samedi 15 novembre 2014

DIX PETITS CONTES

Thomas Rowlandson - Suzanne et les vieillards - Tableau 793050
 
Thomas Rowlandson - Suzanne et les vieillards


 
N°IV - ILLUSIONS A PERDRE


Je deviens fou :

Parfois, canne et haut de forme en main, en compagnie de Lucien de Rubempré, je salue des comtesses au foyer de l’Opéra.
Ou bien, dans un train pour Saint-Pétersbourg, langoureusement assis auprès d’Anna Karénine, je regarde défiler derrière la vitre les immensités glacées de la plaine russe, les moujiks ivres, les popes crasseux, les troïkas à patins et les mammouths congelés.
Je fréquente des salons où je croise sans cesse Swann et la duchesse de Guermantes.
Je vide le garde-manger de Scrooge.
Je relâche dans tous les ports du monde avec lord Jim.
Je défriche une île déserte aux côtés de Robinson Crusoé et je finis par bouffer Vendredi.
Pour une bouchée de pain, avec Tchitchikov, j’achète des âmes mortes.
Je caresse Dulcinée sous les yeux de Don Quichotte.
Je pousse Raskolnikov à assassiner une vieille usurière.
Je me tape la princesse de Clèves, dans le salon bleu ou vert, je ne me souviens plus, sur une bergère en tout cas, devant un Nemours interloqué.
Je vomis tous les soirs dans les poubelles de San Pedro en Californie, en compagnie de Bukowski.
Je me fais tripoter par André Gide.
Avec des chandeliers d’argent, je casse la tête de l’évêque de Digne.
Je déshabille Emma Bovary et l’enfile contre une porte de garage, tandis que Charles son mari, m’encourage, vas-y, vas-y, plus fort, bourre-la cette salope.
Et le pire, c’est encore lorsque je m’imagine que je bois tout seul un Château d’Yquem 1989.

Je te dis que je deviens fou, me répéta-t-il.



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