait me reconnaître. Il vaut mieux ne pas. Même si je suis mort, Hortense est toujours en danger.
Les mots qu’il me reste à écrire sont de plus en plus douloureux, ils me brûlent, aurait pu dire un écrivain.
Je la suivis, potelée et fraîche, en jupe légère de jardin et corsage blanc entrouvert où battait son cœur, alors je ne sais pas pourquoi, montant les marches dans sa poupe, la rosace (de l’escalier hein !) m’ayant sans doute mis de bonne humeur, je me suis mis à chantonner sur une mélodie dansante, ce genre de paroles :
Rosalie, Rosalie, pauvre de moi
Tous les jours, tous les jours, je pense à toi.
Lorsque Rosalie, avec un petit sourire, se retournait vers moi, j’ajoutais, avec mon propre sourire, niais celui-ci :
Rosalie, Rosalie, doudou dodue
Tu me tues, je suis fou, je suis foutu
Je revois ma doudou, je me souviens
Qu'elle dansait, qu'elle dansait, qu'elle dansait bien.
Estomaquée, elle continuait de monter devant moi et je me demandais si, à ce moment-là, elle n’accentuait pas son déhanchement et par quel mystère un type avait pu trouver d’aussi belles rimes.
Pour moi, c’était cuit. Je rechutais. J’étais en effet affligé d’une dramatique infirmité, une sorte de don stupide pour contracter cette maladie infectieuse que l’on pourrait appeler " la ritournelle obsédante ". Ne possédant aucun anticorps pour m’en débarrasser, j’en souffrais d’une manière démesurée. Tout le monde connaît ou a connu un jour cette irruption d’une rengaine qu’on ne peut plus chasser de son esprit, qui surgit n’importe où et vous poursuit nuit et jour. C’est une épidémie fusant à la même vitesse qu’une rumeur malsaine, le monde entier se saisit alors de cette mélodie, de cet arrangement de notes pour être plus précis, que l’air du temps imprègne et amplifie, ainsi que de ces paroles qui dès lors se répandent partout dans les rues comme une crue de fleuve : Rosalie, Rosalie. Aux arrêts de bus, les passagers en attente font, le sourire aux lèvres : Rosalie, Rosalie, en se tenant par la taille et en esquissant des pas de danse, chez le dentiste, le percepteur, dans les lieux publics, partout. Au point que pour éviter cette propagation foudroyante, les envoûtés sont chassés manu militari de tous les lieux qu’ils investissent, que les forces anti-émeutes les font taire à la lance à incendie, que la police les cerne et les isole parce qu’ils sont contagieux : Rosalie, Rosalie. À la fin, en désespoir de cause, il ne reste plus qu’à les abattre sur place. Un désastre. C’est d’autant plus grave que ce machin insane se danse d’une manière lascive, ainsi sur le doudou dodue les femmes soulèvent leur robe jusqu’au sommet de leur cuisse, laissant apparaître leurs dessous, tandis que les hommes font les mêmes mouvements de bassin qu’Elvis Presley, avant son enterrement sous une guitare. Aux carrefours, dans les bistros, au bureau, Rosalie, Rosalie et, sur le doudou dodue, hop ! que je te soulève la jupe et hop ! que j’avance le bassin comme une proue de goélette. On ne peut guère s’arrêter sauf à entrer dans une église et implorer le ciel de nous délivrer de ces Rosalie, Rosalie. Mais il y faut plus d’un rosaire et quelquefois même un miracle n’y suffit pas. Comme d’habitude le ciel est sourd, il fonctionne à l’Ave Maria plutôt qu’à Rosalie, Rosalie.
Je revois ma doudou, je me souviens.
Rosalie, rougissante et printanière dans sa jupe évasée, une main accrochée à la rampe, interrompait son ascension et se retournait en faisant des : " Oh, monsieur, oh, monsieur ! " tout en me regardant, moi et mon sourire stupide. Que devait-elle penser de moi ?
Avec ma barbe épaisse, ma chemise bariolée et mon bermuda phosphorescent car je revenais de la piscine et j’avais oublié de me changer, on aurait pu me confondre avec ce genre de chanteur dont on se souvient peut-être et qui s’appelait Carlos et qui ne danse plus.
Je disais à Rosalie, car ça durait encore :
Rosalie, Rosalie, dans quel état
Tu m'as mis cet été, dans quel émoi.

(A suivre) 
le peintre: Jack Vettriano
 
 

 

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