mercredi 26 novembre 2014

CONSIDÉRATIONS SUR LE PURGATOIRE

(extrait de LES GUERRES INTESTINES)

Le purgatoire est une résidence intermédiaire entre la fin de grands événements et l’attente de plus grands encore. Outre que dans ce havre provisoire se pose gravement le problème du temps, de la durée du stationnement, de l’identité du maître des lieux, des critères de son bon vouloir, cette antichambre formate ses pensionnaires, chacun devient un banal voyageur que l’on croise dans une gare, dont on se demande s’il va prendre le train, s’il en descend, ou s’il attend quelqu’un. On le considère itinérant parce qu’il est sur un quai, mais il n’est peut-être qu’une construction de notre esprit à qui nous prêtons une forme humaine, ou rien, tel qu’une borne ou un tableau d’information, ou alors un malade affligé d’une addiction pour l’air des gares, et leur odeur, pour les grincements d’essieux ou de freins, pour les pleurs, les baisers, la beauté des valises, les mouvements de mouchoirs et les effluves de pipi sur les voies. Il y a de l’indéfini dans un purgatoire, c’est une brume enveloppante d’où émergent des bonhommes qui n’ont pas de fonction ou qui peuvent les avoir toutes, c’est un monde étrange, croyez-moi, j’en reviens. On a tendance à rentrer le derrière, dans ces confins, on marche les fesses en retrait parce qu’on se dit qu’on a frisé le feu de l’enfer, et on sent qu’il nous les carbonisera si on les laisse traîner à l’arrière, en même temps on lève la tête vers le ciel, puisqu’on pense que c’est bien mieux, et que le paradis est censé se situer au-dessus et que l’on n’a rien à craindre du paradis, en principe. Cela donne une bizarre démarche, une démarche assez connue, les gens que l’on voit évoluer dans la rue, la tête en l’air et le cul serré, pas trop en arrière, sont des habitants du purgatoire, des types en transit, transportés sous douane. Oui, on peut faire l’expérience, quelqu’un a-t-il essayé d’arrêter un de ces individus à la démarche si singulière, et s’il a pris contact avec lui, a-t-il perçu dans ses paroles quelque chose d’intelligible ? Rien, n’est-ce pas ! Il ne faut pas se voiler la face, nous, les hallucinés de la richesse, les damnés de la terre, les sauvés radieux, les intérimaires purgatifs, les égarés des limbes, vivons ensemble, mijotant dans un ample ragoût humain dans lequel on ne peut discerner les vivants et les morts. La vie, éternelle ou pas, n’est réelle que sur la terre, s’y mélangent des individus que nous croyons connaître, qui semblent avoir des choses en commun, qui paraissent coexister mais qui n’ont pourtant rien à voir ensemble, qui ont déjà accompli un parcours, ou l’entament, qui en reviennent, ou sont en instance de départ, ou dans l’expectative, ou refusés, ou testés, c’est pourquoi de tout temps le monde va si mal, nous n’avons ni origine, ni destinée communes. Nous vivons en paquet, selon des lois surnaturelles ou morales différentes et nous croyons être les mêmes, parfois même nous le revendiquons comme s’il était injuste d’être différents et de vivre ensemble.
Bon, je ne vais pas m’aventurer plus avant dans ce domaine si particulier de la métaphysique, car je ne sais déjà plus ce que je dis. N’est-ce point au fond le propre d’un écrivain de ne pas comprendre ce qu’il dit ? Comment pourrait-il voir clairement ce qui ne sera compris qu’après lui ? Car s’il reste quelque chose de lui, il y a des chances que ce soient ses écrits et rien d’autre. Le langage d’une écrivain est toujours en avance sur lui, il écrit pour saisir des mots, les retenir, comme s’il voulait attraper des oiseaux dans le ciel. En vain, il s’échappent. C’est sa fonction : courir après des mots qui le dépassent. Ses lecteurs sont plus affûtés que lui.

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